par Simon Blin publié le 7 novembre 2021
En 2002, l’historien des idées Daniel Lindenberg embrase la scène des idées en publiant le Rappel à l’ordre (Seuil), essai percutant dans lequel il cerne une mouvance en pleine émergence : les «nouveaux réactionnaires», ces pamphlétaires à l’«humeur chagrine face à la modernité». Vingt ans après, l’appellation n’a pas pris une ride. Les bateleurs néoconservateurs et de la droite radicale occupent plus que jamais l’espace médiatique, mènent l’agenda idéologique et décomplexent les pensées les plus extrêmes. Si bien que le plus connu d’entre eux fait désormais campagne en réhabilitant Pétain et Vichy. Dans Comment sommes-nous devenus réacs ? (Fayard), Frédérique Matonti, politiste et professeure à l’université Paris-I Panthéon-Sorbonne, sonne à nouveau l’alerte. L’ouvrage, qui tient davantage de l’essai d’intervention que de l’enquête sociologique, réactualise l’idée de l’extrême droitisation du débat d’idées français. De nouveaux anathèmes sont apparus, de nouvelles figures aussi, dans une configuration intello-médiatique changeante que ce nouvel ouvrage cartographie.
Vous alertez sur une droitisation extrême du débat public.
Le point de départ de ce livre est mon exaspération devant certains médias et chaînes d’info en continu. Devant l’omniprésence d’éditorialistes dans le débat public qui passent leur temps à expliquer, sous couvert d’objectivité et de respect de la pluralité politique, qu’ils ne peuvent plus rien dire, qu’ils vivent dans une forteresse assiégée par la bien-pensance. En réalité, nous n’entendons qu’eux. Ils se plaignent d’une mainmise culturelle des idées progressistes mais ce sont eux les assaillants. Ces experts autoproclamés ne cessent de grignoter l’espace médiatique et politique. Le relooking d’Europe 1, une institution du paysage audiovisuel français, en une radio tendant vers l’extrême droite sous Vincent Bolloré, en est symptomatique. Les fast thinkers et les animateurs qui officient sur ces médias (entre autres Mathieu Bock-Côté, Eugénie Bastié, Charlotte d’Ornellas, Pascal Praud, Alexandre Devecchio, Sonia Mabrouk, Natacha Polony, Elisabeth Lévy, Geoffroy Lejeune, sans oublier bien sûr le porte-parole le plus visible, Eric Zemmour, participent d’un air du temps profondément réactionnaire. Ce sont même les idées d’extrême droite les plus radicales qui trouvent désormais droit de cité, comme en témoigne récemment la sidérante présence de Renaud Camus sur CNews, et sans même un vrai contradicteur, pour parler de sa «théorie» complotiste du «grand remplacement».
Que signifie le terme «réactionnaire», selon vous ?
Etre «réactionnaire», c’est objecter en permanence que les féministes sont désormais trop radicales, que le racisme, en réalité, c’est de la faute des antiracistes, rebaptisés au passage «racialistes», que le niveau baisse à l’école en raison du «pédagogisme», que les Français vivent au-dessus de leurs moyens, pire qu’ils sont trop «assistés», que les banlieues sont des zones de «non-droit». C’est aussi asséner, par exemple, qu’avant il y avait de «vrais» hommes et de «vraies» femmes, alors qu’aujourd’hui régnerait la guerre des sexes. C’est encore considérer l’usage de l’écriture inclusive comme un déclin civilisationnel (et ignorer qu’une langue ne cesse d’évoluer). C’est considérer que Greta Thunberg est une gamine manipulée. Bref, être réactionnaire, c’est manier la ritournelle du «c’était mieux avant» et adopter, en général, une posture de déploration globale face à l’évolution du monde. Ce n’est pas forcément un marqueur d’une pensée de droite, quelques-uns qui se disent à gauche (je pense par exemple au Printemps républicain), manient les mêmes anathèmes.
Cette offensive se traduit aussi par une attaque sur l’université.
En février 2021, sur CNews, la ministre de l’Enseignement supérieur, Frédérique Vidal, a annoncé une enquête sur l’«islamo-gauchisme» à l’université, initiative rapidement désavouée par la Conférence des présidents d’université et la direction du CNRS, peu suspectes d’irrespect pour leurs tutelles. L’initiative de Frédérique Vidal reprenait le discours du ministre de l’Education nationale Jean-Michel Blanquer qui vient d’ailleurs récemment, à nouveau, d’accuser les professeurs de ne pas toujours adhérer aux valeurs de la République. Ces ministres ont à la fois relayé et alimenté des rumeurs lancées par les bateleurs des plateaux de télévision, ou par l’autoproclamé Observatoire du décolonialisme. Tout se mêle dans cette offensive médiatique : la dénonciation des «islamo-gauchistes» et des «gender studies», de la «cancel culture» et de l’intersectionnalité. C’est à la fois une tentative de contrôler les recherches scientifiques et une manière de ne pas traiter des vraies difficultés de l’université : la précarité que connaissent de nombreux étudiants encore aggravée par la pandémie de Covid-19, l’augmentation continue du nombre de ces mêmes étudiants, le recours contraint à des enseignants précaires et mal payés, faute de créations de postes.
Cette pensée réactionnaire est-elle un «anti-intellectualisme» ?
L’«anti-intellectualisme» se marie bien avec la pensée réactionnaire. On peut remonter à l’affaire Dreyfus, moment lors duquel le terme «intellectuel», d’abord péjoratif, est inventé justement pour déprécier les dreyfusards comme Emile Durkheim et dénoncer l’engagement d’écrivains comme Emile Zola. Comme l’a montré la sociologue Francine Muel-Dreyfus, le gouvernement de Vichy a été également obsédé par la lutte contre les sciences sociales, contre la sociologie durkheimienne tout particulièrement. Ces dernières années, ces attaques contre le savoir se sont intensifiées en assimilant les tentatives d’explication sociologique d’événements à une «culture de l’excuse», comme l’a fait Manuel Valls. A l’inverse, les sciences sociales, mal connues et très peu représentées dans l’espace médiatique à la différence des années 60 et 70, sont fréquemment dévaluées et présentées comme idéologiques (c’est-à-dire de gauche). Il n’y a plus beaucoup de digues pour empêcher les représentants de l’extrême droite d’imposer leur vision du monde – d’autant que les contradicteurs s’épuisent face au bloc réactionnaire, quand ils ne font pas de concessions regrettables en se croyant dos au mur.
Pourquoi ce basculement réactionnaire remonte aux années 80, selon vous ?
C’est dès 1987, dans la Défaite de la pensée (1987), qu’Alain Finkielkraut déplore le déclin de la «grande» culture au profit de l’engouement pour la pub, les clips, la bande dessinée. Puis, le défilé de Jean-Paul Goude, parangon à ses yeux de cette culture de seconde zone, lors du bicentenaire de la Révolution l’amène à amalgamer la mort de la grande culture avec le multiculturalisme et l’antiracisme. En effet, après la «Marche des beurs» en 1983, le mouvement SOS Racisme a été créé l’année suivante et a organisé des concerts géants. Alain Finkielkraut mais surtout Paul Yonnet dans la revue le Débat notamment et, plus mezza voce, Pierre-André Taguieff accréditent l’idée que l’antiracisme favoriserait la montée du FN en lui permettant de se construire en victime d’une chasse aux sorcières. Dans les années 90, ce sont le «politiquement correct» et bientôt le «sexuellement correct», thématiques inventées et promues par les néoconservateurs américains qui sont importées en France. Des revues comme Commentaire et le Débat,une bonne partie de la presse française déplore ce «maccarthysme à l’envers». Aux Etats-Unis, on ne pourrait plus rien dire à cause des minorités, on ne pourrait plus «draguer» à cause des féministes. Le rapport entre les sexes est, en effet, l’autre grand champ de bataille de cette guerre culturelle. Et la France est vue comme un bastion qui doit se défendre de toute importation états-unienne.
Ce phénomène réactionnel connaît une nouvelle jeunesse depuis #MeToo.
Il y a d’abord eu l’affaire DSK, pendant laquelle les mouvements féministes ont été accusés d’importer en France une vision puritaine proprement américaine qui porterait atteinte à la «séduction à la française». C’est le point de vue qu’a développé notamment Mona Ozouf. #MeToo a ensuite ravivé l’opposition factice entre un féminisme soi-disant américain, qui confondrait les charmes des baisers volés et les violences sexuelles, et un «féminisme à la française» dans lequel la séduction tiendrait une place particulière au point d’être un aspect singulier de l’identité nationale. On retrouve ici une opposition entre le bon féminisme, universaliste et avenant, et le néoféminisme supposé radical. Or, dans l’histoire du féminisme français, la radicalité a toujours été présente. Par exemple, Simone de Beauvoir (que Michel Onfray croit bon de brandir face aux «néoféministes») rapprochait le racisme à l’égard des noirs aux Etats-Unis ou des colonisés et le sort réservé aux femmes.
Dans votre livre, vous vous attaquez à une autre «fausse opposition» : les «classes populaires» versus les minorités. En quoi pose-t-elle un problème ?
Cette opposition est construite lors de la défaite de Lionel Jospin au premier tour de la présidentielle de 2002. Il aurait perdu l’élection car il se serait désintéressé des classes moyennes et des ménages les plus pauvres pour se tourner vers des combats dits «sociétaux», comme la parité ou le pacs. Cette lecture a pu, certes, être corroborée par Terra Nova, un think tank proche du Parti socialiste, qui prôna, en 2011, l’abandon des ouvriers et des employés pour mieux cibler un électorat diplômé, jeune, issu des minorités et féminin. Quoi qu’il en soit, cette opposition est fausse. Dire qu’il y a les classes moyennes, les ouvriers et les petits employés d’un côté et les minorités de l’autre, c’est faire comme si dans les premières il n’y avait pas de femmes, pas de gays, de lesbiennes ou de personnes «racisées». Inversement, cette idée suggère que les petites classes moyennes sont forcément blanches. Ce qui est évidemment faux. Il n’y a aucune contradiction entre faire une politique antiraciste ou antisexiste et une politique en faveur du pouvoir d’achat des plus défavorisés. C’est même à cela que devraient tendre les partis de gauche au lieu de se laisser enfermer dans la contradiction.
L’utilisation d’anathèmes polémiques pour discréditer l’adversaire progressiste, tels l’«islamo-gauchisme» ou le «wokisme», ne répond-elle pas à l’emploi de notions par des militants de gauche qui peuvent apparaître tout aussi clivantes, comme le «privilège blanc», le «racisme d’Etat» ou la «culture du viol» ?
Peut-être, mais ces notions s’inspirent de travaux académiques. Le terme de «privilège blanc» peut agacer mais il repose sur la mesure concrète et factuelle des discriminations dans des enquêtes, notamment celles conduites par l’Institut national d’études démographiques (Ined). De même l’«écoféminisme», défendu par Sandrine Rousseau lors de la primaire écologiste et souvent moqué, est issu d’un courant de pensée, certes, radical (et multiple) mais étayé sur de nombreux essais. On n’est pas dans l’insulte disqualifiante. C’est toute la différence avec l’«islamo-gauchisme» ou le «wokisme», ce dernier devenu malheureusement un terme péjoratif, et elle est fondamentale.
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