Publiée 4 avril 2022
TRIBUNE
La détresse psychique est directement déclenchée ou majorée par les politiques européennes d’immigration, souvent longues et restrictives. A ce titre, la vitesse et l’efficacité avec laquelle sont accueillis les Ukrainiens en France doivent servir de modèle pour favoriser la santé mentale de tous les exilés, estiment les psychiatres Alain Mercuel, Andrea Tortelli et l’épidémiologiste Maria Melchior.
Tribune. Depuis le début de l’offensive russe en Ukraine le 24 février, des millions d’Ukrainiens ont fui leur pays et environ 26 000 sont arrivés en France. En plus des personnes qui ont voyagé par leurs propres moyens, ou aidées par leurs familles et amis, le gouvernement français organise l’accueil de plusieurs milliers de personnes réfugiées en Moldavie dans le cadre d’un accord entre pays de l’Union européenne.
Exceptionnellement, les restrictions sur l’accès des Ukrainiens à l’espace Schengen ont été levées : les personnes sont autorisées à circuler pendant 90 jours et peuvent bénéficier d’une « protection temporaire » qui équivaut à une autorisation de séjour de six mois, l’accès à l’allocation attribuée aux personnes en situation de demande d’asile, l’autorisation de travailler ainsi que l’accès à un hébergement, aux soins, à la scolarisation des enfants et à des cours de français.
La vitesse et l’efficacité avec laquelle les dispositifs d’aide ont été mis en place par les autorités françaises sont impressionnantes, et montrent que l’accueil de populations victimes de guerre civile est bien sûr tout à fait possible à l’échelle d’une grande puissance mondiale comme la France.
Quel contraste avec la situation vécue par tant de personnes exilées d’autres pays en guerre ! En 2021, année marquée par la pandémie de Covid-19, 103 000 personnes ont demandé l’asile en France, dont 12 500 Afghans qui avaient, pour un grand nombre d’entre eux, travaillé avec les autorités françaises dans leur pays.
Facteurs psychosociaux stressants
D’après les chiffres de l’Office français de protection des réfugiés et apatrides, la durée moyenne d’examen d’une première demande d’asile – qu’il faut déposer via une plate-forme dématérialisée et difficilement accessible à de nombreuses personnes – était en 2021 d’environ huit mois et le taux de protection octroyé de près de 25 %, ce qui conduit de nombreuses personnes à formuler des recours et à poursuivre des démarches qui peuvent durer des années.
Sauf exception, les personnes en situation d’asile n’ont pas le droit de travailler, et près de la moitié n’est pas hébergée – contrairement à la loi et malgré de nombreuses condamnations des autorités françaises devant des tribunaux administratifs. Le temps de la procédure de demande d’asile est donc souvent non pas un répit, mais au contraire une période d’instabilité et d’incertitude qui grève les difficultés psychologiques des personnes.
Il est démontré que l’expérience migratoire augmente le risque de développement de troubles mentaux tels que la dépression, le stress post-traumatique et même les troubles psychotiques, à cause d’une exposition accrue à des facteurs psychosociaux stressants et d’une rupture des supports sociaux existants.
En ce sens, les recherches montrent de manière claire que la fréquence et la sévérité de ces troubles sont directement liées aux traumatismes subis avant le départ, mais aussi à tout ce qui a pu se produire pendant le trajet migratoire et aux conditions d’accueil et d’intégration dans le pays d’arrivée.
Comme le montre une étude menée au Danemark auprès de l’ensemble des personnes ayant obtenu l’asile dans le pays entre 1995 et 2016, par rapport à celles dont les démarches ont duré moins de six mois, toutes choses égales par ailleurs, celles qui ont dû attendre entre treize et vingt-quatre mois avaient 50 % de plus de troubles psychiatriques ayant entraîné des soins.
Machine administrative
Une autre étude, menée également au Danemark, a montré que les hommes réfugiés arrivés seuls et séparés de leur femme et de leurs enfants pendant plus de dix-huit mois avaient des niveaux de troubles psychiatriques deux fois plus élevés que ceux qui avaient pu être réunis avec leur famille moins de neuf mois après avoir obtenu l’asile.
Dans les consultations consacrées aux personnes exilées à Paris – telles que le dispositif Capsys (Consultation accompagnement psychiatrique et social) mis en place par le Groupe hospitalier universitaire (GHU)-Neurosciences Paris –, le constat est le même : la détresse psychique est directement majorée (ou déclenchée) par les politiques européennes d’immigration, souvent très longues et restrictives, et particulièrement par la « procédure Dublin » [règlement selon lequel les demandes d’asile ne peuvent être déposées que dans le pays de première arrivée], souvent source d’angoisse extrême, car associée à des camps de rétention ou au retour dans le pays qu’ils ont fui.
Petit à petit, ces exilés perdent tout espoir de se reconstruire et de s’intégrer dans une nouvelle société face à la machine administrative des procédures de demande d’asile pendant des mois voire des années, et qui les empêchent d’avoir le contrôle de leur vie. L’accès au droit de séjour et de travail est les conditions d’une vie digne et de la possibilité, d’aller de l’avant.
L’accueil réservé aux exilés ukrainiens montre que les autorités françaises savent prendre en charge des personnes vulnérables fuyant une guerre civile – les demandeurs d’asile et les réfugiés venant d’autres pays que l’Ukraine devraient bénéficier de conditions équivalentes. Autrement dit, l’Europe a le pouvoir d’éviter l’aggravation de la santé mentale de cette population déjà bien malmenée par la vie.
Maria Melchior est épidémiologiste, directrice de recherche à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm), Institut convergences migrations.
Alain Mercuel est psychiatre des hôpitaux, chef du pôle Psychiatrie-Précarité du Groupe hospitalier universitaire (GHU) Paris psychiatrie et neurosciences.
Andrea Tortelli est psychiatre et chercheuse, GHU Paris psychiatrie et neurosciences, Institut convergences migrations.
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