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mercredi 28 décembre 2022

Smartphone, GPS, Google… À force d’assistance, la mémoire humaine flanche

Olivier Tesquet  Publié le 25/12/22

Perpétuellement assistés par des mémoires externes, nous n’exerçons plus la nôtre. Au point de la perdre ? Jean-Gabriel Ganascia, professeur à la faculté des sciences de la Sorbonne, et Francis Eustache, neuropsychologue et professeur à l’École pratique des hautes études, en débattent.

1965 : Gordon Moore, docteur en chimie et futur cofondateur du géant de l’informatique Intel, énonce la loi du même nom. Il prédit que le nombre de transistors dans un circuit intégré double tous les dix-huit mois. En d’autres termes, la puissance de calcul des ordinateurs croît de manière exponentielle. Cinquante ans plus tard, nous sommes effectivement capables de stocker des millions de livres dans des disques durs de la taille d’un galet, ou d’externaliser nos photos de vacances dans un cloud qui semble sans limites. Nos smartphones sont des bibliothèques miniatures et nous vivons entourés de mémoires externes, à qui nous déléguons notre mémoire biologique. Jusqu’à la perdre ?

Jean-Gabriel Ganascia, professeur à la faculté des sciences de la Sorbonne et président du comité d’éthique du CNRS, rappelle que ces béquilles technologiques, omniprésentes mais fragiles, tendent « à la fois vers l’hypermnésie et vers l’amnésie ». Quant à Francis Eustache, neuropsychologue et professeur à l’École pratique des hautes études, il s’interroge en introduction d’un ouvrage collectif auquel ces deux scientifiques ont participé : « Essence-même de notre élan vital et de notre libre arbitre, [notre mémoire] est-elle menacée face à des mémoires externes de plus en plus puissantes et invasives ? » (1). Cette question vertigineuse se pose avec d’autant plus d’insistance que le modèle des grandes plateformes de la Silicon Valley ambitionne de transformer nos expériences en signaux informatiques, et que les milliardaires qui la peuplent, comme Elon Musk ou Mark Zuckerberg, rêvent d’accroître ou de numériser nos capacités cognitives.

Qu’est-ce qu’une mémoire externe ?
Jean-Gabriel Ganascia : Il convient d’abord de rappeler que ce ne sont pas des mémoires au sens psychologique du terme. Notre mémoire se transforme avec le temps. Le rêve ou l’oubli, par exemple, sont des fonctions tout à fait naturelles. Les dispositifs techniques, eux, n’oublient pas. De la même manière, tout ce qui est de l’ordre de la réminiscence ne peut pas être simulé. On ne sait pas fabriquer une madeleine de Proust !

Les ordinateurs qui nous entourent soulagent notre mémoire, mais peuvent-ils aussi l’affaiblir ?
Francis Eustache : C’est une question passionnante qui nous tarabuste depuis longtemps, mais nous n’avons que des arguments indirects pour répondre. Il nous manque ce sur quoi se fondent d’ordinaire les scientifiques : des données, des expérimentations. Mais disons que pour fonctionner correctement, notre mémoire a besoin d’ingrédients. L’attention, par exemple. Or notre système cognitif est un goulet d’étranglement, il ne peut pas gérer trente-six informations à la fois, et ne sait pas traiter en profondeur plusieurs tâches. En fait, son activité reste à peu près identique qu’on lui demande de résoudre un problème de trigonométrie ou de divaguer – les premières visualisations du cerveau, en fonctionnement et au repos, ont permis de l’établir à la fin des années 1990. Mais dans notre vie quotidienne contemporaine entourée d’écrans, et sollicités par des situations de stimulus-réponse en permanence, nous perdons les moments de quiétude indispensables à la synthèse de la mémoire.

“Les écrans nuisent à la vue, au sommeil, et la mémoire en subit les conséquences”

Faut-il imaginer un muscle qui s’atrophie ?
J-G.G. : C’est une angoisse très ancienne. Platon craignait déjà que l’écriture ne menace la pratique philosophique. Mais il y a une réalité physiologique. Prenez le GPS : avec sa généralisation, les chauffeurs de taxi ne connaissent plus autant les rues qu’avant. Dans ce type de situation, l’IRM le montre, l’hippocampe, siège de la mémoire spatiale, se réduit. On sait aussi que les troubles de l’attention liés à des formes d’addiction numériques entraînent des conséquences cognitives et neurologiques qui affaiblissent la mémoire. Les multitaskers par exemple, cette catégorie très contemporaine d’individus qui font plusieurs choses à la fois, gèrent de moins en moins bien la simultanéité de leurs actions.

F.E. : J’ajouterais que cet envahissement technologique peut être très stérile. J’ai 67 ans, et Google est formidable quand je cherche une information, mais je pense à mes petits-enfants. Les écrans nuisent à la vue, au sommeil, et la mémoire en subit les conséquences. On l’externalise, mais ce faisant, on ne la met plus nulle part.

Cela est d’autant plus inquiétant que, selon vous, notre mémoire est aussi orientée vers le futur. Pouvez-vous expliciter ?
F.E. : C’est contre-intuitif mais très simple quand on l’explique. Tout le monde peut s’accorder à dire que perdre la mémoire est embêtant. Celle-ci est évidemment rétrospective, autobiographique, mais elle est aussi très prospective, et ne saurait se limiter aux expériences déjà vécues. Dans les années 1980, le neuropsychologue Endel Tulving a étudié un patient amnésique, K.C., et déterminé qu’il était capable d’acquérir de nouvelles connaissances mais pas de nouveaux souvenirs. Il est prisonnier d’un présent permanent. À une question assez anecdotique – « Que ferez-vous demain ? » –, K.C. répondait « C’est comme si je nageais au milieu d’un lac dont je ne vois jamais le bord. » Il n’avait pas perdu la notion du temps, mais était incapable de se projeter dans le futur.

Est-ce le danger qui guette nos mémoires du XXIᵉ siècle ?
F.E. : Si on communique tous les deux, c’est parce qu’on a une mémoire. Bernard Stiegler [philosophe disparu en 2020, ndlr] me disait souvent que la mémoire ne se passe pas dans les cerveaux, mais entre les cerveaux. Ce constat nous oblige à sortir d’une vision individualiste. Comme l’a démontré le sociologue français Maurice Halbwachs dans Les Cadres sociaux de la mémoire (1925), préfigurant un peu Annie Ernaux, tout acte de mémoire est un acte social. L’absence nous permet de retrouver les autres. Je ne veux pas tenir un discours passéiste, mais si cette dimension collective disparaît de notre monde interne, on peut faire l’hypothèse que c’est un problème.

“Avant, quand un rat mangeait un morceau de parchemin, on pouvait encore lire celui-ci. Maintenant, la moindre oxydation sur un disque dur le rend illisible.”

Jean-Gabriel Ganascia, vous pointez un paradoxe : nos mémoires d’aujourd’hui sont à la fois « hypertrophiées et précaires ». C’est-à-dire ?
J-G.G. : La Bibliothèque nationale de France compte près de quatorze millions de livres. Cela représente environ 14 téraoctets. Parallèlement, imaginez que les cinq cents millions de messages publiés chaque jour sur Twitter génèrent sept téraoctets. Cela fait une demi-BNF. Et pour envisager l’ensemble des informations stockées sur le Web, il faut aujourd’hui compter en zettaoctets (1021 octets), ce qui équivaut à des milliards de bibliothèques. Mais ce gigantisme s’accompagne d’une immense fragilité. Avant, quand un rat mangeait un morceau de parchemin, on pouvait encore lire celui-ci. Maintenant, la moindre oxydation sur un disque dur le rend illisible. Les tablettes d’argile mésopotamiennes, qui datent de 2400 avant J.-C. peuvent encore être consultées ; comparativement, un CD-Rom à une durée de vie d’environ cinquante ans.

Jean-Gabriel Ganascia et Francis Eustache vus par l’illustrateur Carlo Cadenas.

Dans ces conditions, le cloud et sa promesse de nuage éternel semble bien nébuleux !
J-G.G. : Ce mot est fascinant. On en parle souvent comme s’il s’agissait d’un espace hors de la matière, en oubliant sa matérialité. Quand les datacenters de l’hébergeur OVH ont brûlé à Strasbourg en 2021, près de cinq cent mille noms de domaine ne répondaient plus. C’est encore une preuve de la vulnérabilité de ces mémoires externes.

F.E. : D’autant plus que c’est une mémoire qui me semble très opaque, et très éloignée de la mémoire humaine. Y a-t-il seulement un pilote dans l’avion ? Cela rejoint l’interrogation qui hante mes étudiants : jusqu’à quel point a-t-on la main sur notre mémoire ?

Avec son projet Neuralink, Elon Musk veut implanter des puces électroniques dans le cerveau pour augmenter notre capacité intellectuelle et muscler notre mémoire face à l’essor des intelligences artificielles…
J-G.G : Les interfaces cerveau-ordinateur promises par Elon Musk ne sont pas des mémoires externes. Ce n’est pas parce qu’un singe sait déplacer un curseur sur un écran qu’on a augmenté sa mémoire. Aucun dispositif matériel n’a jamais su écrire dans le cerveau, et tant mieux : cela pourrait être extrêmement dangereux. On pourrait tout à la fois implanter la connaissance des verbes irréguliers anglais et les idées de Musk. Par ailleurs, il n’ambitionne pas seulement d’augmenter les mémoires individuelles, il veut les mettre en commun, en réseau. Il est fasciné par le hive mind, l’esprit de ruche, qui ressemble à une promesse de la disparition de l’individu. Sous ce régime, tout le monde saurait ce que chacun pense. Même le totalitarisme n’a pas imaginé ça. Du reste, je remarque qu’il existe dans la Silicon Valley un fantasme de mémoire absolue. Le métavers de Zuckerberg en est une autre manifestation : il veut créer un monde-miroir et, comme le proposait le titre d’un livre publié par un professeur d’informatique de Yale au début des années 1990, « mettre le monde dans une boîte à chaussures » (1).

“Ma mémoire, c’est ce que je porte au plus près de moi. C’est ma relation aux autres et le souffle du vent”

F.E. : Les surhommes ne m’intéressent pas, et il ne s’agit évidemment pas de brancher une clé USB sur le cerveau. Mais si Musk recrute des dizaines de post-doctorants sortis des meilleures universités américaines, je me dis qu’il en sortira forcément quelques pistes pour soigner les maladies dégénératives. En France, le laboratoire Clinatec, soutenu par le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) et le CHU de Grenoble, mène des recherches en ce sens et traite déjà des dizaines de milliers de personnes.

Nos souvenirs pourront se transformer en signaux informatiques, mais tous ne s’y réduiront pas…
J-G.G. : Heureusement, beaucoup de choses sont impossibles à automatiser. Le rire, par exemple, ou les concepts, comme la proportionnalité en droit ou les lois de la guerre juste.

F.E. : Ma mémoire, c’est ce que je porte au plus près de moi. C’est ma relation aux autres et le souffle du vent de La Hague, dont je suis originaire. Mais si elle fait beaucoup, elle ne fait pas tout. Il y a un désaccord entre la mémoire et l’identité, et ce petit décalage me permet d’être mobile, de faire autre chose. C’est ce qui permet de déjouer les déterminismes.

1955
Naissance de Jean-Gabriel Ganascia et de Francis Eustache.
1988
Professeur à Sorbonne Université (J-G.G).
1990
L’âme-Machine, les enjeux de l’intelligence artificielle, Seuil, 1990 (J-G.G.).
1990
Professeur à l’Université Caen-Normandie (F.E.).
2010
Les chemins de la mémoire (avec Béatrice Desgranges), Le Pommier (F.E.).
2015
Membre de l’Institut universitaire de France (J-G.G.).
2016
Création du programme de recherche 13-Novembre avec l’historien Denis Peschanski (F.E.).
2022
Servitudes virtuelles, Seuil (J-G.G.).

À lire 

La Mémoire au futur, sous la direction de Francis Eustache, Le Pommier / Observatoire B2V des mémoires, 2018.

(1) David Gelernter, Mirror Worlds : or the Day Software Puts the Universe in a Shoebox… How It Will Happen and What It Will Mean, Oxford University Press, 1991.


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