D’innombrables bactéries jouent un rôle essentiel dans le bon fonctionnement de l’organisme humain. Pourrait-on aller plus loin, et envisager l’incorporation de bactéries non seulement pour nous maintenir en bonne santé, mais pour guérir activement, de l’intérieur, les cellules dans lesquelles elles sont hébergées ? C’est tout l’enjeu d’un programme de recherche de la Michigan State University, qui est parvenue à modifier un Bacillus subtilis, « une bactérie normale du microbiote », afin qu’elle pénètre dans certaines cellules immunitaires de la souris sans être détruite, et modifie le comportement de celle-ci à l’aide d’une protéine. De quoi ouvrir de nouvelle perspective sur notre compréhension du médicament et de la guérison.
- L’expérience menée par l’équipe de la Michigan State University pose, bien entendu, une question éthique : est-il souhaitable de créer des « endosymbiontes artificiels » – des bactéries modifiées et programmées en laboratoire pour répondre à certains objectifs humains ? Le problème ne sera pas tranché en un jour. Mais la perspective d’utiliser ces microorganismes pour nous soigner constitue, cependant, une petite révolution dans la manière dont nous concevons la santé et la guérison. « C’est une vision à long terme », souligne le microbiologiste Christopher Contag, qui a participé à l’étude. « C’est l’une des choses les plus importantes dans un avenir très proche. »
- À quoi tient cette révolution ? En général, nous concevons le médicament sur le mode de l’injection d’une substance, produite en laboratoire ou extraite naturellement, au sein d’un organisme qui l’incorpore dans un second temps. Les recherches de la Michigan State University permettent au contraire d’envisager l’incorporation dans l’organisme du dispositif de production curatif lui-même. Le médicament ne vient plus de l’extérieur ; il est produit de l’intérieur. Soit que les bactéries accueillies dans l’organisme génèrent directement le remède, soit qu’elles mettent en place de nouveaux circuits moléculaires permettant d’activer certaines fonctions des cellules.
- De ce point de vue, le médicament n’est plus une substance inerte, mais un système vivant qui englobe à la fois la molécule et ce qui la produit. Ce système n’est plus seulement logé dans l’organisme, comme les bactéries de la flore intestinale ; il est pleinement intégré dans les cellules. Il ne contribue pas seulement, comme le montre l’ensemble des recherches sur le microbiome, au bon fonctionnement statique du métabolisme, mais permet l’émergence de nouvelles capacités, en l’occurrence de guérison. Le glissement interroge inévitablement l’intégrité physiologique de l’organisme. À quoi tient l’unité d’un organisme qui intègre en lui une pluralité de formes de vies ? Existe-t-il une différence claire entre le soi et le non-soi biologique, dans cette chimère en mosaïque ? La question se pose d’autant plus fortement ici : le maintien de la santé, qui semble à première vue passer par la préservation de l’intégrité corporelle contre les invasions extérieures, pourrait bien s’enrichir, au contraire, en s’ouvrant à une altérité biologique intérieure.
- C’est tout l’enjeu de la pensée de la biologiste et philosophe Lynn Margulis (1938-2011). Dans Acquiring Genomes: A Theory of the Origin of Species (2002), elle faisait de la « symbiose » bactérienne – l’incorporation progressive de formes bactériennes jusqu’à un point d’indistinction – le moteur même de l’évolution. Les mitochrondries, par exemple, qui produisent notre énergie, sont vraisemblablement d’anciennes bactéries intégrées de manière pérenne. « L’acquisition de l’autre qui se reproduit, du microbe et du génome, n’est pas un simple événement mineur. L’attraction, le mélange, la fusion, l’incorporation, la cohabitation, la recombinaison – à la fois permanente et cyclique – et d’autres formes d’accouplements interdits sont les principales sources de variation. […] La force créatrice de la symbiose a produit les cellules eucaryotes à partir des bactéries. Aussi tous les grands organismes – les protistes, les champignons, les animaux et les plantes – ont-ils une origine symbiogénétique. Mais la création de la nouveauté par symbiogenèse ne finit pas avec l’évolution des cellules les plus récemment nucléées. La symbiose continue d’être partout à l’œuvre. »
- À ceci près qu’elle pourrait, désormais, être guidée activement par l’être humain et ses techniques. C’est peut-être ici que le détour par la biologie rejoint, par un autre bout, la question éthique. Si pour l’essentiel, l’évolution tient à la rencontre imprévue des formes de vies qui produisent entre elles de nouvelles possibilités, n’y a-t-il pas un risque à envisager que nous pourrions contrôler, dans une large mesure, cette évolution ?
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