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jeudi 29 décembre 2022

Névroses, stress, traumas... De quoi nos corps se souviennent-ils ?


 


Olivier Pascal-Moussellard  Publié le 28/12/22

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En héritant des gènes de nos ancêtres, nos cellules captent-elles aussi leurs traumas ? Une évidence pour nombre de thérapeutes, que la science, malgré de troublantes avancées, n’a pu encore prouver.

En octobre 2021 s’est tenu un procès en appel, opposant l’État français à plusieurs associations demandant réparation des crimes de la traite et de l’esclavage. Les avocats du Mouvement international pour les réparations (MIR) ont alors évoqué devant les juges une discipline rarement citée dans les prétoires : l’épigénétique. Cette « science nouvelle, affirment-ils, permet d’expliquer la transmission génétique aux descendants des esclaves de traumatismes et de réactions liés au stress » Selon eux, un lien de causalité existerait entre l’esclavage d’hier et le niveau de diabète élevé de la population antillaise aujourd’hui. Le corps se souviendrait donc de tout ? Il garderait en « mémoire », dans ses cellules, les violences subies par les générations antérieures ? Et le souvenir de ces traumatismes serait à l’origine de pathologies diverses, des décennies, voire des siècles plus tard ? Question complexe, terrain mouvant. Et réponse polémique.

Quand on tape « mémoire du corps » sur son moteur de recherche, une vague de cinquante-trois millions de réponses déferle, dont une écrasante majorité se réfère à la kinésiologie, à l’ostéopathie et à diverses méthodes thérapeutiques visant à faire « parler » un corps extrêmement bavard, si l’on en croit une flopée d’ouvrages : Quand le corps parleLe Corps se souvient, Le Corps n’oublie rien… Notre corps, un palimpseste sur lequel seraient gravées notre histoire personnelle et celle de tout notre arbre généalogique, cette mémoire cumulée se transmettant dans l’organisme de génération en génération ?

Dans cet océan d’affirmations fascinantes et… hâtives, on est content de trouver un rocher stable : ce sera la chaire « Épigénétique et mémoire cellulaire » du Collège de France, occupée par la généticienne britannique Edith Heard. Rarement, en effet, une expression aussi simple que « mémoire du corps » aura donné lieu à autant de malentendus entre la recherche fondamentale et des thérapeutes aux intentions souvent louables (pas toujours), mais qui se fondent sur une croyance dénuée de bases scientifiques solides.

La « mémoire cellulaire », selon les biologistes

Chercheurs et thérapeutes parlent-ils de la même chose ? « Dans le développement d’un embryon, des signaux chimiques activent certains profils d’expression des gênes qui font que telle cellule deviendra une cellule de peau, telle autre une cellule de la rétine, etc., explique Edith Heard. La mémoire cellulaire peut être considérée comme ce processus, par lequel toutes les cellules filles, issues d’une cellule parentale, conservent la spécialisation de cette dernière. » Dans un essaim d’abeilles, le signal qui déclenche la spécialisation des statuts — reine ou ouvrière — est l’alimentation : seul l’embryon nourri avec de la gelée royale deviendra une reine. Et il est irréversible : une cellule de peau ne devient jamais une cellule du foie, et la reine des abeilles reste reine même lorsqu’elle n’est plus nourrie avec de la gelée royale. « Ces processus sont fondamentaux pour la compréhension du vivant, conclut Edith Heard, car chaque type cellulaire doit maintenir son identité, et c’est la conservation de cette identité que nous, biologistes, appelons mémoire cellulaire. »

La définition est volontairement stricte et bordée. Loin, bien loin de l’intuition très populaire selon laquelle les cellules de notre corps seraient porteuses d’une « mémoire dormante » passant de génération en génération, jusqu’au jour où elle viendrait nous hanter. Le beau livre de l’écrivain Camille de Toledo, Thésée, sa vie nouvelle, évoquait ainsi, il y a deux ans, cet héritage maudit qui aurait conduit le frère de l’auteur au suicide, et l’auteur lui-même au bord de l’abîme physique et psychologique pendant près de quinze ans, jusqu’à ce qu’il se plonge dans les archives familiales. Que le corps « grave » les choses de la vie — et celles de nos aïeux — et que ce gisement ineffaçable puisse perturber notre existence, c’est ce que pensent de nombreux thérapeutes. Dont Valérie Gabet. Formée à l’École de mémoire cellulaire créée par une pionnière de la psychogénéalogie en France, Myriam Brousse, Valérie Gabet porte son attention sur « tout ce que le corps garde en mémoire dans ses cellules par le biais des expériences vécues et ressenties au cours de la vie — y compris celles des parents et des ancêtres ».

Un « héritage » traumatique

Une affirmation qui manque cruellement de label scientifique, reconnaît la thérapeute, et repose essentiellement sur l’expérience que certaines personnes ont pu faire de leur propre « héritage » traumatique, avant de définir, comme Myriam Brousse, une méthode d’exploration de soi ésotérique, la « descente dans le corps » : « L’objectif de cette méthode est de mettre en sourdine le mental et de descendre dans l’éprouvé, explique Valérie Gabet, afin de retrouver l’inscription première du traumatisme, la faire remonter à la conscience et s’en libérer. Il faut évidemment écouter l’histoire profonde du patient, comme le ferait un psy, mais surtout accompagner le patient vers la compréhension de ce qu’il ressent physiquement à l’évocation de certains événements. »

Comment ? Par la « biorésonnance cellulaire ». Quand on l’interroge à partir d’un protocole bien défini, le corps, selon Valérie Gabet, réagirait dans son tissu musculaire. Et la thérapeute serait capable d’interpréter ce qu’il « dit », comme avec cette patiente, abandonnée à la naissance et porteuse d’une colère irrépressible et transgénérationnelle : « La colère de sa mère biologique devant se séparer de son enfant s’était gravée en elle, avant qu’elle-même ne la transmette, une fois devenue femme, à sa propre fille. Faire remonter cette émotion dont elle avait hérité l’a physiquement et psychologiquement libérée, et lui a permis d’avancer enfin dans sa vie. »

« Mais cette transmission intergénérationnelle est culturelle, pas biologique », assure Edith Heard, généticienne et professeure au Collège de France

Personne ne doute qu’un événement traumatisant puisse être passé aux générations suivantes. Mais cette transmission intergénérationnelle est culturelle, insiste Edith Heard, pas biologique : « Chez les mammifères, très peu de données suggèrent qu’un processus déclenché chez un être vivant à la suite d’un traumatisme puisse se transmettre dans l’organisme de ses descendants. Je sais bien qu’il existe des études sur les effets épigénétiques que des survivants de la Shoah, ou des vétérans de guerre, auraient pu transmettre à leurs descendants. Mais les données prouvant que cette transmission est biologique restent très limitées pour le moment. » Les données scientifiques sûres, ajoute la professeure du Collège de France, penchent au contraire contre l’idée d’une transmission transgénérationnelle, puisque « dans la ligne germinale, c’est-à-dire les ovocytes et le sperme, quasiment toute la mémoire cellulaire épigénétique est effacée d’une génération à l’autre ».

On efface tout et on recommence ? Pas si vite, affirme de son côté Étienne Danchin, directeur de recherche émérite CNRS au laboratoire Évolution et diversité biologique, dans un livre récent, La Synthèse inclusive de l’évolution : « L’hérédité passe […] par toute une série de chemins infiniment plus subtils et complexes que ce que nous pensons classiquement dans le cadre de la vision purement séquencique du vivant [qui considère que l’hérédité ne passe que par l’ADN, ndlr] ». 

Il faut certes avancer prudemment, dans un domaine, l’épigénétique, où les points d’interrogation restent nombreux, mais « de toute évidence, une série de traits acquis par des ancêtres relativement récents peuvent être transmis de diverses manières à la descendance sur un nombre non négligeable de générations ». Et le chercheur d’ajouter : « Ce n’est pas parce que certains utilisent un peu trop vite, et parfois à mauvais escient, les découvertes que nous sommes en train de faire, qu’il faut condamner les découvertes elles-mêmes — concernant, par exemple, la connexion entre le stress et certaines odeurs, qu’on a pu établir sur les souris et qui se transmet aux générations suivantes. Les faits sont là, ce ne sont pas des “croyances”, et si les faits contredisent notre modèle, c’est que notre modèle est mauvais, pas que les faits sont faux ! Refuser de voir que notre science est en train d’engendrer une nouvelle vision du vivant et de l’évolution, c’est du déni de grossesse. »

« Affirmer que n’importe quel courant d’air laisse une trace dans notre corps et dans celui de nos descendants est une ânerie.  » Vincent Colot, chercheur

Une chose est sûre : le séquençage du génome il y a une vingtaine d’années a ouvert une nouvelle ère dans la recherche. La science avance, les certitudes sont bousculées, le dialogue est parfois tendu entre frondeurs et résistants : « Personne ne nie que le corps a une mémoire, soupire Vincent Colot, responsable de l’équipe Dynamique des génomes et variation épigénétique (GDEV) à l’Institut de biologie de l’École normale supérieure à Paris. Il suffit d’ailleurs d’aller à la plage pour s’en convaincre : si vous gardez votre bronzage trois semaines, c’est bien parce que les changements qui se produisent au soleil sont mémorisés par votre organisme… Mais affirmer que n’importe quel courant d’air laisse une trace permanente dans notre corps et dans celui de nos descendants est une ânerie, et non, ce n’est pas parce qu’on aurait hérité de marques épigénétiques issues des traumatismes de nos ancêtres que l’on a des comportements compliqués »… Le débat est ouvert, l’histoire tranchera.


À lire
La Synthèse inclusive de l’évolution. L’hérédité au-delà du gène égoïste,d’Étienne Danchin, éd. Actes Sud.


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