Par Béatrice Gurrey Publié le 7 novembre 2021
ENTRETIENJe ne serais pas arrivé là si… Chaque semaine, « Le Monde » interroge une personnalité sur un moment décisif de sa vie. Le réalisateur et acteur italien évoque le « métier de ses rêves », depuis son premier film en 1976, jusqu’à « Tri piani », au cinéma le 10 novembre.
Grand, sec, élégant, caustique, affable, mordant, et molto simpatico, Nanni Moretti reste, à 68 ans, fidèle à lui-même. Après de nombreux succès, parmi lesquels Journal intime(1994), La Chambre du fils (2001), Habemus Papam (2011), le réalisateur et acteur italien présente Tre piani. Ce quinzième long-métrage, en sélection officielle lors du dernier Festival de Cannes, sort en salle le 10 novembre.
Je ne serais pas arrivé là si…
Si, à 17 ans, je n’avais pas arrêté le water-polo. Je jouais en ligue 1 et dans l’équipe nationale junior. J’ai recommencé à jouer, cinq ans après, tout en étant conscient que je ne me réalisais pas dans une piscine. Et j’avais déjà commencé à tourner un court-métrage. Si j’avais continué le water-polo, je pense que j’aurais fait les Jeux olympiques de 1976 et de 1980, ensuite je serais devenu entraîneur. Je ne vois pas d’autre issue. Je ne réussissais pas à m’imaginer enseignant, comme l’étaient ma mère, mon père, ma sœur et mon frère. Même si je pense que c’est un très beau métier. Mais je n’ai pas fait de bonnes études et j’en ai le regret.
A 17 ans, il y a eu toute une série d’abandons : j’ai arrêté de faire de la politique et j’ai arrêté l’école. Ce n’était pas une bonne période. Je suis allé deux semaines à Paris et deux semaines à Londres, où mon frère préparait sa thèse de littérature anglaise. J’ai commencé à étudier seul et j’ai passé mon bac en candidat libre.
J’imagine qu’il y a aussi des raisons positives, pas que des renoncements ?
Je ne serais pas arrivé là si je n’avais pas habité à Rome. Si j’avais fait mon premier long-métrage en super-8, Je suis un autarcique [1976], dans une petite ville, il ne se serait rien passé du tout. A Rome, il y a quarante-cinq ans, les journaux comptaient encore, il y avait la télévision nationale, la RAI, et ce ciné-club de super-8 où mon film est passé. Grâce au cas que l’on a fait de ce film j’ai trouvé un vrai producteur pour faire un vrai film, Ecce Bombo [1978], projeté dans de vrais cinémas.
A 22 ans – après trois courts-métrages en super-8 –, j’avais écrit un scénario qui s’appelait Militanza, militanza, pour lequel je cherchais des producteurs. J’ai vite compris qu’avec un tel sujet, non seulement ils ne le produiraient pas, mais qu’ils ne liraient même pas le scénario. Si j’avais commencé à me lamenter et à me plaindre de la méchante industrie du cinéma, je serais rentré dans le cercle vicieux de la victimisation. Si je m’étais considéré comme un « incompris du système », comme une victime, je ne serais pas arrivé là. Cela tient aussi à l’accueil qu’a reçu Ecce Bombo, un malentendu parfait ! Je croyais avoir fait un film douloureux pour un public restreint et j’ai découvert que c’était un film comique, grand public.
Où êtes-vous né ?
Mes parents vivaient à Rome mais je suis né à Brunico, à la montagne. Vous savez, à cette époque [en 1953], il n’y avait pas des mois et des mois de congé maternité. Il était opportun que les enfants d’enseignants naissent l’été ! Ma sœur, mon frère et moi, nous sommes tous nés pendant les vacances. Mes parents aimaient beaucoup la montagne, ils étaient en vacances dans cette région du Trentin-Haut-Adige, où je suis né, au mois d’août.
Quel héritage intellectuel avez-vous reçu de vos parents, l’une professeur de latin et de grec et l’autre historien épigraphiste du grec, une branche de l’archéologie ?
Je ne serais pas arrivé là si mes parents n’avaient pas été très libéraux avec moi, sans m’obliger à fréquenter l’université ou à obtenir des diplômes. Grâce à eux, j’ai hérité de quelque chose d’assez peu italien : me sentir responsable de ce que je dis et de ce que je fais. Ce n’est pas l’attitude de la majorité des Italiens. Mes parents m’ont donné l’amour de mon travail. Le désir d’honorer cette chance d’exercer le métier de mes rêves et de le faire le mieux possible.
Une chose que je n’ai pas héritée de mon père, malheureusement, c’est la tolérance. Il semble que cette caractéristique ne soit pas arrivée jusqu’à moi, je le regrette beaucoup. Il était libéral, modérément conservateur – et entouré d’une famille de gauche. Mais il était très tolérant. A la maison, nous l’appelions « Gruppettaro », comme les communistes appelaient, de façon péjorative, « gruppettari » les minoritaires regroupés entre eux, les gauchistes. A l’époque, le parti libéral atteignait des pourcentages qui le faisaient ressembler à des groupuscules gauchistes.
Mes parents m’ont laissé prendre le risque de faire ce que je voulais. Ils m’ont offert des années pour cultiver ma passion, sans pression pour trouver un travail et sans aucune certitude. A 19 ans, je n’avais rien fait, et ils n’avaient aucune relation dans le monde du spectacle. L’école de cinéma, le Centre expérimental du cinéma, la plus réputée d’Italie, était à côté de Cinecitta [studio de cinéma romain]. J’y suis allé avec ma mobylette, j’ai lu l’avis de concours et je suis rentré à la maison : il était réservé aux diplômés. C’est tout de même paradoxal, il aurait dû être accessible à ceux qui n’allaient pas à l’université.
Dans « Mia Madre » (2015), Margherita Buy, qui joue le rôle de votre sœur, explique à sa fille à quoi sert d’apprendre le latin. En quoi ce thème de la transmission est-il important pour vous ?
Je veux avoir l’illusion que donner l’exemple compte. J’ai un fils, auquel je ne fais pas de grands discours théoriques. Simplement, je cherche à vivre et à travailler d’une certaine façon, en espérant que mon mode de vie et de travail lui transmette quelque chose. Beaucoup de mes assistants sont devenus réalisateurs. Je ne leur donnais pas de leçons sur le cinéma. Je leur montrais juste comment je travaillais, et j’espère de cette façon leur avoir raconté, communiqué, transmis, quelque chose.
« On ne joue pas pour jouer, on joue pour gagner ! » « Vous aimez gagner cardinal ? C’est bien ! » Que disent de vous ces deux répliques, tirées de « La Chambre du fils » et de « Habemus Papam » ?
Le dimanche, je joue au tennis avec un de mes amis acteurs et quand je perds, je souffre beaucoup moins qu’avant. Cela me préoccupe ! Je suis sérieux ! Cette volonté de gagner, cet esprit de compétition sont en train de s’affaiblir, c’est ennuyeux. Mais quand je vais au Festival de Cannes, ils sont intacts. Et puissants. Malheureusement [dit-il en français], quand on voit le résultat de la dernière édition pour moi…
C’est donc le goût de la victoire qui vous plaît dans le sport ?
Oui, évidemment. Au tennis, je peux battre des gens un peu meilleurs que moi, parce qu’ils pensent à bien jouer, ils pensent au beau geste, alors que moi je pense à gagner. J’ai un jeu déstructurant, je les déstabilise. Mais c’est aussi parce que je décide au dernier centième de seconde ce que je veux faire. En l’espace d’une seconde, je change d’idée trois fois. Ils se demandent où je vais frapper, mais je ne le sais pas moi-même !
« Journal intime » raconte la découverte de votre cancer, sans en dire plus. Qu’est-ce que cette maladie vous a appris sur vous-même ?
Rien. Il y a quelques années, j’ai eu une seconde tumeur qui n’avait rien à voir avec la première. Ces deux expériences ne m’ont absolument rien appris. Je sais qu’il est obligatoire de dire quelque chose. Par exemple, « j’ai compris qui étaient mes vrais amis, les valeurs authentiques dans la vie, j’ai revu mes priorités, etc. ». Rien de tout cela. La seule chose est que cela a accentué un trait de mon caractère : je ne me sens aucune sujétion vis-à-vis des médecins. Je n’ai pas honte de poser toutes les questions qui me viennent à l’esprit. Je pense que l’une des qualités les plus importantes pour un médecin est de savoir écouter. Peu de médecins en sont dotés. Je ne suis même pas devenu hypocondriaque après deux cancers. Parfois j’ai des douleurs, mais je ne m’en soucie pas trop.
Dans « Aprile » (1998), un ami vous tend un mètre qui mesure les années qu’il reste à vivre : trente-six ans. Vous le racontez d’une façon drôlissime. Vous gardez aujourd’hui la même légèreté, la même autodérision ?
Oui, je pense que oui. Même s’il était clair, alors, et qu’il est toujours aussi clair, qu’il n’y a aucune sorte d’au-delà. Je ne comprends pas pourquoi personne ne réussit à accepter cela. Même les personnes qui ne sont pas croyantes s’obligent à penser que, un jour, elles vont retrouver les personnes aimées. Malheureusement, il n’en est rien. Il ne faut pas pour autant penser que la vie n’a pas de sens. C’est à nous de le trouver.
A une époque, vous étiez très engagé, à gauche. Vous pourriez refaire des films purement politiques, comme « Le Caïman » (2006) sur Berlusconi ?
D’abord, quand j’ai fait des films politiques, comme d’autres réalisateurs, je ne voulais pas me contenter de faire un film fort, d’actualité, je voulais surtout faire un bon film. Et qui n’ait pas été vu trois mille fois. C’est le premier engagement d’un metteur en scène. Il est possible qu’il m’arrive à nouveau de faire un film politique. Mais, je le répète, sans me contenter du sujet, du thème. Dans un film, ma satisfaction repose sur la forme.
La chute d’Allende au Chili, en 1973, vous a inspiré un documentaire puissant, « Santiago, Italia » (2018). Qu’est ce qui vous motive dans ce genre de cinéma ?
J’avais déjà réalisé un documentaire sur la fin du Parti communiste italien, La Chose. Je ne fais pas des documentaires pour démontrer quelque chose aux spectateurs, mais parce que je suis moi-même curieux de comprendre une situation.
« Tre piani », votre premier film adapté d’un livre, celui de l’écrivain israélien Eshkol Nevo, a reçu un accueil mitigé au Festival de Cannes. C’est difficile pour vous, malgré la reconnaissance internationale qui est la vôtre ?
Je n’ai lu que trois critiques italiennes. Et elles étaient bonnes. Si le problème repose sur le fait qu’il n’y ait pas d’ironie dans mon film, ce n’est pas mon problème. Dans cette histoire, il n’y avait pas de place pour l’ironie. Si j’avais voulu faire un film comique et que ce film ne fasse rire personne, là ce serait grave. Si une loi disait tout le monde peut faire des films comiques sauf Moretti, je m’y plierais. Je suis légaliste. Mais cette loi n’existe pas encore, et je pense que j’ai le droit de faire les films que je me sens de faire au moment où je les fais.
Un désir nouveau pour les salles de cinéma peut-il naître du manque occasionné par la pandémie de Covid-19 ? En dépit du développement des plates-formes et du cinéma à domicile…
Délibérément, je ne fais semblant de rien. Délibérément, je continue à réaliser des films pour le cinéma comme je le fais depuis des décennies. Je sais que les spectateurs ont un peu peur de revenir dans les salles, surtout les plus âgés d’entre eux. Beaucoup de gens se sont habitués à regarder des films à la maison. Mais je veux continuer à tourner et à produire des films pour les salles. Je n’en parle pas comme un exploitant de salle [il a repris en 1991, à Rome, une salle de cinéma qu’il a baptisée le « Nuovo Sacher »], j’en parle comme spectateur : cette vision dans la salle est irremplaçable. Je sais que cela peut paraître vieillot, mais je ne peux rien y faire !
Je connais tant de réalisateurs, de scénaristes, qui travaillent pour des plates-formes et qui viennent me voir en gémissant. « Tu sais ce qu’ils nous ont dit ? Que le public de référence, c’était des adolescents de 13 ans qui regardaient des séries sur leur portable, dans le métro ! Bouhouhou ! » Eh bien, j’aurais tendance à leur dire : « Arrêtez de travailler pour des plates-formes et recommencez à travailler pour le cinéma ! »
Quel sera votre prochain film ?
Souvent les réalisateurs ne comprennent rien des films qu’ils font. Le prochain me semble être une comédie, mais peut-être que je me trompe…
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