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jeudi 7 avril 2022

Violences conjugales : des citoyens prennent le relais

par Virginie Ballet, Envoyée spéciale à Dourgne (Tarn) et Arras (Pas-de-Calais) 

publié le 6 avril 2022

Dans le Tarn et le Pas-de-Calais, des bibliothécaires, des gardiens d’immeuble ou même des sœurs bénédictines aident les associations à détecter et accompagner les femmes victimes de violences. Une méthode qui porte déjà ses fruits. 

Déjà plus d’une heure qu’il est attablé et, semble-t-il, absorbé par la conversation menée tambour battant avec ses voisines. A tel point que frère Nathanaël en a raté le plateau de fromages qui circulait entre les convives. Il s’en amuse. Il faut dire que d’ordinaire ce moine bénédictin, regard rieur et scapulaire brun, déjeune en silence. «Sauf lorsqu’un frère fait la lecture», se corrige-t-il. Chargé de la bibliothèque de son abbaye tarnaise, le religieux s’est trouvé ce jour-là une voisine de table elle aussi férue de lecture en la personne de Nelly, 70 ans, bibliothécaire bénévole venue de Montgaillard, petite commune de 400 habitants vers Montauban. Ce n’est pourtant pas la passion des beaux ouvrages qui les réunit en ce lundi de mars, autour des grandes tablées boisées de la salle à manger de l’abbaye Sainte-Scholastique de Dourgne (Tarn), mais un engagement citoyen, délié de toute considération religieuse : tous deux sont des «relais ruraux», formés au repérage des violences conjugales par l’association Paroles de femmes, située à Gaillac, à une soixantaine de kilomètres de là.

Créé en 2016, ce système repose sur la volonté de s’engager venue de citoyens de tous horizons, qui seront ensuite chargés de détecter, d’informer et d’orienter les femmes victimes de violences dans leurs secteurs géographiques respectifs. L’association, fondée en 2005, compte désormais 140 relais bénévoles disséminés dans le département. Certains se proposent d’eux-mêmes, d’autres sont approchés par des relais déjà formés ou des élus locaux. Instituteurs, boulangers, facteurs, coiffeurs, travailleurs sociaux, religieux ou kinésithérapeutes : toute personne en contact avec du public est susceptible de rejoindre les rangs de cette armée aussi informelle que discrète. Ils ne sont pas officiellement répertoriés, ce sont des acteurs du quotidien, auxquels toute femme peut être amenée à se confier, même à demi-mot, souvent de manière inopinée.

47 % des féminicides dans les territoires ruraux

Au cœur du projet de l’association figure une volonté d’apporter des réponses aux femmes en milieu rural. Paroles de femmes fut d’ailleurs à l’origine de l’une des premières (et rares) études d’ampleur sur le sujet, menée avec la Fédération nationale solidarité femmes (FNSF) dès 2013 (1), pour «alerter les pouvoirs publics» sur les difficultés particulières rencontrées par les victimes de violences dans ces zones. Isolement, difficultés d’accès aux associations spécialisées, mobilité entravée ou poids du «qu’en-dira-t-on» constituent une forme de «double violence» pour ces femmes coincées entre «déni et oubli», pointait l’étude.

Il aura fallu attendre sept ans pour que cette supplique soit entendue et que les pouvoirs publics s’emparent, enfin, de cette question : en octobre, un rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat s’alarmait de l’existence de «zones blanches de l’égalité» en milieu rural, et relevait qu’en France les territoires ruraux représentent environ 80% de la superficie du pays. Si seulement un tiers de la population y vit, «ces territoires concentrent 47 %, soit près de la moitié, des féminicides constatés chaque année», poursuivait le rapport, qui préconisait, entre autres, de généraliser le système de relais ruraux créé par Paroles de femmes. Ces sentinelles, selon le rapport, «permettent l’implication de nombreux acteurs dans la lutte contre les violences : professionnels de santé, collectivités territoriales, forces de sécurité intérieure, commerçants travaillant ensemble pour apporter des réponses aux femmes qui en ont besoin».

Le modèle né dans le Tarn commence à faire des émules : en décembre, la FNSF s’est vue attribuer 65 000 euros par l’Agence nationale de la cohésion des territoires et la Direction générale de la cohésion sociale, à la suite d’un appel à manifestation d’intérêt, pour dupliquer ce modèle dans d’autres départements. Entre décembre et février, l’Etat a annoncé débloquer 1,5 million d’euros à destination d’associations ou de structures œuvrant pour l’égalité en milieu rural, dans le sillage des préconisations du rapport sénatorial, qui estimait aussi que «la question des moyens consacrés à ces structures associatives […] se pose avec acuité».

«Les monastères sont des lieux d’accueil et d’écoute»

Les relais ruraux ont été pensés comme un moyen de venir en aide à des femmes qui ne peuvent pas forcément parcourir les dizaines de kilomètres les séparant de la permanence de l’association la plus proche, parfois dans un contexte inattendu, quand le besoin de se confier se fait sentir. Nelly, la voisine de table de frère Nathanaël, et sa consœur Madeleine, se chargent un après-midi par semaine bénévolement de la bibliothèque de leur village. «Un endroit propice aux confidences : c’est calme, et on voit passer du monde», observe la volubile Madeleine, 78 ans, relais rural depuis trois ans. Les deux femmes, complices, se souviendront sans doute longtemps de ce matin où elles ont vu débarquer une usagère avec un œil au beurre noir. «Elle sortait des urgences : son mari l’avait battue le matin même», raconte Madeleine, qui a pu mettre à profit son rôle et donner à la victime les coordonnées de l’association. Plusieurs mois plus tard se sont posées des questions qu’elle n’avait pas anticipées : comment réagir si une victime vous recontacte ? Comment «garder la bonne distance», ne pas devenir une«confidente» malgré soi, d’autant plus si on vit dans le même village ? «Il faut savoir poser des limites. Les relais ne sont pas là pour faire le boulot des spécialistes, mais pour apporter une première écoute pour celles et ceux qui le peuvent, et surtout orienter les femmes vers des professionnels», tranche Betty Fournier, ex-présidente de Paroles de femmes, à l’origine du projet.

Régulièrement, les relais ruraux se retrouvent pour des déjeuners ou soirées conviviales afin d’échanger sur leurs pratiques et bénéficier d’une mise à jour de leur formation. En ce lundi de mars, s’ils partagent cuisses de poulet et macédoine de légumes dans la salle à manger voûtée de cette abbaye du XIXe siècle au pied de la Montagne noire, c’est parce que les religieuses qui y vivent selon la règle de Saint-Benoît ont elles aussi manifesté le désir d’être sensibilisées aux violences conjugales, en même temps que des élues, retraités, travailleuses sociales. Ici, 35 sœurs âgées de 40 à 102 ans partagent leur temps entre prière, couture et céramique, mais gèrent aussi un service d’hôtellerie doté d’une dizaine de chambres. «Les monastères sont des lieux d’accueil et d’écoute. Des endroits neutres où les femmes vont pouvoir s’exprimer et être respectées, dans la confidentialité. C’est important qu’on sache ce qui existe dans la société pour pouvoir aider ces femmes quand elles parlent et les orienter dans leur milieu de vie pour les aider», observe sœur Odile Benoît.

Les religieuses responsables du service d’hôtellerie ont souvent manifesté leur désarroi face à des femmes en situation de violences, qui se confiaient, mais qu’elles ne savaient pas forcément comment conseiller. Alors sœur Mireille, la responsable de la communauté, a pris contact avec Paroles de femmes pour organiser des sessions de sensibilisation et implanter des relais dans la communauté. Au programme ce jour-là : comment différencier un simple conflit d’une situation de violences ? Quelles formes peuvent prendre les violences conjugales ? Qu’est-ce que le cycle de la violence, qui fait alterner phases de tensions et périodes de lune de miel ? Claude Rosenthal, pédopsychiatre bénévole au sein de l’association, est aussi venu évoquer les conséquences sur les enfants. «Tous subissent des répercussions plus ou moins importantes des violences survenues entre les parents. Mais, dans la majorité des cas, la mère se démène pour que l’enfant ait une construction satisfaisante. Tous ne sont pas des enfants cassés», déroule-t-il. L’an dernier, l’association a accompagné 80 enfants, avec l’aide d’une psychologue. Ce chiffre suscite un sifflement d’effroi dans la salle.

«Un peu comme des espions dormants»

Studieuse, l’assistance, composée d’une trentaine de personnes venues pour beaucoup avec leur bloc-notes, multiplie les questions. «Qu’est-ce qu’on peut faire ?» «Faut-il leur conseiller de revenir nous voir ?» «Comment repérer un manipulateur ?» Betty Fournier les enjoint à traquer une «somme de petits repères», comme autant d’indices que quelque chose ne va pas : une femme qui surveillerait sans cesse son téléphone, signe d’un potentiel harcèlement, ou un homme «très pressé dans la relation : pressé de se marier, de faire un enfant, mais qui se précipitera tout aussi vite dans l’isolement ou la dévalorisation de sa partenaire»«Pour le reste, n’hésitez pas à poser la question : Mme, comment ça va dans votre couple ? Et à les valoriser dans les pas qu’elles font.»

José, ex-gendarme à la retraite, désormais bénévole au sein de Paroles de femmes, est venu répondre aux questions, nombreuses, sur les recours judiciaires possibles, comme il le fait aussi auprès des victimes : quelle différence entre une plainte et une main courante ? Quelles peines encourues ? Sa volonté de s’engager autrement, explique ce discret sexagénaire, est venue à son départ en retraite il y a cinq ans. «En arrivant à Gaillac, j’ai cherché une association qui aide les femmes, notamment parce qu’au cours de mes dernières années de carrière, j’avais un bureau pas loin de l’accueil à la gendarmerie. J’ai pu voir ce qui se passe quand un enquêteur n’a pas envie de faire son boulot, par fainéantise ou par incompétence», souffle-t-il, égrenant des refus de plainte, des victimes dissuadées dans leurs démarches pour ne pas «emmerder une famille», voire carrément insultées… De quoi se dire qu’«il y a encore du boulot». Les relais ruraux, salue-t-il, sont «un peu comme des espions dormants», aptes à «faire bouger les choses».

Signe, s’il en fallait, que la parole se libère : dans le Tarn, selon la préfecture, le nombre de plaintes pour violences conjugales est passé de 443 en 2019 à 1 005 en 2021. «Une hausse deux fois supérieure à la moyenne nationale, qui révèle les effets du travail exemplaire des associations, analysait mi-mars auprès de Libération Fanny Gazagne, déléguée départementale aux droits des femmes et à l’égalité. Quand toute la population se sent concernée, ça permet d’avancer.» En région Occitanie, 66 000 euros ont ainsi été investis, dans le sillage du grenelle des violences conjugales de 2019, pour sensibiliser, à terme, tous les agents en contact avec du public, des caisses d’allocations familiales aux secrétariats de mairie, en passant par Pôle Emploi, ainsi que, prochainement, des élus. C’est aussi ce que préconisait à l’automne le rapport de la délégation aux droits des femmes du Sénat : renforcer, sur tout le territoire, la formation des agents potentiellement en contact avec des femmes victimes de violences, pas seulement des policiers, soignants ou magistrats. Jusqu’ou faut-il aller ? En Espagne, voisine européenne souvent citée en exemple, les coiffeurs madrilènes sont par exemple sensibilisés aux violences conjugales dans le cadre de leur formation, et les salons sont pourvus de prospectus d’information discrets.

«Le rôle de tout citoyen, non ?»

Dans l’Hexagone, certains organismes ont d’ores et déjà pris les devants, à l’image de l’Union sociale pour l’habitat, qui a depuis deux ans noué un partenariat avec la FNSF, pour former ses salariés aux violences conjugales. Objectif : d’ici cinq ans, sensibiliser 60 000 de ses 80 000 collaborateurs. A plus de 900 kilomètres de Dourgne, à Arras (Pas-de-Calais), une quinzaine d’employés de différents bailleurs sociaux des Hauts-de-France s’est réunie, le 8 mars, pour trois heures d’informations complètes sur la thématique, dispensées par deux formatrices de l’association spécialisée Solfa. Gardiens, chargés de clientèle ou de contentieux : tous les participants sont en contact avec du public. «Face à l’emprise, l’intervention d’une tierce personne, quelqu’un du quotidien, peut susciter une prise de conscience et contribuer à une sortie des violences», estime Karine Rahouadj, l’une des formatrices. Gardien dans le Nord depuis près de vingt-cinq ans, David, 45 ans, présent ce jour-là, a souvent soupçonné des violences dans certains foyers. Ceux qui se claquemurent, refusent d’ouvrir la porte. Celles qui dissimulent tant bien que mal un bleu, une blessure. Ceux qui clament : «Ne parlez pas à ma femme, mais à moi, s’il y a quoi que ce soit.» David avait déjà déployé des ruses, pour leur montrer qu’il était là, si besoin, en les convoquant dans sa loge pour «des prétextes bidon». «Mais après, je ne savais pas forcément vers qui les orienter. Je n’avais pas les mots qu’il fallait pour les aider sans être trop brusque.» Désormais, «plus attentif encore», il fera tout pour leur faire comprendre «qu’elles ne sont pas seules». Il marque une pause, puis questionne : «Ça n’est pas tant un rôle en tant que gardien, mais ça devrait être le rôle de tout citoyen, non ?»

Ce ne sont pas les relais ruraux du Tarn qui le contrediront. Depuis que des formations sont dispensées, plusieurs femmes victimes ont déjà poussé la porte des locaux de l’association, à Gaillac, sur les conseils des relais – sans que l’on puisse en connaître le nombre exact –, et bénéficier ainsi de conseils juridiques, d’aide psychologique, pour elles et leurs enfants, ou d’ateliers d’autodéfense. Dans les boulangeries, épiceries, cafés comme dans les cabinets médicaux, ont essaimé des brochures pour informer les femmes des ressources à leur disposition, déposées par les relais. A tel point que désormais, dans la petite boutique de l’abbaye de Dourgne, des prospectus d’information sur les violences conjugales et le numéro national d’écoute de Solidarité Femmes, le 3919, côtoient l’artisanat produit par les religieuses. Tous les relais ruraux se voient remettre un kit de ce genre, fait de documentation sur les statistiques nationales ou les textes de loi en vigueur et d’informations à destination du public, comprenant les coordonnées des associations les plus proches.

Ce jour-là, Céline Roucolle, chargée de la mission ruralité au sein de Paroles de femmes, est aussi venue avec un violentomètre, intégré depuis peu aux outils remis aux bénévoles. Conçue en Amérique latine et transposée en France par l’Observatoire des violences envers les femmes de Seine-Saint-Denis, cette petite réglette colorée permet, à travers une vingtaine de questions, d’évaluer le niveau de toxicité, voire de danger, d’une relation. «On sait maintenant davantage comment adapter notre écoute, mais surtout donner les bonnes informations, poser les bonnes questions», se réjouit sœur Mireille, qui y voit aussi un moyen de renforcer le lien entre la société civile et ses ouailles, loin d’être hermétiques au mouvement de libération de la parole des femmes mis en lumière par #MeToo. Car l’abbaye, équipée d’une connexion internet, est abonnée à plusieurs titres de presse (mais pas Libération, s’excuserait presque sœur Mireille en souriant), lus à voix haute chaque samedi. «La société change, beaucoup de choses remontent à la surface, le mouvement féministe est très présent. Forcément, ces sujets nous touchent dans notre être de femme», poursuit la religieuse.

A un petit kilomètre de là, les frères de l’abbaye d’En Calcat, à laquelle appartient frère Nathanaël, ont ressenti le même besoin de s’impliquer, après avoir été plusieurs fois heurtés par des récits de«détresse» livrés lors des accompagnements spirituels qui y sont proposés. «Certaines femmes m’ont déjà dit, comme si c’était normal, que leur conjoint surveille leur portable, leurs mails ou leurs comptes en banque, s’indigne frère Nathanaël. Maintenant, il m’arrive de leur dire : “Vous dites qu’il est protecteur, moi je vois une forme de contrôle.”» Bien sûr, ces violences lui semblent toujours aussi «insensées», et il lui faut encore «accepter une certaine forme d’impuissance». Mais il veut y croire : il a maintenant en main des clés «pour agir, plus seulement subir».

(1) «Les violences faites aux femmes en milieu rural : une étude en Midi-Pyrénées et en Pays-de-la-Loire», FNSF et Paroles de femmes, 2016.
(2) En 2020, 102 femmes ont été tuées par leur conjoint ou leur ex, selon le ministère de l’Intérieur.


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