par Jacques Pezet publié le 9 novembre 2021
Publié le 5 octobre, le rapport Sauvé sur les abus sexuels dans l’Eglise catholique ne se limite pas qu’aux maltraitances au sein de l’institution mais a également présenté une estimation globale des violences sexuelles sur mineurs en France. S’appuyant sur une étude réalisée par l’Inserm pour le compte de la Commission indépendante sur les abus sexuels dans l’Eglise, le rapport note que «14,5% des femmes et 6,4% des hommes de 18 ans et plus ont été sexuellement agressés pendant leur minorité, ce qui signifie que plus de 3 900 000 femmes et de 1 560 000 hommes, soit environ 5 500 000 personnes majeures vivant dans notre pays, ont subi des agressions sexuelles pendant leur minorité».
Au même moment, une autre estimation, nettement plus importante, se diffusait sur Internet dans le cadre de la promotion par le journaliste Karl Zéro de son documentaire 1 sur 5, portant sur la pédocriminalité. Dès le début du film, l’ancien animateur de Canal+ interroge son public : «Savez-vous combien d’enfants sont victimes de violences sexuelles ? Pas en Thaïlande, ni aux Philippines, mais en France comme dans toute l’Europe ?» Réponse : «Un sur cinq.» Cette estimation, qui faisait déjà le titre de son manifeste, est mise en avant à chacune de ses promotions médiatiques, mais aussi dans le documentaire où Karl Zéro alerte sur le fait que «20% de nos enfants sont victimes. Concrètement, ça signifie que dans chaque école, chaque classe, de 3 à 5 enfants ont été victimes au moins une fois de violences sexuelles».
«Un fort sous-signalement»
Reprenant l’estimation, Karl Zéro l’extrapole pour obtenir un nombre de victimes deux fois plus important que celui du rapport Sauvé : «Le Conseil de l’Europe veillant sur les droits de 830 millions de citoyens, ça fait 166 millions de victimes. En France, 67 millions d’habitants, les victimes de violences sexuelles sont donc potentiellement plus de 10 millions.»
Karl Zero précise dans le documentaire que la statistique du «1 sur 5» a été publiée en 2016, et qu’on trouve à sa source «la synthèse glaçante des études initiées par le Conseil de l’Europe», cette organisation intergouvernementale (qui ne fait pas partie de l’Union européenne) dont les objectifs consistent à défendre les droits de l’homme, promouvoir la démocratie et lutter contre les discriminations. En réalité, si le chiffre a bien été avancé par le Conseil de l’Europe, il l’a été bien avant 2016. Dès 2010 (et jusqu’à 2015), le Conseil de l’Europe a mené une campagne «UN sur CINQ» pour «mettre fin à la violence sexuelle contre les enfants».Cette campagne a désormais été remplacée par la Journée européenne pour la protection des enfants contre l’exploitation et les abus sexuels, qui a lieu tous les 18 novembre.
Comment le Conseil de l’Europe a-t-il calculé ce chiffre et à quoi correspond-il ? Contacté par CheckNews, son service de presse renvoie à sa communication des années 2010, où son site dédiérépondait à la question : «Est-ce vraiment un enfant sur cinq ?». Il explique que «l’estimation du chiffre d’un sur cinq ressort des résultats combinés de diverses études menées par des équipes de chercheurs dans de nombreux pays européens et de statistiques publiées par l’Unicef, l’Organisation internationale du travail, l’Organisation mondiale de la santé, l’Agence européenne des droits fondamentaux de l’Union européenne et Europol. Cette estimation est basée sur des études de prévalence. Si les études d’incidence (nombre d’incidents individuels rapportés aux autorités) donnent des chiffres bien inférieurs, c’est parce que les abus sexuels font l’objet d’un fort sous-signalement». Le site soulignait également le fait que l’estimation est un «chiffre régional au niveau européen qui n’exclut pas que la prévalence dans les différents pays puisse être plus ou moins élevée» et reconnaissait les nombreuses difficultés existantes pour mesurer les violences sexuelles, comme le fait que les différentes études menées en Europe n’utilisent pas toujours les mêmes définitions ou méthodologies, que les données d’un pays à l’autre sont difficilement comparables, qu’il est éthiquement compliqué d’interroger des enfants ou que les professionnels de l’enfance manquent de directives pour signaler les abus.
La famille, cadre de la plupart des maltraitances
Quant à la définition de la violence sexuelle, le Conseil de l’Europe précisait que le chiffre de sa campagne «recouvre toutes les formes de violence sexuelle à l’égard des enfants : le harcèlement sexuel, les caresses, le fait d’inviter un enfant à toucher ou à être touché sexuellement, les relations sexuelles, le viol, l’inceste, l’exhibitionnisme, l’exploitation d’un enfant par la prostitution, les matériels d’abus sexuels sur des enfants, la corruption d’enfants, la sollicitation et l’exploitation d’enfants par le biais d’Internet ou encore la sextorsion».
Le Conseil de l’Europe nous a transmis les différentes statistiques dont il disposait en 2010 et qu’il a donc combinées pour produire le chiffre de sa campagne. Parmi ses sources, il cite le livre l’Abus sexuel des enfants en Europe (éditions du Conseil de l’Europe, 2004), coordonné par les sociologues spécialistes des droits des enfants Corinne May-Chahal et Maria Herczog, et dans lequel les deux chercheuses notent que, «selon les statistiques établies par les milieux autorisés, une importante minorité d’enfants européens, soit 10% à 20% d’entre eux, seraient victimes de violences sexuelles au cours de leur enfance», mais aussi qu’«environ un enfant de 10 à 17 ans utilisateur d’Internet sur cinq (19%) a reçu des propositions sexuelles et un enfant sur quatre a malgré lui été confronté à un matériel sexuellement implicite». Les statistiques fournies pour l’Unicef notaient également à l’époque qu’«il est ressorti d’un examen des études menées dans 21 pays (développés pour la plupart) que 7% à 36% des femmes et 3% à 29% des hommes avaient été victimes de violences sexuelles durant l’enfance et la majorité des études ont révélé que le taux de maltraitance des filles était de 1,5 à 3 fois supérieur à celui des garçons. Les actes de maltraitance avaient en général pour cadre la famille».
Aucune étude en particulier n’indique donc qu’un enfant sur cinq a été victime de violences sexuelles, que le type de violences sexuelles prises en compte (et donc les statistiques) diffère selon les enquêtes et que les fourchettes (comme celles de l’enquête de l’Unicef) peuvent être très larges. D’où la difficulté à faire ressortir un chiffre.
Ce qui semble en revanche clairement être confirmé par les différentes enquêtes, même quand les pourcentages diffèrent, c’est la beaucoup plus forte exposition des jeunes filles par rapport aux jeunes garçons, ainsi que le fait que la famille est le lieu de la plupart de ces abus.
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