Par Clara Cini Publié le 05 novembre 2021
ENQUÊTE Ouverte à la mixité au Moyen Age, la langue française a fait du masculin le genre noble à partir du XVIIe siècle. Depuis lors, la féminisation de la langue est un combat dont se sont peu à peu emparées les trois « vagues » du féminisme.
En mars 2017, observant les recommandations du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE), les éditions Hatier publient, pour la première fois, un manuel scolaire rédigé à l’aide de ce qu’on appelle, depuis peu, l’« écriture inclusive ». Une vive polémique éclate alors, entraînant dans son sillage un embrasement médiatique. La Manif pour tous dénonce aussitôt les expériences que les « pédagogos » infligent à des enfants devenus« cobayes ». Récemment nommé ministre de l’éducation nationale, Jean-Michel Blanquer affirme, quant à lui, qu’il n’existe qu’« une seule langue française, une seule grammaire, une seule République ».
Intitulé Magellan et Galilée. Questionner le monde (Hatier, 2017), ce manuel, destiné à des élèves de cours élémentaire (CE2), est en effet le tout premier en France à suivre ce chemin, comme le revendique l’éditeur dès la page de garde. Il mentionne les trois préconisations du HCE qu’il entend respecter au sein de l’ouvrage : « veiller à équilibrer autant que possible le nombre de femmes et d’hommes présentés », « accorder les noms de métiers, de titres » et « utiliser l’ordre alphabétique lors d’une énumération de termes identiques ». On peut ainsi y lire que « grâce aux agriculteur·rice·s, aux artisan·e·s et aux commerçant·e·s, la Gaule était un pays riche », exemple qui déclenche un incendie impossible à étouffer.
« Péril mortel »
Si le HCE salue cette initiative vers « une éducation égalitaire », si 314 membres du corps professoral s’engagentalors à ne plus enseigner la règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin », de vives critiques se font entendre contre cette écriture accusée de complexifier la langue et, par conséquent, l’apprentissage de la lecture par les élèves. Ses opposants dénoncent le caractère « idéologique » d’une revendication qui n’aurait pas sa place dans les salles de classe. Le philosophe Raphaël Enthoven évoque un « lavage de cerveau » et condamne ce qu’il analyse alors comme une « agression de la syntaxe par l’égalitarisme », tandis que l’Académie française parle d’un « péril mortel » où la « confusion confine à l’illisibilité ».
« Rendre visible la mixité », voilà pourtant tout l’enjeu originel de cette écriture, selon l’expression de l’historienne Christine Bard. Tantôt nommé « langage égalitaire », « épicène » ou « non sexiste », ce qui s’est imposé depuis une petite décennie sous l’appellation d’« écriture inclusive » devient bientôt « un combat majeur pour la troisième vague du féminisme ». Cette vague, qui se déploie dans les années 1990 avant de s’amplifier dans les années 2000, fait de la langue un champ de bataille politique, constate Christine Bard dans Le Féminisme au-delà des idées reçues (Le Cavalier bleu Editions, 2013). Pour cette nouvelle génération, il s’agit d’employer toutes les ressources du français afin de redonner une place à l’expression du genre féminin.
Au nom de cette lutte contre le sexisme, de nouvelles pratiques typographiques se succèdent : l’usage d’un « e » entre parenthèses, « vite accusé de mettre les femmes entre parenthèses », selon Christine Bard, puis l’usage de traits d’union (-e), de barres obliques (/e) et, enfin, du fameux point médian qui concentre aujourd’hui une grande part des crispations. C’est bientôt tout le champ des possibles de la langue française qui est exploré : l’accord de proximité (« les droits et libertés fondamentales ») est revendiqué face au masculin dit « générique », les titres et les noms de métiers sont féminisés (présidente, plombière), la double flexion (« Français, Françaises ») et les mots épicènes (philosophe) sont adoptés.
Revendications et controverses
Bien que le terme d’« écriture inclusive » n’apparaisse que dans les années 2010, Christine Bard souligne que l’histoire de cette préoccupation est « bien plus ancienne que le féminisme lui-même ». Dans l’ouvrage collectif Dire le genre(CNRS Editions, 2019), Frédérique Le Nan, maîtresse de conférences, spécialiste de la langue et de la littérature du Moyen Age, répertorie ainsi, dans le Dictionnaire du moyen français (1300-1500), tout un petit personnel féminin indexé sous le mot écrivaine ou plus exactement « escripvaine, escrivaine ». De la même manière, Le Livre des métiersd’Etienne Boileau (Hachette BNF, 2012), au XIIIe siècle, mentionne, dans les corporations de métiers de Paris, des brodeuses, une « escrivaine » ainsi que plusieurs « enlumineresses ».
En moyen français – aux XIVe et XVe siècles −, la plupart des noms de métiers sont en effet dotés d’un masculin et d’un féminin, ce que plusieurs grammaires de l’époque viennent confirmer. Comme le relève l’historienne Eliane Viennot dans Le Langage inclusif : pourquoi, comment (Editions iXe, 2018), Charles Maupas affirme, dès 1607, dans sa Grammaire et syntaxe française que « tout nom concernant office d’homme est de genre masculin, et tout nom concernant la femme est féminin, de quelque terminaison qu’ils soient ». L’année précédente, Le Trésor de la langue française, de Jean Nicot, définit « l’orfèvresse comme la femme d’un orfèvre, et toute femme œuvrant d’orfèvrerie » – et non pas seulement la seconde acception.
Comment expliquer, dès lors, que des termes comme « écrivaine » ou « ambassadrice », pourtant attestés dans la langue depuis le moyen français, soient devenus subversifs jusqu’à devenir, à présent, des objets de revendications et de controverses ? C’est au XVIIe siècle que le basculement se produit. « Dans les années où se crée l’Académie française [1634], certains appellent à la suppression des féminins en “-esse” − jugesse, philosophesse, poétesse, etc. – quand leurs équivalents masculins se terminent par un “-e” (…), explique Eliane Viennot. C’est ensuite au tour de tous les mots connotant la parole publique, le savoir, le prestige, quelle que soit leur terminaison. »
Participes présents invariables
Les termes sur lesquels se concentrent les querelles sont progressivement supprimés des dictionnaires tout comme les femmes sont évacuées du discours public. Certains théoriciens s’expriment alors avec une grande fermeté. Nicolas Andry de Boisregard (1658-1742), médecin et homme de lettres, affirme, en 1689, qu’« il faut dire cette femme est poète, est philosophe, est médecin, est auteur, est peintre ; et non poétesse, philosophesse, médecine, autrice, peintresse »,tandis que l’académicien Scipion Dupleix (1569-1661) écrit, en 1651, dans Liberté de la langue française dans sa pureté : « Parce que le genre masculin est le plus noble, il prévaut seul contre deux ou plusieurs féminins, quoiqu’ils soient plus proches de leur adjectif. »
Généralisation de la règle selon laquelle le masculin l’emporte sur le féminin, participes présents qui deviennent invariables, substantifs qui ne connaissent plus de féminin parce qu’ils désignent des activités « ne convenant qu’à des hommes », selon l’expression de Louis-Nicolas Bescherelle (1802-1883) : « Le fonctionnement grammatical de la langue se dote alors d’un appareil de description idéologique qui construit le masculin comme genre noble, supérieur, qui a vocation à l’emporter sur le féminin, non seulement pour désigner les humains, mais aussi pour n’importe quelle règle d’accord », résume la linguiste Laélia Véron dans son podcast « Parler comme jamais », publié en 2021.
Aux XVIIe et XVIIIe siècles, l’usage peine cependant à suivre ces nouvelles règles. On peut ainsi apercevoir, de-ci de-là, la rémanence de certains termes comme « peintresse », qui figure dans la correspondance de Jean-Jacques Rousseau, ou bien la persistance de l’accord de proximité – dans Athalie, de Racine (1691), Josabet s’exclame : « Surtout j’ai cru devoir aux larmes, aux prières/Consacrer ces trois jours et ces trois nuits entières. » Les grammairiens eux-mêmes expriment leurs réticences face à ces conventions qui ne leur semblent pas toujours justifiées. « Le genre masculin étant le plus noble, [il] doit prédominer toutes les fois que le masculin et le féminin se trouvent ensemble, écrit, en 1647, l’académicien Claude Favre de Vaugelas, mais l’oreille a de la peine à s’y accommoder. »
Contestations politiques
Les principales intéressées, elles aussi, prennent la parole. Mme de Beaumer, directrice du Journal des dames, s’insurge au sein de son propre périodique, en 1762 : « Il semble que les hommes aient voulu nous ravir jusqu’aux noms qui nous sont propres. » A la fin du XVIIe siècle, Mme de Sévigné conteste, quant à elle, l’emploi du pronom neutre dans des phrases du type « contente, je le suis », lui préférant le pronom féminin « la ». Elle rétorque au grammairien, un certain Ménage, qui la corrige : « Vous direz comme il vous plaira (…) mais pour moi, je croirais avoir de la barbe au menton si je disais autrement. »
Avec la Révolution française, les contestations empruntent un chemin davantage politique. En 1791, Olympe de Gouges (1748-1793) lance « les prémices de l’écriture inclusive », selon le mot d’Eliane Viennot, en rédigeant une Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, réponse et révolte contre la Déclaration des droits de l’Homme et du citoyen de 1789 qui, malgré la majuscule, ne semble pas vraiment concerner les femmes. En 1792, une « requête des dames »,déposée à l’Assemblée nationale, dispose que « le genre masculin ne sera plus regardé, même dans la grammaire, comme le genre le plus noble, attendu que tous les genres, tous les sexes et tous les êtres doivent être et sont également nobles » – en vain.
Il faut attendre la fin du XIXe siècle, et ce que l’on ne nomme pas encore la « première vague » du mouvement féministe, pour que ces réclamations en matière de langage commencent à être entendues et systématisées. « Mouvement sociopolitique pérenne, organisé en associations et s’exprimant à travers une presse spécialisée », selon Christine Bard, cette première vague permet, dès les années 1860, aux féministes de se rassembler, d’échanger, d’accéder à une visibilité sans précédent et de défendre certains droits fondamentaux. A la fin du XIXe siècle, cette première génération se lance ainsi avec fougue à la conquête des droits civils et politiques des femmes – à commencer par le droit de vote.
« Législatrice » ou « prud’femme »
Si cette vague se bat avant tout pour les droits juridiques et politiques des femmes, elle poursuit, en parallèle, des luttes plus symboliques. Elle revendique ainsi un langage qui se veut bien plus égalitaire. Ce combat prend forme sous l’appellation de « féminisation de la langue », expression que la politologue Claudie Baudino définit comme « un ensemble de réflexions et de revendications féministes qui interrogent le genre des désignations des femmes et plaident pour l’usage des féminins de noms de métier, titre et fonction » (Dictionnaire des féministes. France - XVIIIe-XXIe siècle, PUF, 2017). C’est donc le lexique qui sera le premier outil de la langue à être examiné sous la loupe féministe.
La journaliste Hubertine Auclert (1848-1914), la « première suffragette », revendique ainsi, tout au long de sa vie, la nécessité d’utiliser le matériau de la langue afin de dénoncer l’exclusion des femmes de la sphère publique. Elle réclame la création d’une assemblée chargée de féminiser certains termes – ce qui ne l’empêche pas, en attendant, d’utiliser régulièrement les substantifs « législatrice » ou « prud’femme ». « L’omission du féminin dans le dictionnaire contribue, plus qu’on ne croit, à l’omission du féminin dans le code (…), écrit-elle en 1898. L’émancipation par le langage ne doit pas être dédaignée. N’est-ce pas à force de prononcer certains mots qu’on finit par en accepter le sens qui, tout d’abord, heurtait ? La féminisation de la langue est urgente, puisque, pour exprimer la qualité que quelques droits conquis donnent à la femme, il n’y a pas de mots. »
Si les féministes de cette première vague parviennent, à la fin du XIXe siècle et au début du XXe, à conquérir des droits fondamentaux, il faut, du côté de la langue, attendre la deuxième vague, au lendemain de 1968, pour que le débat s’intensifie, devienne pleinement collectif au sein du mouvement, et commence à porter ses fruits. Selon l’historienne Eliane Viennot, c’est à partir des années 1970 et de la naissance du Mouvement de libération des femmes (MLF) que la réflexion se systématise au moyen d’articles, revues et ouvrages consacrés à la langue. « Les réflexions sont évidemment différentes de celles d’aujourd’hui, mais elles gravitent bien autour de la même idée selon laquelle la langue est porteuse d’un ordre qui n’est pas celui de l’égalité », explique-t-elle.
Décisions législatives
Avec cette deuxième vague, « une radicalité nouvelle s’exprime, ainsi qu’une nouvelle génération passée par les luttes de 1968 », ajoute l’historienne Christine Bard. Cette génération est celle des « grandes premières » : les femmes accèdent à la magistrature et à la haute fonction publique – Marcelle Campana devient ainsi, en 1972, la première ambassadrice française. Parce que les femmes exercent des métiers qu’elles ne pouvaient occuper auparavant, la question de la féminisation se pose avec bien plus de vigueur et de réalité. « Il y a bien une réflexion systématique qui mûrit, mais c’est aussi un mouvement qui se constitue de manière spontanée puisqu’il n’est pas naturel de désigner une femme au moyen d’un nom masculin », analyse l’historienne Eliane Viennot.
Face à ce constat, la revendication d’un langage plus égalitaire aboutit pour la première fois à des décisions législatives. Alors ministre des droits de la femme, Yvette Roudy réunit, en 1984, une « commission de terminologie relative au vocabulaire concernant les activités des femmes » dont l’objectif est de « répondre à la demande en matière de féminisation des noms de professions afin d’éviter le sexisme dans les offres d’emploi ». Cette initiative permet « la formulation des termes contemporains du débat », selon Christine Bard, mais elle est vivement critiquée par des médias ironiques et par l’Académie française, notamment des membres comme Claude Lévi-Strauss et Georges Dumézil, qui expliquent que ces changements « risquent de mettre la confusion et le désordre dans un équilibre subtil né de l’usage ».
Contrairement au Canada et à la Belgique, où les travaux des commissions de féminisation sont plutôt bien accueillis et aboutissent à la création de néologismes comme « professeure » ou « auteure », la France se montre réticente. Malgré les polémiques, le gouvernement Jospin rédige, en 1998, une nouvelle circulaire sur la féminisation et commande, l’année suivante, à l’Institut national de la langue française, un guide, Femme, j’écris ton nom, où l’on découvre – ou plutôt redécouvre – toute une liste de noms féminins de métiers qui datent de la fin du XIIIe siècle. Certains substantifs commencent ainsi à être employés de manière courante et réapparaissent dans les dictionnaires : c’est le cas d’« autrice » qui resurgit en 1996 dans Le Petit Robert.
« Un moment de rééquilibrage »
Cette revendication d’un langage plus égalitaire culmine à la fin du XXe siècle, et particulièrement depuis une dizaine d’années, avec la troisième vague du féminisme. Après les noms de métiers, dont la féminisation est acceptée depuis 2019 par l’Académie française, c’est au tour de la syntaxe, dans son ensemble, d’être scrutée à l’aune des protestations féministes. La règle selon laquelle « le masculin l’emporte sur le féminin » est examinée à nouveaux frais, et de plus en plus sévèrement critiquée puisqu’il s’agit, selon Eliane Viennot, d’une règle « aussi grammaticale que sociale ». Fort d’une nouvelle assise scientifique et historique permise par de nombreux travaux qui éclosent dans les années 2010, le mouvement se développe et réclame non plus la « féminisation » mais la « reféminisation » ou la « démasculinisation » de la langue.
L’expression même d’« écriture inclusive », qui voit le jour à la fin des années 2010, se popularise avec la publication, en 2016, d’un premier Manuel d’écriture inclusive par l’agence Mots-Clés. Apparaît alors un outil, ou plus précisément une abréviation, proposée par le HCE afin de faciliter cette inclusion : le point médian, qui cristallise rapidement le débat. Présent d’abord dans les offres d’emploi (« recherche ingénieur·e »), ce signe typographique se généralise autour des années 2010, mais il est officiellement interdit d’usage au sein de l’éducation nationale en mai 2021 – et ce, alors même que plusieurs universités ont d’ores et déjà adopté une charte d’écriture inclusive.
Si ce point médian est accusé d’affaiblir la lisibilité de la langue par les opposants à l’écriture inclusive, il est également rejeté par une partie des féministes qui milite, dans la lignée des réflexions de la linguiste Claire Michard et des féministes dites matérialistes, non pas pour rendre ostensibles les différents genres, mais plutôt pour les effacer. Elles prônent, au contraire, l’usage de termes épicènes qui rendent inaudible le genre à l’oral (biologiste, philosophe), ainsi que l’utilisation d’expressions englobantes, préférant évoquer la « direction » plutôt que le directeur et la directrice, afin de neutraliser le genre dans le discours – à l’opposé, donc, du point médian.
Si l’attention portée à la langue et aux discriminations qu’elle exhibe dans son ordre symbolique demeure, aujourd’hui, au cœur du débat, le point médian tout comme l’expression d’« écriture inclusive » pourraient ne faire office que de transition. Pour la linguiste Julie Neveux, nous vivons, en effet, « un moment d’ajustement et de rééquilibrage après des siècles d’une langue qui avait pris un tournant sexiste ». C’est parce que le langage touche autant au social qu’à l’intime, à « un niveau presque préréflexif », précise Christine Bard, que la discussion se fait si vive, et que le refus ou l’adhésion sont quasi immédiats. « L’histoire nous montre qu’en matière de langue personne n’est en mesure d’imposer quoi que ce soit,résume l’historienne. La langue, fort heureusement, reste libre et les pratiques évoluent en permanence. »
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