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lundi 8 novembre 2021

« J’ai besoin de l’aide de ceux qui ont encore de la bienveillance » : à la rencontre des usagers de crack de la porte de la Villette

Par  Publié le 8 novembre 2021

Depuis le 24 septembre, les consommateurs de cette drogue, à Paris, ont été déplacés dans un square proche du périphérique, dans le nord-est de la capitale. Certains d’entre eux racontent leurs parcours cabossés.

Linda, 46 ans, fume du crack depuis ses 19 ans. Elle a six enfants. Elle a rechuté après 11 ans d’abstinence. À Paris, le 29 octobre 2021.

Ils sont ceux que l’on ne veut pas voir, qui mettent mal à l’aise. Ceux que l’on chasse et déplace depuis trente ans, dans le triangle nord-est parisien, à coup d’opérations policières médiatisées. Depuis le 24 septembre, les usagers de crack ont été évacués vers la place Auguste-Baron, dans le square de la porte de la Villette (19earrondissement). Impossible de savoir jusqu’à quand. C’est donc ici, entre la rue du Chemin-de-Fer et le boulevard périphérique, que le Monde les a rencontrés plusieurs jours de suite.

Une silhouette, émergée du petit matin, tout enveloppée dans ses vêtements, nous avait prévenue, avant de disparaître aussi vite qu’elle avait déboulé : « Tu sais ce que ça fait au cerveau le crack ? Est-ce que tu sais ? Le crack c’est une erreur qui ne pardonne pas. Une marche, une seule marche que tu rates, et après, c’est comme si tu te cassais la gueule à chaque seconde, tu comprends ? »

Depuis le démantèlement, fin 2019, de la « colline du crack », porte de la Chapelle, leur existence est devenue visible dans une société qui ne sait pas quoi faire de cette présence embarrassante. Eux-mêmes se cachent de leur propre famille. Ils savent qu’on les prend pour des moins que rien : ils sont drogués, accros, à cran, mais ne sont ni sourds ni aveugles. Certains d’entre eux ne supportent même plus ce qu’ils sont devenus et comprennent les habitants qui ne veulent pas d’eux. Ils sont un problème. Et font même l’objet de slogans sur des affiches brandies dans des manifestations de riverains excédés, qui appellent à la « dératisation » des lieux qu’ils occupent et « infestent comme des animaux ».

Après la place Stalingrad, la « colline du crack » porte de la Chapelle, les jardins d’Eole et la rue Riquet, le nouveau point de fixation des consommateurs est établi dans un espace planté d’arbres. Un square traversé par la rue Forceval, qui passait sous le périphérique dans un tunnel, avant que ce passage de Paris à Pantin (Seine-Saint-Denis) ne soit muré. Symbole de l’absence d’issue, si ce n’est celle offerte par ce caillou à 5 euros, d’environ 0,2 gramme, un dérivé de la cocaïne coupé à l’ammoniac, que l’on fait chauffer sur un filtre au bout d’une pipe. Un le matin, un le soir, parfois toute la journée et parfois rien. Ça dépend des gens, de l’argent.

« Tu fais une croix sur la vie »

Capuche noire sur capuche rouge, pipe dans la main gauche, briquet dans la droite, Lamine a 48 ans. L’œil gauche abîmé, le visage émacié, et son sac serré sur son dos. Assis sur un muret au fond du square, il accepte, avec l’autorisation de l’un des dealeurs, de chercher les mots, à condition que sa parole soit écoutée.

« Moi je regrette tous les jours d’être tombé dedans. J’ai perdu l’énergie, le temps. Tu le mets dans ce truc, et plus ailleurs. La famille aussi. Ma mère est au bled, j’arrive même pas à la revoir. Je suis pas prêt pour rentrer comme j’aurais voulu l’être. Parfois je reste un moment sans lui donner de nouvelles, parce que je peux pas mentir. Tu fais une croix sur la vie. Y’a plus le rêve de “Je vais en Europe, je vole le feu, et je rentre nourrir le quartier en Afrique”. Alors tu fais quoi ? Le crack c’est une anesthésie à d’autres maux, beaucoup plus ancrés. Moi je l’appelle le grand psychanalyste. Là je te parle et c’est comme remettre mon mal dans la tête, en étant conscient de mon impuissance devant tout ce truc. C’est doublement douloureux. Parce que chaque fois, le soir, tu sais que t’as complètement passé à la trappe ce que tu devais faire. » 

Lamine n’a plus envie de parler. Il demande une cigarette. Pose sa pipe. Allume la clope.

Un homme prépare sa consommation de crack au sein du camp du parc de la Villette à Paris, le 27 octobre 2021.

« J’ai peur du présent. Il est insupportable pour moi. J’ai besoin d’aide, qui viendrait des plus forts que moi. De ceux qui ont encore de la bienveillance. Parce que tout seul, on finit ici. Mais bon, ici au moins, on trouve un peu de considération entre nous. C’est difficile d’en avoir pour soi-même. Si t’as fait la manche pour venir te droguer, si t’as volé, si t’as fait du mal, tu fais comment pour en avoir ? »

« Tu deviens fou »

Comme Lamine, les consommateurs de crack qui finissent par se livrer, peu à peu, n’ont perdu ni la tête ni leur dignité, mais l’espoir, « un peu ». En se racontant, ils marchent sur un fil pour tenter de garder l’équilibre entre le refus d’inspirer de la pitié, et l’envie de montrer à quel point le lieu et le traitement qui leur sont réservés eux, font pitié.

Beaucoup toutefois refusent de raconter. Se méfient. D’autres ont pris trop de coups, ils sont là pour oublier la vie. Ou la brûler en tirant très fort sur la pipe. La plupart a connu le pire plus jeune. Viols, prostitution forcée, violences, et surtout l’abandon, de toute part. Ils ont fini par trouver de la lumière autour d’un feu sous un pont, ou dans les yeux de la première personne à leur avoir tendu une pipe. Et si aujourd’hui ils ne disent mot, leurs corps parlent. Au square Forceval, des hommes et quelques femmes ne se déplacent plus que courbés, les yeux rivés au sol, à la recherche du moindre petit morceau de crack.

Avant de se présenter, Abdel tient à expliquer qu’ici, « on n’est pas au spectacle », mais intime d’ouvrir grand ses yeux et ses oreilles face à la réalité : « Quand t’es en manque, que t’as pas d’argent pour fumer, tu deviens fou. Tout ce qui peut ressembler à un caillou de crack, donc tous les minuscules trucs un peu blancs, tu crois que c’est de la came. Tu peux faire ça, puis oublier, et puis plus tard, recommencer. » Et le temps passe ainsi. « Certains font ça toute la journée, c’est fini pour eux. »

S’ils sont là, c’est parce que ça ne va pas, inutile de poser la question, ajoute Abdel. Ce Marocain de 54 ans n’a « pas d’amis et plus de famille ». Sa première addiction, la cocaïne, a vidé sa bouche de ses dents, à l’exception de ses molaires gauches, et contrarié son élocution. Sorti de prison depuis peu, cet ancien agent de sécurité a tout perdu, « progressivement, depuis six ans ». Derrière ses lunettes de soleil, sous son gros blouson en cuir, et du haut de son mètre quatre-vingt-quinze, Abdel avoue que pour manger, il « vole au Franprix. La manche, je peux pas. » Quand il parle, sa silhouette massive se mue en vulnérable enveloppe. « Je voudrais juste un peu de soutien, même par téléphone si on ne veut pas me voir. Je suis un gars bien, vous savez. »

« On n’a toujours pas d’avenir »

Ici, les bancs offrent un peu de repos aux dos. Les grosses poubelles assument le double emploi de table, de comptoir, parfois de défouloir, et encaissent de grands coups de pied énervés. Les urinoirs et toilettes mobiles publiques offrent un minimum d’intimité. Dans les paniers de Vélib’ bleus et verts en bout de course se rangent des sacs, et sur leur cadre s’étend du linge qui n’a pas été lavé. Les petits murets en béton assurent une solide assise pour empêcher de vraiment tomber.

Les consommateurs de cracks passent leur journée à attendre de fumer, ou de trouver quelqu’un qui va leur offrir une galette, le 27 octobre 2021.

Maria (son prénom a été modifié) a 36 ans, les ongles peints en rose, une robe léopard qui tombe sur un gros pantalon noir. Planquée sous la capuche de sa longue doudoune, elle prévient : « Je suis malheureuse et en colère. » Elle ne dort pas ici, mais a connu « la colline, Stalin’, Riquet ». Parfois, elle s’inclut dans l’ensemble des consommateurs de crack, parfois non, comme si elle n’en était pas. Comme si, en 2009, cet homme qui lui « fout les boules » ne lui avait jamais tendu sa première pipe.

« On nous déplace mais ça change rien, ni pour les politiques, ni pour nous. On n’a toujours pas d’avenir. Ils devraient pas les chasser, ils devraient les soigner. C’est des gens bien. Moi j’ai trop mal au cœur, et trop mal au ventre. C’est stressant ici. Depuis que je suis petite je subis de la violence. Je suis déçue des hommes qui te mettent comme une serpillière. Est-ce que j’ai encore moyen d’être heureuse un jour ? Ou de rendre des gens heureux ? » Elle se tourne vers le soleil, baisse sa capuche, secoue ses cheveux : « Ça fait du bien. »

Avant que les Sénégalais n’aient le monopole de la vente de crack dans les scènes ouvertes de Paris, il y a de cela au moins vingt ans, les consommateurs allaient acheter leur dose dans des cités pour trois fois le prix d’aujourd’hui, selon Lamine. « Ici c’est accessible, tu comprends. Les dealeurs ils te parlent, te saluent. Ils sont plus commerçants que voyous. Tu n’es pas qu’un sale drogué pour eux. » Le besoin d’argent amène à la vente de crack comme le désespoir mène à la pipe, explique encore Lamine.

Les dealeurs ne se cachent pas, comme s’ils ne risquaient rien. Sous les premiers arbres du square, ils se relayent du soir au matin, en petit groupe. Comme eux, dès 6 heures, les vendeurs de café, cigarettes, briquets, bières, briques de lait et de jus, alignent des petites tables, en parallèle et contrebas de la rangée de tentes. Ni les dealeurs ni les vendeurs ne fument. « Tu peux pas être consommateur et vendre en même temps. Puisque quand tu te drogues, t’as tout le temps le besoin d’argent, c’est pas possible », explique Jean, l’un des « modous » – dealeurs – de l’équipe du matin, qui écoule le crack au square. Ce grand Sénégalais sourit en parlant, et alterne entre le français et le wolof, la langue la plus parlée au Sénégal. Non, ceux qui gèrent ce minibusiness, ce sont des jeunes migrants, arrivés-là par un hasard qui n’y ressemble pas. « Sans papier, sans domicile, sans travail, exclus de partout et en galère », après la fuite de la misère ou d’un pays d’origine en guerre, certains échouent ici, où ils disent trouver « un peu de répit ».

« J’ai un cancer du colon de toute façon »

Eddy, 21 ans, se sent plus « en sécurité ici que tout seul dans la rue ».Arrivé d’Afrique en 2016, il prend tout ce qu’il peut pour travailler. « Moi je fume pas, même pas de tabac, je bois pas non plus, mon père m’a éduqué ainsi. Et tu sais, tous les gens qui fument ici, ils te disent de ne jamais commencer. »

Nadia s’invite dans la discussion. « Moi j’ai des questions à vous poser : dites-moi pourquoi on ne forme pas les toxicos à être des porte-parole, pour qu’on puisse intervenir dans les réunions qui nous concernent ? Pourquoi on parle de salle de shoot ouverte de 9 à 18 heures et pas de salle de crack ? » A 47 ans, Nadia fume du crack depuis son avortement. « J’avais 20 ans. » La partie basse de son visage est cachée par un masque, et ses cheveux arrangés sous un foulard orange. « Je suis obligée de me cacher, parce qu’avec mes bouclettes, on me saoule. La frappe [drogue], ça se mérite, tu passes à la casserole. C’est soi-disant un échange de bons procédés. Y’a des mecs malsains qui viennent juste pour ça d’ailleurs, tu sais pas d’où ils sortent. Les nanas qui sont vulgaires ou agressives, c’est pour se protéger, pour pas se faire emmerder, tu comprends ? »

Nadia ne vient ici que la journée, pour retrouver « les copains ». Elle est logée dans une chambre « pas loin d’ici, dans un hôtel miteux. Avec tous les toxicos, les putes, et les cafards ». Et ne peut recevoir aucune visite. Sa voix est grave, son ton est sec, et sa silhouette toute fluette. « J’ai un cancer du colon de toute façon, ça va pas bien se finir. » Deux jeunes femmes de l’association Aurore l’abordent et s’inquiètent de savoir si ça va, si elle a besoin de quelque chose. « Des mouchoirs », répond Nadia.

« Personne s’amuse ici. Est-ce que quelqu’un rigole ? Les associations nous parlent, nous donnent des infos, nous demandent ce dont on a besoin, nous promettent des hébergements mais… concrètement elles nous donnent doseurs [pipes], filtres, mouchoirs, préservatifs et puis quoi ? On est là en train de vendre n’importe quoi, nos sacs, nos lunettes. On a plus besoin de compréhension, d’aide physique, psychologique. Une rééducation doit être faite. On en est capable. On essaye d’être courageux, ça se voit pas ? »

Vue du camp du parc de la Villette à Paris, le 27 octobre 2021.

Quand la nuit tombe, quelques feux brûlent. De charbon, de papier, de morceaux de bois. Presque une centaine de personnes traînent au square, deux fois plus que le jour. Des camionnettes de la police municipale restent garées devant. « Ils sont là pour nous surveiller ou pour veiller sur nous, je vous laisse deviner. » Mirlène occupe une des tentes du fond, en dessous d’un gros parasol rouge floqué d’un cœur blanc sur sa toile. Cette jeune femme haïtienne avait déjà été interviewée par Brut, lorsqu’elle vivait à la « colline » en 2019, puis en 2020 par le même média. « Ça a servi à rien tout ça. Moi je suis toujours à la recherche de solutions. » Mirlène crie et pleure. Elle est épuisée. « Tu sais que nous aussi on était habitués à être dans une maison avant d’être ici ? »

Salubrité publique

Le peu d’affaires que les occupants du square possèdent doivent être déplacées tous les matins. Les abris de fortune doivent être démontés, et les tentes vidées. Depuis le déplacement des consommateurs de crack sur ce secteur, les services de sécurité et de propreté de la ville de Paris, en coordination avec la police municipale, ont mis en place ces opérations dans un objectif de salubrité publique. « Vers 8, 9 ou 10 heures, pas trop tôt, tous les matins, on leur demande de prendre leurs affaires, et on nettoie », explique au Monde la Mairie de Paris. « On empêche les constructions en dur, car tout l’enjeu est d’éviter de rentrer dans une logique de campement. On ne veut pas reconstruire de colline. Le but, c’est que le square soit le plus propre possible malgré leur présence. » Ils embarquent aussi tous les encombrants. Pas de canapé, de fauteuil, de chariot de courses. Rien qui ne puisse permettre du long terme.

« Si on veut rester ici c’est pas qu’on est bien, c’est qu’on a nulle part ailleurs », justifiait plus tôt dans la soirée un usager qui vit ici, jour et nuit, quand il n’est pas au bord du périphérique, la main tendue aux voitures. « Vous pouvez pas comprendre de toute façon, mais mets bien ça dans ton journal : l’enfer c’est pas ce truc avec les flammes et le diable avec les cornes. C’est ici. C’est nos vies. » Leurs vies qui parfois croisent la mort. Le corps d’une jeune femme a été retrouvé, jeudi 28 octobre, dans le square. Le parquet de Paris a ouvert une enquête le jeudi suivant, pour déterminer les causes exactes du décès.


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