par Johanna Luyssen, Marlène Thomas, Virginie Ballet, Sandra Onana, Juliette Debordeet Cécile Daumas
publié le 18 décembre 2022
Au-dessus de la pile, il y a les évidences : le best-seller Cher connardde Virginie Despentes ou les essais de Titiou Lecoq ou de Lauren Bastide. Mais la production féministe, très riche en 2022, ne s’arrête pas là. Films, documents, podcasts, livres, Libération vous livre ses coups de cœur de l’année.
A lire
«Féminicides, une histoire mondiale»
Le mot est désormais partout : sur les murs des grandes villes, dans les manifestations féministes, dans le langage politique ou le dictionnaire. Mais que recouvre précisément «le féminicide» ? Quelles en sont les origines ? Que dit-il du sort réservé aux femmes à travers l’histoire ? Le passionnant ouvrage publié sous la direction de l’historienne Christelle Taraud, spécialiste du genre et enseignante à l’université Columbia, agit comme un révélateur, qui permet de revisiter l’histoire à l’aune du féminisme, de la Préhistoire aux meurtres de masse, en passant par les «chasses aux sorcières», pour prendre conscience du continuum des violences. «Quand un homme tue une femme, en particulier celles qui lui sont apparentées et qu’il considère comme sa propriété, c’est toujours le produit d’une longue articulation de violences plus ou moins visibles», analysait l’historienne en septembre auprès de Libé.
► Féminicides. Une histoire mondiale, de Christelle Taraud, éd. La Découverte.
L’amour entre femmes
C’est un désir flottant, peu évoqué, inexploré. Comme s’il n’existait pas. Un tabou la bisexualité féminine ? Dans Vivre fluide. Quand les femmes s’émancipent de l’hétérosexualité (éditions du Faubourg), Mathilde Ramadier raconte plein d’histoires de femmes qui passent d’un sexe à l’autre. Elle donne chair et existence à des relations le plus souvent invisibilisées. «Les bisexuelles ne sont ni hétéros, ni homos, ni 50-50, dit-elle. Elles s’autorisent seulement à sortir du clivage, du mode de raisonnement binaire.» Une façon d’échapper au chemin quasi obligatoire de l’hétérosexualité ou de la vie en couple avec enfants. Dans Vivre fluide… la bisexualité y est décrite en termes doux et non militants ou culpabilisants. Personne n’est sommé de faire «un choix» mais invité à écouter la multiplicité de ses désirs et de les vivre réellement.
► Vivre fluide. Quand les femmes s’émancipent de l’hétérosexualité,de Mathilde Ramadier, éd. du Faubourg.
Un texte pour soi
Difficile parfois de trouver le temps et l’argent de se plonger dans la pléthore d’ouvrages, approfondissant la pensée féministe. Visant juste, la nouvelle revue Un texte à soi, lancée en septembre par les journalistes et libraires Marie Morel et Agathe Morelli fait le pari de l’accessibilité. Une experte, un sujet, une quarantaine de pages, 6 euros. Pensée «comme un manifeste et une tribune», cette revue a ouvert ses pages à la philosophe Camille Froideveaux-Metterie pour son premier numéro Nos corps, consacré au corps féminin entre aliénation et libération. Dans le deuxième opus, publié en décembre, la journaliste Elise Thiébaut écrit sur les écoféminismes, détricotant les idées reçues avec humour et exigence. Un texte à soi transforme ainsi l’essai en proposant une réflexion aussi pointue qu’abordable.
► Un texte à soi, revue trimestrielle féministe, numéro 2 : «Les Ecoféminismes», par Elise Thiébaut. En librairie ou sur librest.com
Réécrire les hommes
Comment dessiner les contours d’une masculinité qui ne serait pas un étalage brut de virilité ? Cinq ans après le déferlement #MeToo, de plus en plus de textes explorent le sujet, tel l’excellent On ne naît pas mec. Petit traité féministe sur les masculinités de Daisy Letourneur (La Découverte, 2022). L’autrice Aline Laurent-Mayard choisit de son côté de l’explorer via l’acteur Timothée Chalamet, vecteur d’une «masculinité douce et égalitaire». Ni bad boy ni badass, analyse-t-elle, Chalamet est simple et tendre. Comme quoi, on peut cartonner au box-office, susciter un engouement planétaire et des millions de likes sans adopter une posture hombre à la Marlon Brando. Et en cassant même tous les codes de l’ancien monde, notamment vestimentaires, en revêtant un tee-shirt de l’AS Saint-Etienne au Late Show de NBC, ou un splendide dos nu Haider Ackermann sur le tapis rouge de la Mostra de Venise.
► Libérés de la masculinité. Comment Thimotée Chalamet m’a fait croire à l’homme nouveau d’Aline Laurent Mayard, éd. JC Lattès.
«Vieille Fille», une libération
Au siècle dernier, la vieille fille était forcément moche, pingre, frigide, évidemment lesbienne sans le savoir. Sous la plume de la journaliste Marie Kock, elle désire et devient désirable, réfléchit, s’accorde un espace physique et psychique à soi pour comprendre ce qu’elle vit, ce qu’elle veut ou ne veut pas. Assumer de vivre sans compagnon ni enfants. Entre essai et récit personnel, Vieille Fille n’est pas un plaidoyer pour le célibat mais plutôt une invitation à vivre autrement sa vie amoureuse et sexuelle, entre autonomie et accomplissement de soi.
► Vieille Fille de Marie Kock, éd. La Découverte.
L’urgence du désir
Comment écrire la naissance du sentiment amoureux, l’urgence des corps, l’ivresse du plaisir ? Anne-Fleur Multon renouvelle le genre avec les Nuits bleues, récit intime de sa rencontre avec «Sara sans h», au cœur du confinement. La montée du désir par écrans interposés, la traversée interdite de la capitale silencieuse, jusqu’à cet appartement de Belleville, refuge des deux amantes. Là, dans le lit de Sara, le temps est suspendu, et on se laisse porter par la poésie brute des mots de l’autrice, qui sonnent toujours justes. Un tourbillon qui embarque tout sur son passage et nous laisse étourdie.
► Les Nuits bleues, d’Anne-Fleur Multon, éd. de L’Observatoire.
A voir
Sarah Abitbol, patin tranchant
Ses mots ont fait l’effet d’une déflagration. Dans son livre paru en janvier 2020, l’ex-championne de patinage Sarah Abitbol révèle les violences sexuelles dont elle a été victime, adolescente, de la part de son entraîneur. Dans ce documentaire adapté de l’ouvrage, de multiples voix se mêlent à la sienne pour retracer ces années d’emprise. «C’est le boss. Tout le monde lui faisait confiance», se souvient sa mère. Agrémenté d’images d’archives, tantôt touchantes, des débuts de la jeune Sarah sur la glace, tantôt accablantes, des mains aux fesses lancées par cet homme à la gamine avant chaque tableau, Un si long silence livre un récit polyphonique extrêmement fort sur l’impact des violences sexuelles sur les familles, fussent-elles de sang, ou de sport, et sur le système qui les a permises.
► Un si long silence, documentaire d’Emmanuelle Anizon et de Rémi Burkel, 2022, en replay sur France Télévisions jusqu’au 23 janvier 2023.
«La Nuit du 12», plus jamais tranquille
Personne n’avait vu venir le film de Dominik Moll, succès surprise du cinéma français au milieu d’un été désastreux pour les entrées en salles, polar «conscientisé» sur le féminicide ayant prodigieusement su rencontrer son époque et les questionnements d’une société malade : pourquoi des femmes meurent-elles, pourquoi des hommes les tuent-ils ? Deux flics enquêtent sur le meurtre non résolu d’une jeune fille brûlée vive, dans un bled banal, où zonent des suspects banals. Se découvrant parties prenantes du système patriarcal qui l’a tuée, ils perdent pied. Sur les rapports hommes-femmes comme crise de conscience (et de représentation), le film ne laisse pas tranquille : il hante.
► La Nuit du 12, un film de Dominik Moll.
«Annie Colère», on l’aime
Les militantes du Mouvement pour la liberté de l’avortement et de la contraception (Mlac) sont souvent les oubliées de la lutte pour le droit à l’avortement, coincées entre les récits sanglants des faiseuses d’anges et la figure tutélaire de Simone Veil. Le film Annie Colère de Blandine Lenoir redonne sa juste place à ce mouvement de désobéissance civile, créé en 1973 par des personnels de santé et des militantes. A travers la trajectoire de l’attachante Annie, jouée par Laure Calamy, ouvrière, mariée, mère de deux enfants, se joue le récit d’une renaissance. Réticences à la contraception, réappropriation de son corps, partage du savoir médical, sororité, Annie Colère dresse un portrait nuancé d’une société post-68 mouvante. Un film lumineux montrant l’avortement comme rarement au cinéma.
► Annie Colère, un film de Blandine Lenoir.
«She Said», enquête au poing
Le film de super-héroïnes de l’année était un thriller journalistique. Sans fracas ni fioritures, spectaculaire au sens où l’est la vérité quand elle éclate. Retraçant avec précision l’enquête au New York Times de Megan Twohey et Jodi Kantor, les deux reporters aux sources des révélations de l’affaire Harvey Weinstein, She Said est une ode à la pugnacité et à l’indépendance de la presse d’investigation. Où l’empathie devient un principe d’intégrité professionnelle, et la complicité féminine (enfin hissée au rang de grand sujet politique), un moteur de révolutions. A l’égal du scandale du Watergate ou des Pentagon Papers, le mouvement #MeToo tient son classique hollywoodien.
► She Said, un film de Maria Schrader.
A écouter
Célib à jamais
Cinq épisodes, pour une enquête inédite aux allures de polar sentimental : pour l’émission les Pieds sur Terre de France Culture, la scénariste et documentariste Adila Bennedjaï-Zou a cherché à comprendre les raisons de son célibat, installé depuis dix-sept ans, sans pour autant «jamais avoir fait l’objet d’une décision». Convoquant ses ex, jusqu’à son tout premier amour, mais aussi sa mère, une coach, une hypnothérapeute ou encore un médium, Adila Bennedjaï-Zou enquête avec finesse et autodérision sur elle, autant que sur le célibat et la vision souvent péjorative qui y est associée dans la société.
► Ex-ologie, une vie de célibataire, un podcast en cinq épisodes, produit par Adila Bennedjaï-Zou et réalisé par Clémence Gross.
Le backlash du backlash
L’excellente émission de culture gé de Géraldine Mosna-Savoye, Sans oser le demander, nous a habituées à explorer avec érudition et alacrité les thématiques les plus variées, des dinosaures à Plus Belle la vie en passant par les cryptomonnaies. Cette fois, il s’agit du backlash, car pas d’avancées féministes sans ses inévitables retours de bâton – voyez l’IVG aux Etats-Unis. Jusqu’à quel point masque-t-il les progrès de ces dernières années ? Comment l’analyser et le combattre ? Près d’une heure d’émission tonique avec la maîtresse de conférences et autrice Bibia Pavard, afin de reprendre des forces pour 2023.
► Cinq ans de #MeToo, est-ce l’heure du «backlash» ? émission Sans oser le demander, sur France Culture.
#MeToo et le couple
Il faut suivre le travail de la journaliste radio Clémence Allezard, dont la série de documentaires LSD sur le viol (Violé·es : une histoire de dominations, France Culture, 2017) avait bouleversé. En ces cinq ans de #MeToo, elle livre deux reportages pour les Pieds sur Terre,et les deux disent beaucoup du tourbillon de ces cinq dernières années. L’un porte sur la prise en charge catastrophique des victimes de violences conjugales à travers l’histoire de Léa, à qui il a fallu cinq plaintes et quatre ans pour être entendue. Le deuxième reportage livre un intéressant face-à-face où Florent et Jennifer, couple hétéro avec enfant assez paisible se racontent… Jusqu’à ce que #MeToo ne fasse prendre conscience à Jennifer de la charge qui pèse sur elle, tandis que Florent peine à se rendre compte des privilèges dont il jouit. Le couple survivra-t-il à toutes ces cartes rebattues ?
► Léa et l’impunité et Quand #MeToo percute le couple de Clémence Allezard, émission les Pieds sur Terre, sur France Culture.
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