par Geneviève Delaisi de Parseval, psychanalyste publié le 29 décembre 2022
Entre l’âge de 70 ans et sa mort en 1939 à 83 ans, Freud a entretenu une correspondance nourrie avec la princesse Marie Bonaparte qui était tout à la fois son analysante devenue une amie chère, la traductrice de nombre de ses écrits en français et une mécène qui l’a sorti des griffes du nazisme en 1938. En plus du rôle majeur qu’elle a joué en sa faveur en introduisant la psychanalyse en France.
On découvre donc cette correspondance intégrale composée de 885 lettres – 578 de Marie Bonaparte, très longues pour la plupart, et 307 de Freud, courtes en général. Selon les volontés de la princesse, ces manuscrits ne devaient pas être accessibles avant 2020. Ses petits-enfants ont freiné tant qu’ils ont pu la parution de cette correspondance, ainsi d’ailleurs qu’une excellente biographie de la princesse rédigée par Célia Bertin, romancière connue, lauréate du prix Renaudot, parue en 1982 puis rééditée trois fois sous le titre de Marie Bonaparte et traduite en de nombreuses langues. Pour la petite histoire, Célia Bertin était passée à Apostrophes aux côtés de Françoise Dolto sur le thème de la sexualité féminine. La sexualité féminine – celle de Marie Bonaparte – est en effet le thème majeur, voire envahissant, de cette correspondance. La princesse avait épousé le prince Georges de Grèce (peu intéressé par les femmes) avec lequel elle a cependant eu deux enfants. Elle se pensait frigide malgré ses nombreux amants – dont certains très célèbres tels Aristide Briand, Raymond de Saussure, Bronislaw Malinowski, Marcel Griaule. Elle avait en effet développé une théorie qui tournait à l’obsession sur le fait que son clitoris était trop éloigné de l’entrée de son vagin, particularité physiologique qui l’aurait rendue anorgasmique. Ainsi au cours de près de deux cents lettres – certaines accompagnées de croquis – elle a entretenu Freud de ce problème de clitoris ; symptôme qui l’avait d’ailleurs conduite à de nombreuses et catastrophiques opérations pour rapprocher de quelques centimètres ( ?) son clitoris de son vagin…
Le rêve érotique avec un âne de la mère du prince Philip
Depuis toujours, la communauté psychanalytique était au courant de cette histoire mais la – les – réactions de Freud n’étaient pas ou peu connues… En outre, Marie Bonaparte, en tant qu’icône de la psychanalyse française tant son rôle et son mécénat ont été déterminants, était un personnage intouchable. L’étalage de son intimité – ainsi que ses passages à l’acte – étaient probablement considérés comme indécents et peu opportuns à publier. D’autant que la princesse s’était livrée à des «travaux pratiques» sur d’autres femmes en France et en Afrique : à l’aide d’un compas fabriqué pour elle, elle avait mesuré ce fameux espace entre le clitoris et le vagin… L’ennui est que certaines de ces «patientes» étaient, elles aussi, célèbres, notamment sa belle-sœur par alliance, Alice von Battenberg, mère du prince Philip qui épousa plus tard Elisabeth II. Cette naïve princesse avait fait le récit à Marie Bonaparte d’un rêve érotique avec un âne affublé d’un immense pénis (dessiné par Bonaparte). Intéressée, Marie Bonaparte lui avait proposé de la «mesurer» et, à l’aide de son doigt, et sans toucher à son clitoris, elle avait provoqué, disait-elle, un orgasme vaginal complet. Elle en avait alors déduit qu’on pouvait se passer du clitoris quand il était très proche du vagin (Alice von Battenberg n’allait visiblement pas bien à l’époque ; plus tard – convertie à l’orthodoxie – elle fonda une communauté monastique et passa la fin de sa vie au palais de Buckingham auprès de son fils).
«Et Freud dans tout ça ?» se demande-t-on évidemment ! Si les adresses des lettres de Marie Bonaparte se partagent entre «Mon maître aimé» et «cher père !» et se terminent par «je vous aime», celles de Freud sont plus réservées allant de «ma chère Princesse» à «chère Marie» et se terminant par «salutations cordiales» (dans les périodes de «froid») ou le plus souvent par «votre Freud». Ces variations de ton sont emblématiques de cette correspondance entre un homme âgé, malade (torturé par la prothèse de la mâchoire) qui a une famille, des travaux importants à terminer (notamment l’Abrégé de psychanalyse qui paraîtra après sa mort), des traductions à réviser, et une pétulante analysante qui connaît la terre entière et n’a peur de rien. Par moments, après de longues lettres de Marie détaillant toutes les positions possibles pour atteindre l’orgasme tant recherché, Freud se lasse un peu, il écrit le 5 octobre 1931 : «Votre lettre sur l’observation du coït était très intéressante, mais, à la différence de vous qui avez gardé la pleine juvénilité des réactions érotiques, je commence à trouver tout cet univers du coït un peu monotone.» Dans cette même lettre, Freud parle de la mort de son chien Tatoun, un point commun avec Bonaparte qui, elle aussi, est folle de ses chiens dont elle observe avec intérêt les ébats érotiques et dont elle a porté le deuil avec ostentation.
Ces réactions d’agacement de Freud ne doivent cependant pas oblitérer la réelle amitié qu’il a eue pour Marie Bonaparte. Mais il existe des limites qu’il n’a pas voulu franchir. Il écrit le 21 mai 1927 : «Moi aussi je veux être sincère dans ma réponse, car étant votre analyste et substitut de père, je dois encore remplir d’autres fonctions que celles consistant à vous assurer que je vous aime bien et que j’ai de l’estime pour votre intelligence.» On ne saurait être plus clair… Mais le narcissisme de sa correspondante a des exigences insondables. Les lettres des dernières années de la vie de Freud sont très émouvantes, il parle alors à Marie comme à une confidente. Il écrit le 27 septembre 1936 : «J’ai abandonné le travail productif. J’ai constaté sur ma personne un déclin qui touche moins à l’intelligence que la faculté de synthèse et d’intérêt.» Mais, même en cette période terrible, il ne perd pas l’intérêt pour les plaintes de son ex-patiente. Dans cette même lettre il écrit : «Je suis bien entendu curieux de savoir si certaines choses, chez vous, sont aussi complètement liquidées que vous le pensez.»
Dans sa lettre d’avril 1938, Freud envoie à Marie Bonaparte une liste laconique des treize personnes pour lesquelles il a demandé un visa pour émigrer au Royaume-Uni. Grâce à la princesse il y parviendra en juin 1938. Le 4 septembre il travaille encore sur l’Abrégé de psychanalyse. En novembre 1938 il demande à Marie si elle peut intercéder pour ses quatre sœurs. Elle essaie mais n’y arrivera pas. La dernière lettre datée du 23 septembre 1939 ne sera pas envoyée car Marie a appris à la BBC la mort de Freud. Son maître aimé n’était plus.
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