par Alicia Girardeau publié le 8 novembre 2021 à 7h00
Mercredi 8 septembre. Les cinq candidats à la primaire écologistes’affrontent lors d’un débat diffusé sur LCI, ultime rendez-vous avant le premier tour qui aura lieu la semaine suivante. Ce soir-là, 200 000 spectateurs sont devant leur poste de télévision. Parmi eux, Emmanuelle, sourde de naissance. La trentenaire attend patiemment cet événement pour «se forger [sa] propre opinion».Rapide désillusion. Un semblant de texte s’affiche mais ne semble pas traduire le débat. Il reste figé. «Il s’agissait en fait d’un sous-titre de l’émission d’avant. Un bug.» Le débat n’est pas accessible. Ni traduit en langue des signes française (LSF) ni sous-titré. Contrainte de se rabattre sur les «bouts de résumés» qu’elle trouvera sur Internet, Emmanuelle regrette que le sous-titrage ne soit pas systématique : «On l’a bien vu avec la crise sanitaire. Les annonces présidentielles étaient accessibles en LSF grâce à la vélotypie [une technique d’écriture qui permet de sous-titrer en direct, ndlr], ce qui a permis à la communauté sourde et malentendante de se sentir plus concernée par ce qui se passait», explique-t-elle par écrit à Libération.
On estime entre 4 et 6 millions le nombre de personnes sourdes et malentendantes en France. Autant de citoyens «exclus des débats télévisés par l’inaccessibilité de ces rendez-vous», note Emmanuelle. Un sentiment d’isolement mis en lumière par l’étude inédite publiée ce lundi par la Fondation Jean-Jaurès et Média’Pi, un média bilingue traduisant des articles d’actualité en LSF, et réalisée par l’Ifop. L’enquête relate le sentiment des 2 664 personnes interrogées – 2 571 signants (pratiquant la LSF), 2 530 se définissant comme sourdes, 486 comme malentendantes. 69% d’entre elles jugent insuffisante la qualité de sous-titrage des débats politiques télévisés.
«Les gens abandonnent»
«Cette enquête nous montre qu’il reste encore du chemin dans l’inclusion totale des sourds et malentendants», détaille David Medioni, directeur de l’Observatoire des médias de la Fondation Jean-Jaurès. Pour autant, tout n’est pas à reprendre. «Globalement, les chaînes de télévision tentent de faire au mieux et le Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) contrôle de manière assez précise les questions d’accessibilité.» La loi de 2005 pour l’égalité des droits et des chances fixe la proportion de programmes devant comprendre un sous-titrage en fonction de la part d’audience de la chaîne. Ainsi, pour une chaîne d’information telle que LCI, la convention du CSA prévoit trois journaux quotidiens télévisés sous-titrés et deux journaux traduits en langue des signes, diffusés entre 14 heures et 16 heures. Aucune obligation concernant les débats politiques. Ce n’est pas le cas des chaînes dont la part est supérieure à 2,5% de l’audience totale des services de télévision (France 2, France 3, France 4, France 5 et France Ô, TF1, Canal+, M6, C8, W9 et TMC), qui ont obligation de sous-titrer l’ensemble de leurs programmes.
«Ce qui est frappant, poursuit David Medioni, c’est que malgré tout ce qui est déjà mis en place, certaines émissions particulières, comme des débats politiques ou des évènements sportifs, qui sont traditionnellement des moments de rassemblement et de partage, sont ici vécus comme des moments d’exclusion par cette partie de la population, [qui est] mise à l’écart.» Incontestablement, le sondage témoigne d’un réel besoin d’accès à l’information. A l’orée d’une année rythmée par la campagne présidentielle, n’apparaît-il pas primordial que tout le monde puisse se saisir du débat ? «Les gens abandonnent», déplore Noémie Churlet, directrice de Média’Pi, dont l’objectif principal est de réconcilier la communauté sourde et malentendante, dont elle fait elle-même partie, avec les médias. «Avec Média’Pi, on a remarqué que certains sourds, tentés de se désintéresser totalement de l’actualité, y étaient en fait totalement accros lorsqu’ils y avaient accès.» De sorte que 53% des sondés, consultant le média bilingue, déclarent important «d’avoir un média dédié à la communication des signants».
Dans les médias traditionnels, il s’agit alors de faire plus, et surtout mieux, car si «les efforts d’investissement sont faits, la qualité n’est pas au rendez-vous», ajoute Noémie Churlet qui estime que les questions d’accessibilité devraient être traitées par les sourds eux-mêmes.
L’étude souligne également un manque de «reconnaissance vis-à-vis du grand public». 48% des personnes interrogées dans le cadre de l’enquête évoquent la souffrance d’une certaine «méconnaissance de leur handicap», au-delà même de la difficulté d’accès aux services publics (47%) et professionnels (37%). «Les gens sont moins sensibilisés car il s’agit d’un handicap invisible», pointe Emmanuelle.
«Sensibiliser à la culture sourde»
A 26 ans, Mélanie Lemaistre enseigne la langue des signes dans deux établissements parisiens. Elle étend même sa pédagogie sur les réseaux sociaux, Twitter particulièrement, où elle publie depuis le premier confinement cinq signes par semaine pour «sensibiliser à la culture sourde». Elle-même atteinte de surdité, elle remarque que beaucoup ne savent pas comment réagir face à ce handicap : «Parfois, dans les rues de Paris, lorsqu’on me demande quelque chose, je demande à la personne de retirer son masque pour pouvoir lire sur ses lèvres. Celle-ci va s’excuser et partir très vite. Je trouve que c’est un manque de respect.»
L’étude comparative s’est également intéressée à la perception des entendants. Paradoxalement, parmi le panel de 1 021 personnes interrogées par l’Ifop, moins de la moitié concède se sentir «en difficulté» lors d’un échange avec une personne sourde (33%) et de surcroît, 70% affirment vouloir se lancer dans l’apprentissage de la langue des signes s’ils en avaient la possibilité.
Jessica Cotenceau a sauté le pas il y a quelques années déjà. Présidente d’une association culturelle en Ile-de-France, soucieuse de mettre en place des événements accessibles à tous, elle détient désormais une certification de niveau B2, après une formation de onze semaines. Deux fois par mois, Jessica se rend dans le XVIIIe arrondissement de Paris, au Poulpe, bar associatif où elle et une trentaine de personnes signantes – y compris entendantes – se retrouvent pour «papoter» lors d’un «apéro-signe» lancé sous son impulsion. «Comme toutes les langues, la LSF s’apprend en pratiquant, en rencontrant des personnes différentes, en s’intéressant à leur origine, leur parcours de vie.» Selon elle, «les bases devraient être apprises dès le plus jeune âge».
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