par Fabien Leboucq publié le 8 novembre 2021
Question posée le 21 octobre par Yohan.
«Est-il vrai qu’il y a quatre fois plus de tentatives de suicide chez les jeunes depuis le Covid ?» Vous nous interrogez sur une statistique circulant sur les réseaux sociaux, et mentionnée notamment par la psychologue Marie-Estelle Dupont sur CNews le 21 octobre (à 16′30) : «Le Journal américain de l’Académie de médecine (sic) a publié un article écrit par le pédopsychiatre de [l’hôpital] Robert Debré […] Par rapport à il y a dix ans, nous avons en novembre-décembre 2020, 299% d’augmentation des tentatives de suicides et des suicides chez les moins de 15 ans. […] On a donc des adolescents qui, depuis les restrictions sanitaires, le deuxième confinement, l’anxiété de leurs parents, les difficultés économiques et psychosociales… vont très mal, et ont des idées de mettre fin à leurs jours. [Leur nombre a] drastiquement augmenté.» En parallèle sont diffusés des graphiques montrant que la hausse a été très forte au cours des deux dernières années. Sur Twitter, le chiffre a été largement repris. Martin Blachier, médecin en santé publique et figure très médiatique pendant la pandémie, a ainsi déploré une hausse de 300% des suicides chez les enfants, évoquant un «phénomène jamais vu auparavant». Le président des Patriotes, Florian Philippot, a également relayé l’information qui justifierait selon lui la démission des autorités.
«Corrélation entre les tentatives de suicide et l’épidémie»
Ces différentes données sont issues d’une lettre de recherche intitulée «Tendances temporelles des tentatives de suicide parmi les enfants dans la décennie avant et pendant la pandémie de Covid-19, à Paris». Publiée dans le Journal of the American Medical Association. Elle porte sur les enfants de moins de 15 ans, admis aux urgences pédiatriques de l’hôpital parisien Robert-Debré (XIXe arrondissement), entre janvier 2010 et avril 2021. Soit 830 enfants. Contrairement à ce que Florian Philippot, Martin Blachier ou Marie-Estelle Dupont affirment, cette augmentation ne concerne pas les suicides, puisque ces derniers ne sont pas pris en compte dans l’étude. Cette dernière porte sur les tentatives.
Le coauteur de l’enquête Richard Delorme, psychiatre de l’enfance et de l’adolescent dans l’hôpital Robert-Debré, précise que les admissions aux urgences dans ce centre font l’objet de notes centralisées, prises par le personnel, depuis des années, et que c’est en se fondant sur ce registre qu’il a pu constater la hausse des tentatives de suicide (TS) chez les plus jeunes.
On retrouve bien dans cette publication le chiffre de + 299 % évoqué sur CNews. Ce dernier désigne l’augmentation des admissions aux urgences de l’hôpital Robert-Debré pour tentatives de suicide chez les moins de 15 ans entre juillet-août 2019 et mars-avril 2021. Soit entre le plus bas niveau de 2019, et le plus haut niveau de 2021. Si on regarde la courbe des tendances, qui gomme les variations mensuelles, la progression est logiquement moins importante, même si la hausse reste spectaculaire. Peu avant 2020, ce chiffre avait déjà presque doublé. Depuis 2021, on compte plus de 40 admissions pour tentatives de suicide par bimestre dans l’hôpital Robert-Debré, c’est deux fois plus qu’avant 2020, et même quatre fois plus que pendant la période 2011-2017.
L’augmentation apparaît ainsi comme le fruit d’un double phénomène, selon l’étude : une tendance longue et haussière, depuis environ 2016, mais aussi donc une accélération forte dans la période de la pandémie. Richard Delorme précise au sujet de cette accélération : «Il y a une corrélation positive entre les tentatives de suicide chez les plus jeunes et l’épidémie, mais les déterminants exacts sont inconnus.» L’étude dresse d’ailleurs plusieurs hypothèses : «De nombreux facteurs peuvent avoir contribué à cette accélération, comme la sensibilité spécifique des enfants aux mesures de prévention [mitigation], la détérioration de la santé ou de la situation économique de la famille, l’augmentation du temps d’écran et de la dépendance aux médias sociaux, ou le deuil.»
Peut-on étendre ces résultats à l’ensemble du pays ?
Comme toute étude scientifique, celle des équipes de Richard-Debré comporte une partie «discussion», où les auteurs réfléchissent aux limites de leur travail : «Notre étude présentait certaines limites dans la mesure où elle était monographique, sujette à un biais de représentativité, et également incapable de ventiler les patients par sexe. Seuls les patients âgés de 15 ans ou moins ont été inclus, ce qui limite la comparaison de nos résultats avec des travaux similaires incluant des patients âgés de 16 à 21 ans. Enfin, notre suivi attentif des potentielles évolutions de la santé mentale des enfants depuis le début de la pandémie peut également avoir conduit à une surestimation des résultats que nous avons rapportés.» Cette dernière phrase fait référence à un biais connu dans tout travail statistique : plus on est attentif à un problème, plus celui-ci a tendance à être recensé (ce qui ne veut pas dire qu’il n’augmente pas objectivement).
Le psychiatre Richard Delorme rappelle aussi que l’étude porte sur un bassin de population correspondant au quart nord-est de Paris et de l’Ile de France. Soit «une population plutôt défavorisée, dont les parents ont plus travaillé que les autres pendant le Covid, plus précaires économiquement.» Autrement dit : une population vulnérable chez qui les facteurs de risques de suicide ont plus de chances de s’aggraver dans le contexte pandémique.
«Il faut se méfier d’une vision centrée sur un seul hôpital», met en garde Vincent Jardon, responsable dans les Hauts-de-France de VigilanS, un dispositif de suivi des personnes ayant tenté de se suicider, à partir des remontées d’informations de services d’urgences partenaires (et qui peut donc procéder à une compilation de leurs nombres). Toutefois, il note que «le constat général semble assez partagé sur le territoire national».
Auprès de CheckNews, le psychiatre fait état des chiffres qui lui ont été transmis par les hôpitaux de plusieurs villes. A Rouen, on constate que les entrées aux urgences pour des TS ont presque quadruplé entre 2019 et 2020. A Marseille, il y a eu chez les moins de 15 ans deux fois plus de TS en 2021 par rapport à 2020. A Nancy par contre, si les «crises suicidaires» ont bien augmenté, ce n’est pas le cas des tentatives.
Autres sources de données allant dans le même sens que les précédentes : les bulletins épidémiologiques émis par Santé publique France (SPF), intitulés «Analyse des regroupements syndromiques de santé mentale.» Parmi les phénomènes observés : les «gestes suicidaires». Cet indicateur «regroupe les passages aux urgences en lien avec un geste suicidaire certain (auto-intoxications et lésions auto-infligées) ou probables (intoxications médicamenteuses, effet toxique de pesticides et asphyxie d’intention non déterminée)», résume SPF. La mesure s’opère via les remontées du réseau Oscour sur les passages aux urgences.
On ne trouve pas de valeurs absolues dans ces publications, mais les graphes qu’elles contiennent sont éclairants. Ceux qui suivent sont issus du point épidémiologique paru le 25 octobre (téléchargeable ici).
D’abord, on constate que pendant la première moitié de l’année 2020 (courbe verte sur les graphes), c’est-à-dire au début de la pandémie, il y a eu moins de passages aux urgences pour des gestes suicidaires que les autres années, quelle que soit la classe d’âge observée. L’étude menée à l’hôpital Robert-Debré dressait le même constat : «Il est intéressant de noter que nous avons observé une diminution des tentatives de suicide dans les premiers mois de la pandémie, pendant la période de confinement de mars 2020 en France, ce qui peut avoir résulté non seulement d’une surveillance parentale accrue mais aussi de difficultés d’accès aux soins urgents.»
Mais surtout, d’après les graphes de SPF, on compte autant d’admissions aux urgences pour des gestes suicidaires au cours de l’année 2021 (courbe jaune dans les graphes) que lors des précédentes pour l’ensemble de la population. Sauf pour une catégorie : les moins de 15 ans. Dans le graphique en haut à gauche, la courbe jaune se situe largement au-dessus de celle des années précédentes. Il y a bien eu plus de gestes suicidaires chez les jeunes que lors des années précédentes. SPF ne se prononce pas sur l’origine du phénomène : «Nous ne disposons pas de données sur les causes via ce système d’information.»
Même constat aux Etats-Unis
Le même constat a été dressé dans d’autres pays, relève l’étude menée à Robert-Debré. Comme aux Etats-Unis, où à partir des remontées de 71% des services d’urgence du pays, les Centres pour le contrôle et de prévention des maladies (CDC) ont constaté dans la population des 12-17 ans que «par rapport aux périodes correspondantes en 2019, le taux de visites aux urgences pour des tentatives de suicide présumées [c’est-à-dire la part des visites aux urgences pour TS parmi l’ensemble des visites aux urgences] était 2,4 fois plus élevé au printemps 2020, 1,7 fois plus élevé en été 2020 et 2,1 fois plus élevé en hiver 2021. Cette augmentation est due en grande partie aux visites pour tentative de suicide présumée chez les femmes.»
Aussi, écrivent les auteurs, «au début du mois de mai 2020, le nombre de visites aux urgences pour des tentatives de suicide présumées a commencé à augmenter chez les adolescents âgés de 12 à 17 ans, en particulier chez les filles. Au cours de la période du 26 juillet au 22 août 2020, le nombre hebdomadaire moyen de visites aux urgences pour tentative de suicide présumée chez les filles âgées de 12 à 17 ans était supérieur de 26,2% à celui de la même période un an plus tôt ; au cours de la période du 21 février au 20 mars 2021, le nombre hebdomadaire moyen de visites aux urgences pour tentative de suicide présumée était supérieur de 50,6% chez les filles âgées de 12 à 17 ans par rapport à la même période en 2019.»
Ce sont ces phénomènes que traduisent les graphiques ci-dessous : en 2021 aux Etats-Unis, il y a eu plus d’admissions aux urgences pour des tentatives de suicides, surtout chez les filles de 12 à 17 ans, qu’au cours des années précédentes. En revanche, les tentatives de suicides chez les garçons de 12-17 ans n’ont pas connu une telle hausse. Les données publiques françaises ne permettent pas de faire la distinction des tentatives selon les sexes, ni donc de voir si cette divergence selon le genre s’observe aussi en France.
Manque de données sur les suicides
S’il est incontestable que les tentatives de suicides sont en hausse chez les plus jeunes, il n’est pas (encore) possible d’en dire autant pour les suicides, les données concernant ces derniers n’ayant pas encore fait l’objet de publications.
«En regroupant les 15-44 ans, et en appliquant la méthode que nous avions présentée en mai [recherche à partir des termes dans le texte des certificats de décès], aucune hausse de la mortalité par suicide n’est observable jusqu’en mars 2021», nous écrit Grégoire Rey, le directeur du centre d’épidémiologie sur les causes médicales de décès (CépiDc), rattaché à l’Institut national de la santé et de la recherche médicale (Inserm). Mais il ne nous a pas été possible d’obtenir le détail par classe d’âge. De même, Grégoire Rey ne nous a, pour l’heure, pas précisé si ce constat d’une stabilité globale sur cette large tranche d’âge s’appuyait sur l’ensemble des certificats ou sur les seuls remontés électroniquement (environ un tiers de l’ensemble). Pas possible non plus d’avoir le nombre de suicides chez les jeunes après de la Direction de la recherche, des études, de l’évaluation et des statistiques (Drees), rattachée au ministère de la Santé : «Les statistiques sur les tentatives de suicide et celles des décès par suicide pour l’année 2020 sont en cours d’exploitation et ne sont pas encore disponibles, nous indique-t-on. Un rapport sera publié avec un focus sur les jeunes mais seulement au deuxième semestre 2022.»
Hausse des dépressions
Quant aux autres marqueurs du phénomène suicidaire, comme les pensées noires ou les dépressions, ils semblent aussi en augmentation chez les jeunes. Un communiqué du mois de janvier de la Société française de pédiatrie s’en alarmait déjà (ainsi que de la hausse des gestes suicidaires).
Plus récemment, une note de la Drees datant d’octobre est venue confirmer le phénomène. Les syndromes dépressifs majeurs sont «supérieurs de plus de six points chez les moins de 25 ans en novembre 2020 par rapport à 2019 et de plus de deux points chez les 25-34 ans, alors qu’ils sont restés à des niveaux comparables dans les autres classes d’âge.»
Le 1er octobre dernier était lancé le 31 14, un numéro «gratuit, accessible sept jours sur sept et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, depuis tout le territoire national» et qui permet «d’apporter une réponse immédiate aux personnes en détresse psychique et à risque suicidaire».
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