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lundi 4 avril 2022

Vu des États-Unis. Pourquoi la France a-t-elle aussi peur des religions ?

Publié le 3 avril 2022

Présidentielle J-07 • Comment la religion en est-elle venue à être perçue en France comme une menace à l’identité nationale ? se demande la correspondante à Paris du magazine américain “The Atlantic”. Un article à retrouver dans notre nouveau hors-série “Comment ça, va les Français ?”, en vente chez votre marchand de journaux depuis le 23 mars.

À quelles forces tient la cohésion d’une démocratie libérale ? Quelles forces peuvent détruire une démocratie libérale ? Ce sont là quelques-unes des questions qui me sont venues à l’esprit il y a quelques mois en écoutant le ministre de l’Éducation français, Jean-Michel Blanquer, défendre une proposition de loi devant la représentation nationale.

Le cadre était impressionnant : l’hémicycle du Sénat français, une enceinte aussi élégante qu’une salle d’opéra. Le projet de loi que présentait le ministre n’était pas moins impressionnant, tout au moins dans son intitulé : “[Respect des] principes de la République et lutte contre le séparatisme”. M. Blanquer s’exprimait sous le regard de marbre de Jean-Baptiste Colbert, architecte des fondements de la France moderne, dressé de tout son haut dans une alcôve derrière lui. Les boucles retombant sur les épaules de l’éminence grise de Louis XIV tranchaient singulièrement avec le crâne dégarni de Blanquer.

Désormais inscrit dans la loi, le texte contre le séparatisme est la dernière offensive en date dans la bataille à laquelle se livrent depuis des siècles l’État français et la religion organisée. Activement soutenu par le gouvernement d’Emmanuel Macron, il visait à donner davantage de poids institutionnel au concept de laïcité* qui, en France, recouvre une réalité particulièrement complexe et constitue une question politiquement très sensible.

Lignes de front

Au-delà de la fameuse devise “Liberté, égalité, fraternité”, c’est en fait la laïcité qui définit les lignes de front où se jouent les affrontements les plus féroces dans la France contemporaine. Le terme en est d’ailleurs venu à exprimer une conviction typiquement française, à savoir que la religion, et avec elle les symboles et vêtements à caractère religieux, n’a pas sa place dans la sphère publique. Aucun autre pays d’Europe ne s’est engagé dans cette voie. Le mot lui-même vient de l’ancien terme grec désignant le “peuple” ou les “profanes”, par opposition à la classe sacerdotale.

La laïcité ne doit pas se confondre avec la liberté de religion (le libre exercice du culte étant garanti par la Constitution française). Elle correspond parfois en revanche à une liberté au regard de la religion. Alors que les attentats terroristes inspirés par la religion continuent de traumatiser la France, la laïcité se trouve désormais inextricablement liée aux questions d’identité nationale et de sécurité nationale.

Le projet de loi que Jean-Michel Blanquer défendait ce jour-là devant les sénateurs français représentait une manœuvre politique engagée sur plusieurs fronts – un exemple classique de l’art consommé de la triangulation du président Macron, un centriste qui a fondé un nouveau parti politique et s’évertue à siphonner les voix de la droite.

Fondamentalisme islamique

Il s’inscrivait en premier lieu dans le cadre des efforts de la France pour combattre le fondamentalisme islamique, après des années de violences. C’était aussi, en deuxième lieu, une riposte implicite contre la Turquie, l’un des principaux soutiens des Frères musulmans égyptiens, dont l’influence domine dans certaines mosquées. Et enfin, dans la mesure où il invoque le très respectable concept de “valeurs républicaines”, c’était également une façon de priver la droite et l’extrême droite d’oxygène avant un scrutin national. Le Rassemblement national prospère sur la peur des immigrés et de l’islam dans un pays où les musulmans représentent aujourd’hui 8 % de la population.

En septembre 2021 s’est ouvert le procès du réseau de djihadistes responsable des attentats [du 13 novembre] 2015 à Paris, qui ont fait 130 morts, dont 90 dans la salle de concert du Bataclan. Ces attaques ont eu lieu quelques mois à peine après que des terroristes islamistes ont massacré 12 employés et membres de la rédaction de l’hebdomadaire satirique Charlie Hebdo. Pour ceux qui, comme moi, ont vécu ces terribles événements dans la capitale, le procès a fait ressurgir des souvenirs douloureux.

Plus récemment, en octobre 2020, une autre tragédie avait encore plombé l’atmosphère : la décapitation de Samuel Paty, enseignant du secondaire, à Conflans-Sainte-Honorine. M. Paty avait présenté à sa classe des caricatures offensantes [pour les musulmans] du prophète Mahomet dans le cadre d’un cours sur la liberté d’expression ; il avait auparavant pris soin d’engager tous les élèves que ces images pourraient choquer – susceptibles de les juger blasphématoires – à quitter la salle de classe.

Liberté d’expression

M. Paty a payé cette initiative de sa vie, assassiné par un terroriste de 18 ans, un immigré tchétchène rapidement cerné et abattu par la police. Si ce meurtre, résultat de la défense par M. Paty d’une valeur fondamentale de la France, la liberté d’expression, n’a pas hâté le projet de loi contre le séparatisme, il a profondément troublé le pays et pesé lourdement sur le gouvernement. “Il a voulu abattre la République dans ses valeurs, a déclaré Macron à propos de l’assassin. Cette bataille, c’est la nôtre, et elle est existentielle.”

La loi contre le séparatisme a été votée en juillet 2021 sous le nom “Respect des principes de la République et lutte contre le séparatisme”. Elle institue des contrôles plus stricts des associations religieuses (de nombreuses mosquées en France sont financées par l’étranger) et élargit les prérogatives de l’État pour fermer temporairement tout lieu de culte soupçonné d’inciter à la haine ou à la violence. Elle durcit les restrictions imposées aux demandeurs d’asile. Elle interdit la délivrance de permis de séjour aux étrangers pratiquant la polygamie et confère davantage de pouvoir aux élus de la République pour s’opposer à un mariage s’ils ont des raisons de penser que la femme y est contrainte. Elle interdit également aux médecins de délivrer des certificats de virginité aux femmes, comme cela se fait pour certains mariages à caractère religieux.

Le Sénat, à majorité de droite, avait soumis d’autres amendements qui ont par la suite été rejetés, prévoyant d’interdire aux femmes musulmanes le port du burkini (un vêtement qui leur permet de se baigner en tenue couvrante) dans les piscines publiques, et de porter le foulard pour accompagner les sorties scolaires. La loi française interdit déjà ce qu’elle appelle les symboles religieux “ostentatoires” dans les écoles publiques primaires et secondaires, et notamment le voile islamique, la kippa et des “grandes croix chrétiennes”.

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Plusieurs dirigeants des communautés musulmanes, catholiques, protestantes et orthodoxes ont dénoncé cette nouvelle loi, estimant qu’elle porte atteinte à la liberté d’association. (La communauté juive française, traumatisée par les crimes de haine et l’antisémitisme, a pour sa part largement fait profil bas, bien qu’une partie de sa hiérarchie ait soutenu la loi.) La plupart des chercheurs et des historiens ont condamné la mesure, y voyant un bouleversement inutile des lois existantes et une ingérence musclée des pouvoirs publics dans les questions d’ordre religieux.

Espaces parallèles

Cet après-midi-là, au Sénat, Blanquer s’en prenait à l’instruction en famille, un mode de scolarisation à domicile auquel recourent parfois les minorités religieuses, mais plus souvent les parents d’enfants présentant des problèmes de santé ou des besoins spéciaux. “Cultiver ce type d’espaces parallèles”, a déclaré Blanquer aux sénateurs, n’est rien moins qu’une “négation de l’espace public” – un espace où les talents sont reconnus, “qui est la République”. En vertu de la nouvelle loi, l’instruction à domicile doit faire l’objet d’une autorisation officielle, et la religion ne constitue pas un motif admissible.

C’était là la France dans toute son essence philosophique. Aux États-Unis, la devise “E pluribus unum” [“l’unité dans la pluralité”] est un principe fondateur. Dans la théorie, tout au moins, l’unité peut accueillir la différence. En France, la différence est perçue comme un facteur de division.

Le contraste entre la France et les États-Unis ne saurait être plus saisissant – mais il cache un enjeu commun. Qu’il s’agisse de religion, de race ou de territoire, les deux pays s’efforcent de fixer les règles régissant la coexistence et les modes de fonctionnement de groupes divers au sein d’un tout unifié. Et l’exercice n’a rien de théorique.

Les démocraties libérales ne survivront pas si elles ne parviennent pas à cet équilibre. Mais d’autres issues possibles guettent – entre, d’un côté, le morcellement chaotique de la société et, de l’autre, l’idéal nationaliste [nazi] “sang et sol” [Blut und Boden].

Séparation claire des Églises et de l’État

Très peu de pays sont aussi étroitement liés par leur histoire que la France et les États-Unis. Les deux pays sont le produit des Lumières, et chacun se considère comme un phare parmi les nations. Tous deux incarnent une séparation claire des Églises et de l’État. Aux États-Unis, cette séparation est définie par la clause d’établissement du premier amendement, qui interdit au gouvernement d’adopter la moindre loi “relative à l’établissement d’une religion ou à l’interdiction de son libre exercice”.

Le premier amendement a été inspiré par le “Statut de Virginie pour la liberté de religion”, rédigé par Thomas Jefferson et adopté en 1786. Jefferson était ambassadeur en France lorsque la Révolution française éclata, et le marquis de La Fayette lui demanda conseil lorsqu’il préparait le texte révolutionnaire de la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, voté en 1789. L’article 10 de ce texte stipule : “Nul ne doit être inquiété pour ses opinions, même religieuses, pourvu que leur manifestation ne trouble pas l’ordre public établi par la loi.”

Aujourd’hui, en France, la séparation des Églises et de l’État est essentiellement définie par la loi de 1905, aboutissement d’une âpre bataille visant à mettre un terme au pouvoir temporel que continuait d’exercer l’Église catholique. La loi déclare que “la République assure la liberté de conscience” ainsi que le libre exercice des cultes, et stipule que l’État ne fera aucune discrimination entre les religions. C’est cette loi qui a posé les principes fondamentaux de la laïcité [mais le terme proprement dit est apparu dans la Constitution de 1946, dont l’article 1 stipule : “La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale.”]

Éviter toute ingérence religieuse

Si les intentions de la France et des États-Unis peuvent paraître similaires, elles sont en réalité différentes : en garantissant la liberté de religion, les États-Unis cherchaient à protéger la religion de toute ingérence étatique. La France, elle, cherchait à protéger l’État de toute ingérence religieuse. Cette distinction ne va pas sans conséquences.

En tant qu’Américaine vivant et travaillant à Paris, je suis devenue une “outsider de l’intérieur” dans les deux pays. À chaque fois que je retourne aux États-Unis, je suis stupéfaite d’entendre des animateurs de télévision conclure leur émission par un “Dieu nous bénisse” et des présidents citer la Bible et demander à Dieu de protéger les États-Unis et ses soldats. Il est rare, pour ne pas dire impossible, qu’un candidat à la Maison-Blanche n’invoque pas Dieu. En France, laisser filtrer des croyances privées dans la sphère publique serait perçu comme une infraction à la laïcité et apparaîtrait extrêmement maladroit.

Aux États-Unis, la représentante [démocrate et musulmane] Ilhan Omar peut fièrement arborer son foulard dans les couloirs du Congrès. Le port de signes vestimentaires religieux est en revanche interdit aux députés et sénateurs français dans les bâtiments officiels, mais pas dans les espaces publics. Au printemps 2021, le parti de Macron a lui-même réprimandé une candidate musulmane [LREM] aux élections départementales qui portait un voile islamique sur ses affiches de campagne – tout en admettant qu’elle en avait légalement le droit – et lui a retiré son soutien.

Chaque pays s’est construit sur les blessures de son passé. Les États-Unis se sont déchirés dans une guerre civile sur la question de l’esclavage. Les guerres françaises se sont jouées sur fond de religion.

Un mot d’ordre : l’universalisme

Le principe de laïcité est enseigné très tôt aux enfants. Tous les élèves de l’école publique, de la maternelle à la terminale, suivent un programme commun. L’école et perçue comme le creuset où l’on fabrique des citoyens, le lieu où leur sont inculquées des valeurs – la laïcité, la liberté d’expression, l’égalité entre hommes et femmes – en même temps qu’ils apprennent à lire, à écrire et à compter. Le mot d’ordre est l’universalisme, conception abstraite de la citoyenneté à laquelle chacun doit souscrire.

En avril [2021], interrogée par le journal Le Parisien sur ce qui à son sens pouvait “aujourd’hui assurer la cohésion de la nation”, la philosophe féministe Élisabeth Badinter, favorable à une application rigoureuse de la laïcité, répondait : “L’école !” poursuivant :

Laïcité et république, c’est le cœur de la nation française.”

Il n’y avait donc rien de surprenant à ce que le gouvernement Macron prévoie des mesures sur les écoles dans sa loi contre le séparatisme.

Les Américains se définissent volontiers en fonction de leur appartenance ethnique, raciale et religieuse, partant du principe qu’ils peuvent vivre leurs identités plurielles sans pour autant trahir le projet national d’ensemble. La France est plus exigeante en matière de conformisme public. La notion de communautarisme* – le fait de se définir par son groupe identitaire ethnique ou religieux – est entendue comme une atteinte à l’unité de la communauté nationale.

Alors qu’aux États-Unis, la mention de la race est souvent demandée dans les formulaires officiels et les sondages, l’État français reconnaît les gens comme des individus et non en tant que membres de groupes particuliers, et ne recueille officiellement dans ses recensements de population aucune donnée sur la race ou l’ethnie – ce qui serait perçu comme un désaveu de l’universalisme et une atteinte à la vie privée. (Le spectre du régime de Vichy, qui avait identifié et raflé les Juifs français pour les faire déporter dans les camps de la mort nazis, plane également sur le recueil de ce type de données personnelles.)

De ce fait, les convictions religieuses sont réputées relever de la sphère intime. Les Français répugnent à se livrer sur ces pans de leur vie personnelle. Il y a dans certains échanges une sorte de froideur, de réserve, mais cette distance peut aussi être une forme de respect.

Principe d’assimilation

La laïcité, qui fait les gros titres de la presse internationale à chaque nouvelle polémique sur le port du foulard islamique, doit se comprendre à la lumière d’un autre principe fondamental de la vie publique française : l’assimilation. “Ce n’est pas vraiment une question de religion, confie l’écrivain Marc Weitzmann. C’est bien plus profond que cela. Les Américains affichent en permanence leur identité sur tous les modes possibles. En France, il s’agit de montrer ce que vous êtes plutôt que qui vous êtes, à travers les usages. Le but, c’est de se conformer à un environnement donné.” M. Weitzmann en veut pour preuve les personnages des romans d’Honoré de Balzac, des provinciaux qui arrivent à Paris, se réinventent et parviennent à une réussite sociale, politique ou littéraire.

Hakim El Karoui est un essayiste et consultant franco-tunisien qui fut un temps conseiller officieux du président Macron. Il a plaidé (entre autres choses) pour former davantage d’imams en France, ce qui devrait d’après lui déboucher sur un islam compatible avec les valeurs républicaines. Lors de notre conversation, il m’a expliqué en souriant l’état actuel des choses :

La France est ouverte à tout le monde, mais il n’y a qu’une voie, et c’est l’universalisme. C’est le paradoxe français. Le pays est en même temps très ouvert et très fermé.”

Dans sa vie privée, chacun a toute latitude pour pratiquer sa culture, sa langue, sa religion ; mais en public, on s’assimile.

Confit de canard et salade niçoise

Les personnalités politiques américaines doivent se blinder l’estomac pour faire dignement honneur aux plats des différentes cultures – des tamales mexicains aux pirojkis polonais, en passant par les cannoli siciliens et les traditionnels travers de porc au barbecue… En France, le véritable vecteur de l’identité nationale semble souvent se résumer à un seul type de cuisine, et l’alimentation suffit parfois à déclencher des polémiques.

L’inflexible ministre de l’Intérieur du gouvernement Macron, Gérald Darmanin, qui est peut-être le deuxième homme le plus puissant de France, a déclaré en octobre 2020 sur un plateau de télévision que la présence de nourriture halal dans les rayons de supermarché constituait une forme de séparatisme religieux. Il est fortement recommandé aux personnes qui souhaitent se faire naturaliser françaises non seulement d’apprendre sur le bout des doigts l’histoire et la géographie de la France, mais également d’être capables de disserter sur le confit de canard et la salade niçoise.

L’introduction de repas végétariens et de viande halal et casher dans les cantines scolaires, perçue comme une possible concession au communautarisme, soulève parfois des débats houleux. Je suis toujours stupéfaite par le sentiment de fragilité nationale que semble induire ce type de proposition – l’idée qu’un repas de cantine pourrait en quelque manière menacer les fondements de la République.

Vision figée de la France

Gérald Darmanin, ministre de droite responsable de la police nationale, a publié l’an dernier un petit essai, Le Séparatisme islamiste : manifeste pour la laïcité [Éditions de l’Observatoire, 2021], dans lequel il déclare que “la République perd sa transcendance” – entendre qu’elle ne croit plus à ses idéaux universalistes. Le principe de base voudrait que la France a ou devrait avoir une idée ferme et bien arrêtée d’elle-même, et que, contrairement à tous les autres pays du monde, elle ne s’est pas laissée entraîner dans une dynamique de changement permanent.

Marine Le Pen répète à l’envi que si elle était élue, la France “redeviendrait elle-même”. Darmanin, meilleur atout du président Macron pour séduire l’électorat de droite, a consacré un chapitre de son livre à la “lutte contre le séparatisme islamiste”, qu’il définit comme “un cheval de Troie renfermant la bombe à fragmentation de notre société”.

L’assimilationnisme français dans sa version la plus extrême peut se résumer à la personne d’Éric Zemmour, journaliste et chroniqueur de radio et de télévision d’extrême droite qui s’est lancé dans la course à l’Élysée. Zemmour, fils de [Français juifs d’Algérie], défend la “théorie du grand remplacement” qui fait florès auprès des suprémacistes blancs. Il prescrit aux parents de ne donner à leurs enfants que des prénoms bien français et assure que l’islam est, par nature, incompatible avec la France. Les ouvrages de Zemmour, dont son Suicide français, ont été dès leur sortie de grands succès de librairie.

Thème électoral

La laïcité s’est imposée parmi les thèmes de la campagne présidentielle de 2022. En février 2021, Gérald Darmanin accusait Marine Le Pen dans un débat télévisé d’être “trop molle” sur la question de la laïcité. Traditionnellement, le parti d’extrême droite désapprouvait le principe de laïcité, lui reprochant de restreindre le pouvoir de l’Église catholique. Le fondateur du parti, Jean-Marie Le Pen, connu pour ses prises de position négationnistes sur la Shoah, considérait que la France était un pays chrétien. Sa fille Marine a désormais changé de discours, comprenant que le terme de laïcité peut être utilisé comme une arme contre les musulmans et l’immigration. Entre-temps, Éric Zemmour a tiré le débat encore plus à droite en affirmant qu’il n’y avait aucune différence entre islam et islamisme.

Or la laïcité est une question qui transcende la fracture traditionnelle gauche-droite. Bien que beaucoup de féministes françaises considèrent le foulard et d’autres vêtements traditionnels comme des signes de soumission, faisant du même coup de la laïcité un outil d’émancipation, la réalité est plus compliquée que cela.

Au printemps dernier, j’ai longuement discuté avec Yousra, étudiante dans une université de la région parisienne (qui a demandé à garder l’anonymat afin de protéger sa vie privée). Elle incarne un point de vue qui n’apparaît pratiquement jamais dans le débat sur la laïcité en France. Cette jeune musulmane porte le foulard en dehors de l’école depuis l’âge de 16 ans. “J’ai accepté de ne pas le porter à l’école, parce que c’est la République”, dit-elle. Elle en avait assez de se faire déshabiller du regard par les hommes lorsqu’elle se promenait dans la rue.

Porter le foulard et des tenues couvrantes était pour elle une façon de se réapproprier son propre pouvoir. “Je ne me suis pas soumise, poursuit-elle. C’était au contraire une façon de m’affirmer.” Et pourtant, dans un pays où il n’y avait récemment encore pas d’âge de consentement sexuel (il est maintenant fixé à 15 ans), le port du foulard est interdit dans les lycées et donc jusqu’à environ 18 ans pour les jeunes filles.

L’expérience de Yousra me paraît emblématique de beaucoup de contradictions de la France moderne. Le foulard qu’elle porte pour s’affirmer, pour se protéger, était considéré par l’État comme une provocation politique. Les batailles abstraites sur la laïcité – “entre la République et la religion, la modernité et la tradition, la raison et la superstition”, comme l’a écrit l’historienne Joan Wallach Scott – se jouent en réalité sur le corps des femmes.

Valeurs démocratiques

D’un point de vue géopolitique, la laïcité implique pourtant bien autre chose. Macron et Darmanin soutiennent que la France fait parfaitement la différence entre l’islam et le terrorisme djihadiste. Pourtant, la loi contre le séparatisme porte on ne peut plus clairement sur des questions de sécurité nationale et de valeurs nationales.

Dominique Schnapper, éminente sociologue, pense que la France doit affirmer ses convictions démocratiques, y compris la laïcité, face à la montée en puissance des régimes autocrates tels que la Russie, la Turquie, l’Iran, l’Inde et la Chine. Schnapper a un pedigree impressionnant – c’est la fille du philosophe français Raymond Aron, adversaire de Jean-Paul Sartre et bête noire des intellectuels marxistes français. “L’expérience des années 1930 montre que ce n’est pas en cédant aux exigences de son ennemi et en cherchant le compromis que la démocratie a une chance de se sauver, mais plutôt en affirmant ses valeurs et en étant prête à se battre pour les défendre”, explique-t-elle.

Les grandes déclarations magistrales sur la laïcité sont une chose, mais gérer ses implications sur le terrain est une autre paire de manches. En juin 2021, j’ai suivi une visioconférence de Jean-Louis Bianco, l’ex-président de l’Observatoire national de la laïcité. Cette institution [a été créée en 2007 sous la présidence de Jacques Chirac, et ses membres nommés en 2013 sous celle de François Hollande,] officiellement pour fournir aux élus, aux entreprises et aux citoyens des guides d’application du principe de séparation des Églises et de l’État dans des situations concrètes.

Casque de chantier et turban

Les Sikhs doivent-ils porter un casque de chantier sur leur lieu de travail même s’il ne tient pas sur leur turban ? (La réponse est oui.) Une femme musulmane affectée à la préparation de repas peut-elle refuser de servir du porc ? (Elle est tenue de respecter les clauses de son contrat de travail.) Un chrétien évangélique peut-il distribuer des prospectus pour son église sur son lieu de travail ? (Non. Le prosélytisme serait une atteinte à la liberté de conscience de ses collègues.)

Jean-Louis Bianco m’a expliqué qu’au printemps [2021] il a passé énormément de temps à répondre à des questions sur les règles de bonnes pratiques en matière de laïcité sur les sites de vaccination contre le Covid-19. La question centrale portait sur les femmes musulmanes : fallait-il les autoriser à porter le voile lorsqu’elles administraient des vaccins ou se faisaient vacciner ? (Cela dépend, selon que la vaccination est effectuée par un établissement public ou privé.) Bien que la France déplore un taux de mortalité élevé, un grand nombre de personnels de santé opposés à la vaccination et des préjudices économiques considérables, ses responsables ont trouvé le temps de s’empêtrer dans des débats épineux sur la laïcité.

Début juin 2021, le gouvernement Macron a dissous l’Observatoire de la laïcité auquel d’aucuns reprochaient d’être trop “mou” sur la laïcité, pour le remplacer par une nouvelle entité [le Comité interministériel de la laïcité, placé sous la tutelle du ministère de l’Intérieur]. Pourtant, la façon dont le gouvernement lui-même applique la charte de la laïcité est parfois moins doctrinaire dans la pratique que dans la théorie. L’universalisme n’est pas toujours universel.

Si le gouvernement français ne recueille pas officiellement de données raciales, ethniques ou religieuses, le droit français reconnaît l’existence de crimes de haine, ce qui, dans les faits, passe par la reconnaissance officielle de différences ethniques et religieuses. Et puisque la loi de 1905 garantit aussi le libre exercice des cultes, l’État met des aumôniers à la disposition des citoyens dans certains cadres institutionnels : les casernes militaires, les hôpitaux, les prisons. Non seulement les militaires français ont le droit de faire le pèlerinage à La Mecque s’ils sont musulmans, ou à Lourdes s’ils sont catholiques, mais ces pèlerinages sont en outre financés par l’État français à travers des associations d’aumôniers militaires.

Société multiethnique

La crainte que la France ait perdu ses traditions imprègne une bonne part du discours politique actuel, à droite comme à gauche. Or la France, comme les États-Unis, est l’une des sociétés multiethniques et pluralistes les plus avancées qui soient, un pays d’immigration, une démocratie prospère garantissant la liberté de religion et d’expression, où 67 millions de personnes, parmi lesquelles les plus grandes communautés musulmane et juive d’Europe, vivent pour l’essentiel en bonne intelligence.

La communauté musulmane française est incontestablement la plus laïque du monde. Mais dans la mesure où la menace terroriste demeure élevée, et la France étant en période préélectorale, tout un éventail de sujets (liberté de culte, liberté d’expression, identité nationale, sécurité) alimentent un débat enflammé et souvent toxique sur la notion même d’identité française.

Pour l’élite française, la laïcité est au cœur de l’universalisme et de la République – c’est un rempart contre la fracture sociale. Selon les sondages, c’est un principe important pour la majorité des Français. (Les mêmes sondages révèlent néanmoins un fossé entre les générations : les jeunes de toutes religions, plus pratiquants que leurs aînés, sont aussi plus ouverts à l’idée de porter des symboles et des vêtements religieux dans les espaces publics et d’affirmer ainsi leur identité, à l’américaine.)

Mais l’universalisme à la française est devenu une caricature de son particularisme spécifique. À vouloir imposer la laïcité à tout prix, on peut en effet ouvrir autant de fissures qu’on en referme. S’il est une chose que l’histoire des religions nous apprend, c’est qu’en cherchant à bâillonner les convictions religieuses, on ne fait que renforcer la détermination des croyants.

Exercice d’équilibrisme

Toute société démocratique repose sur une tension entre diversité et unité. Cette tension n’est pas nouvelle, moins encore en matière de religion. Elle existait également dans les États autocratiques – songeons aux Romains, aux Ottomans ou aux Habsbourg. Mais elle est particulièrement difficile à résoudre dans les pays démocratiques, où le peuple détient le pouvoir et l’exerce souvent en s’organisant en blocs. L’exercice d’équilibrisme devient un test de la démocratie elle-même – de sa légitimité et de sa capacité à fonctionner.

Les tensions auxquelles on assiste à l’échelle nationale sont également à l’œuvre chez la plupart d’entre nous, en tant qu’individus. J’en suis moi-même tout à fait consciente, à mon niveau : lorsque je retourne aux États-Unis ou bien que j’observe mon pays de loin, je suis fascinée par l’exubérance avec laquelle les cultures et les croyances s’expriment dans la sphère publique.

Mais on voit mal ce qui, à terme, peut empêcher la fragmentation. Le gouvernement américain est, par définition, décentralisé. Les écoles ne consacrent plus beaucoup de temps à l’éducation civique. Les voix les plus puissantes qui dictent ce qui est ou n’est pas (ou ne devrait pas être) américain sont souvent celles qui expriment des idées nauséabondes et xénophobes.

Un espace public précieux

Lorsque j’observe la France, je ne puis qu’admirer le système éducatif qui s’efforce tout au moins de donner à chacun un socle commun de principes fondamentaux qui régissent la vie de la nation. À une époque où, de la mécanique électorale à la conduite des guerres, tout est privatisé, il est utile de se rappeler qu’au-delà de l’économie de marché il existe une chose essentielle que l’on appelle “l’espace public”, et que nous devons le protéger.

Dans la construction cartésienne qu’est la France, toutes les fleurs ont leur place au jardin à condition qu’elles s’intègrent au plan d’ensemble. Mais comme en témoigne la question de la laïcité, le système officiel peut être rigide et implacable. Les individus et les groupes sont contraints par la loi selon des modalités qui n’ont aucun équivalent dans d’autres démocraties.

Les Français sont sans doute plus multiculturels dans la pratique que dans la théorie, mais c’est la théorie qui domine. Dans la sphère publique, les individus sont censés étouffer certains aspects qui font partie intégrante de ce qu’ils sont.

Emmanuel Macron avait raison lorsqu’il disait qu’une bataille existentielle était en cours. Mais la guerre porte sur la démocratie proprement dite, et elle se joue sur un théâtre bien plus vaste que la France.

* En français dans le texte.


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