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mardi 9 novembre 2021

Audrey, Jacques, Stéphane, histoires d’enfants placés : la possibilité d’une autre vie

Par  et Claudine Doury  (Photos)

Publié le 20 octobre 2021

FRAGMENTS DE FRANCE La maison d’accueil des Matins bleus, en Provence, offre un refuge à des enfants que la vie a déjà malmenés. Certains parviennent à y briser les mécanismes de la reproduction et puisent dans leur parcours une force supplémentaire.

« Pardon, monsieur ! » La balle n’est pas passée loin. En cet après-midi ensoleillé de septembre, une poignée d’adolescents improvisent une partie de foot sur le terrain de la maison d’accueil des Matins bleus, à Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône). Arthur (le prénom a été changé) a 12 ans. Avec sa petite taille, son allure fluette, son visage rieur, il en fait trois de moins. Il s’en est amusé quand on l’a croisé, un peu plus tôt : « Vous ne devinerez jamais mon âge ! » Il vient chercher la balle, s’excuse encore, repart à toute vitesse.

Huit jeunes gens de 8 à 15 ans vivent dans la maison. Leurs familles, en morceaux, dépassées, parfois violentes, souvent incestueuses, s’en sont vu retirer la garde par la justice, qui a confié les enfants aux Matins bleus, une des grosses associations d’éducation spécialisée de la région. Elle s’occupe de six autres foyers similaires, mais aussi d’accompagnement des familles, de placement en famille d’accueil et d’appartements où de jeunes majeurs vivent de manière autonome, sous la supervision des éducateurs.

A 27 ans, Audrey Brante est passée par la plupart de ces structures. Il n’y a que six ans qu’elle a quitté la dernière d’entre elles, un des appartements de l’association, et a gardé des liens avec les équipes. « On ne peut pas avoir des éducateurs toute sa vie, mais moi, ça m’aide de leur parler. C’est mon histoire », souligne-t-elle. Alors, quand on lui a proposé de venir revoir la maison de Saint-Rémy, où elle a passé son enfance, avant d’aller, non loin, dans la maison d’adolescentes de Châteaurenard, elle a sauté sur l’occasion.

Audrey visite la chambre qu’elle occupait quand elle était pensionnaire de la maison d’accueil des Matins bleus, à Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône), le 16 septembre 2021.
Dans la structure des Matins bleus, à Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône), le 16 septembre 2021.

Maintenant, elle déambule dans la maison, montre une de ses anciennes chambres, le réfectoire, rigole en regardant les garçons jouer au foot. « C’était génial, ce terrain ! » Le long couloir, au rez-de-chaussée, lui rappelle le jour de son arrivée. Elle avait 6 ans et demi et il lui avait paru « immense et sombre ». Elle se souvient : « On m’emmène au secrétariat et là, je tombe nez à nez avec un éducateur, Nicolas, qui me regarde, un grand sourire aux lèvres et dans les yeux. Je me suis dit : “Bon, je pense qu’on va bien s’occuper de moi.” »

Et c’est vrai qu’elle a été heureuse ici. Le directeur des Matins bleus, Claude Robin, vient la saluer, évoquer des souvenirs avec elle. « Vous m’impressionniez beaucoup, lui avoue-t-elle.Il fallait que je me tienne à carreau. » Il rit : « Ça t’a réussi ! » Il la félicite pour son parcours, ce diplôme d’aide médico-psychologique qui lui a permis de faire ce dont elle rêvait depuis l’adolescence : travailler auprès de personnes handicapées. Elle est en poste dans une maison du Vaucluse depuis six ans. Pour elle, c’est un accomplissement, une victoire sur le sort.

Strates de souvenirs

Il y a, la plupart du temps, derrière la trajectoire d’un enfant placé, des générations de chaos. La mère d’Audrey, atteinte de déficience mentale, a été placée jeune fille dans un centre d’aide par le travail ; son père a connu les foyers. Se retrouver aux Matins bleus reconduisait cette vieille fatalité. C’est là, pourtant, que les mécanismes de la reproduction ont commencé à se gripper et que s’est ouverte la possibilité d’inventer autrement sa vie.

Une déprogrammation que racontent également deux frères jumeaux de 32 ans, Stéphane et Jacques (le prénom de ce dernier a été changé ; ils souhaitent rester anonymes pour ne pas causer de problème à leur frère aîné, Elliot, militaire, également désigné sous un prénom d’emprunt), qu’on retrouve à une terrasse de café, non loin de là. Eux aussi ont été élevés dans des maisons des Matins bleus, à Tarascon et Arles. Ils ont hésité à venir à Saint-Rémy avec Audrey, avant de renoncer. Stéphane y a été éducateur. Cela faisait beaucoup de strates de souvenirs, trop, sans doute.

Un des jeunes pensionnaires des Matins bleus, à Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône), le 16 septembre 2021.

On ne peut pas se douter, quand on les rencontre, qu’ils sont jumeaux, même s’ils partagent une énergie débordante, un humour au rasoir. Mais ces deux-là sont inséparables. Ils se parlent tout le temps, de tout. « Mes frères, c’est ma vie », dit Jacques. Et quand ils reviennent sur leur histoire, la parole bondit sans cesse de l’un à l’autre, virevoltante, intarissable.

Comme lorsqu’ils évoquent le jour où une assistante sociale est venue les chercher dans l’appartement familial, accompagnée par des gendarmes. Leur père venait d’être arrêté pour un inceste commis depuis des années sur leur sœur aînée. Diabétique, il mourra à sa sortie de prison sans que les frères l’aient jamais revu. Quant à leur mère, analphabète, n’ayant jamais travaillé, elle ne pouvait s’occuper de cette famille nombreuse – six enfants de tous âges.

Constant arrachement au malheur

Les deux frères avaient 4 ans. Jacques se rappelle néanmoins la scène en détail. « C’est le seul souvenir que j’ai de ma petite enfance », dit-il. Lui et Stéphane étaient sous la table de la cuisine, face à la porte d’entrée, avec Elliot, de deux ans plus âgé, qui les tenait contre lui. Un autre frère, plus grand, a attrapé un fusil. « Et là, j’ai vu les gendarmes défoncer la porte. Elle a tapé contre le mur de la cuisine. L’assistante sociale est arrivée sous la table. “Venez, les garçons, on va vous protéger.” Et on est partis dans la camionnette des gendarmes. En chemin, on s’est arrêtés au McDo. »

Quelle avait été leur vie ? Quelles violences avaient-ils vues ou subies ? Ils l’ignorent aujourd’hui. Mais il suffit, pour mesurer le cauchemar qui prenait fin, de les écouter parler de l’apaisement qu’ils ont alors ressenti. Au point que le fusil et la porte défoncée se sont effacés de la mémoire de Stéphane : « Je pense que mon cerveau a fait en sorte que j’oublie ce passage-là, explique-t-il. Je ne me souviens que d’une sorte de soulagement. Je crois que je me sentais en sécurité pour la première fois. On aurait pu me mettre dans un container avec d’autres adultes pour s’occuper de moi, j’aurais été content aussi, je pense. »

Audrey, dont le placement par le juge s’est fait en accord avec ses parents, était face à un autre danger, d’une autre nature, mais d’une cruauté elle aussi ravageuse. Ni son père, absent, ni sa mère ne réussissaient à s’occuper d’elle. « Je n’avais rien à manger, se souvient-elle. Je partais à l’école habillée n’importe comment, pas coiffée, pas lavée… Ma mère ne pouvait pas. » On avait retenu les jumeaux au bord d’un gouffre. On la retenait au bord du sien. Dans tous les cas, il fallait un ailleurs, un abri, des tiers, et bricoler une famille avec ce qui se présentait, pour faire un saut hors du cercle où tous avaient été enfermés à leur naissance.

C’est cette opération mystérieuse que décrivent Audrey, Stéphane et Jacques. « Je n’ai pas eu deux parents, dit Stéphane, j’en ai eu 20 ou 30. Quand on le prend comme ça, qu’on l’assimile comme ça, on peut avancer. » Son frère l’approuve. Et les noms des éducateurs qui ont compté pour eux se mettent à fuser, René, Nathalie, Philippe, Sabine, Cécile, Kader, Nelly, Georges… Leur vie. Leur « famille nombreuse ». Et cette autre famille, encore : celle que leur ont offerte, quand ils avaient 8 ans, Sylvie et Frédéric (les prénoms ont été changés), qui vont devenir leur « famille de parrainage », les accueillant, avec leur frère Elliot, un week-end sur deux et une partie des vacances. « Grâce aux Matins bleus, résume Jacques, on n’a manqué de rien. Sauf du principal. Mais ce principal-là a été comblé par Sylvie et Frédéric. » Les trois frères demeurent liés au couple. Ils vivent à proximité les uns des autres.

Dans la chambre d’un jeune pensionnaire du centre d’accueil des Matins bleus, à Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône), le 16 septembre 2021.

Audrey, elle, rentrait le week-end chez sa mère et, au début, chez son père. Or, dit-elle, « quand je voyais les autres rester aux Matins bleus, je pensais : ils ne se rendent pas compte de leur chance. Normalement, c’est l’inverse… Mais pour moi, le foyer, c’était ma maison ». Et, selon la jeune femme, sa détermination à s’en sortir vient de là, de cette maison reconstituée autour d’elle par des éducateurs qui ont su deviner ses capacités et la force de son caractère, quand tout la poussait à se considérer « comme une merde ».

Les jumeaux ne disent pas autre chose. « Nous n’aurions pas la vie que nous avons sans tout cela », affirment-ils. Stéphane, après avoir été moniteur éducateur aux Matins bleus pendant près de neuf ans, a décidé de bifurquer. Il est aujourd’hui agent immobilier, et ça marche bien. « Je fais ce que je veux quand je veux », résume-t-ilJacques a été paysagiste grâce à un CAP qui était le premier diplôme que quelqu’un ait obtenu dans leur famille. Puis il a longtemps été militaire, jusqu’à ce qu’une blessure au genou l’oblige à quitter l’armée il y a un an, ce qu’il regrette, dit-il avec simplicité, « du plus profond de [s]on cœur ».

Mais il est bien décidé à rebondir, comme il a toujours su le faire. Pour l’instant, il travaille en intérim, par choix. Il est comme son frère, comme Audrey, aussi : ce qu’il a appris du désastre des commencements et de ce constant arrachement au malheur, c’est le goût inoubliable que prend la liberté quand votre naissance valait condamnation, et que vous avez été si près de ne jamais la connaître.

Des cas toujours plus graves

Aux yeux de Claude Robin, tous sont des exemples de ce qu’un placement peut apporter. « Mais, précise le directeur des Matins bleus, ils sont responsables de leur réussite. Nous, nous ne sommes que des révélateurs. » Comment rendre raison d’une alchimie aussi complexe ? Il y a quelques facteurs repérables, le fait qu’ils aient été placés très jeunes, et pour longtemps, ou la stabilité des équipes qui s’en sont occupées mais, au bout du compte, quelque chose se déclenche ou non. Quelque chose d’intime et, dès lors, d’insaisissable.

Philippe Ribellès, un des adjoints de M. Robin, mentionne des tentatives de suicide, des violences. Il raconte ce garçon de 15 ans, placé chez eux, qui, il y a deux ans, a tué un autre adolescent pendant un week-end en famille. Il note le durcissement de leur travail, les cas toujours plus graves. « La pédopsychiatrie est en train de disparaître en France. Les structures ferment et, au bout de la chaîne, il n’y a que nous pour nous occuper de ces gamins dont plus personne ne veut », explique-t-il.

Nelly Calvet, qui travaille depuis près de trente ans comme éducatrice au sein de l’association des Matins bleus, à Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône), le 16 septembre 2021.
La buanderie du centre des Matins bleus, à Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône), le 16 septembre 2021.

Nelly Calvet, une éducatrice de 60 ans, dont près de trente passés aux Matins bleus, parle longuement de Stéphane et Jacques, qu’elle connaît depuis leurs 4 ans, et d’Audrey, avec qui elle a travaillé à Châteaurenard. Elle dit le bonheur de garder des liens, d’avoir des nouvelles des anciens, de les voir avancer. Mais elle nuance tout de suite : « Si j’avais 40 ans, je crois que je ne ferais pas ce métier. » Les conditions deviennent intenables. Il y a quelque temps, elle a été agressée par une jeune fille dont elle s’occupait. « C’était très violent. Et je ne suis pas la seule. »

Les Matins bleus ne choisissent pas les enfants qu’ils accueillent. « On n’est pas là pour éviter les situations difficiles », dit M. Robin, qui ajoute que leur mission est d’abord de protéger : « Les enfants ont besoin d’un toit pour grandir. C’est ce qu’on leur propose. Après, tout va dépendre de leur état, du traumatisme qu’ils ont subi. Il y a des cas où l’éducatif n’est pas possible. On voit ce que l’enfant peut devenir. On va à son rythme. On ne le lâche pas. » Il s’interroge : qu’est-ce que réussir sa vie ? « Parfois, quand on voit ce qu’ils ont vécu, on se dit que, déjà, ils sont vivants, et que c’est bien. »

Un éducateur et un pensionnaire des Matins bleus, à Saint-Rémy-de-Provence (Bouches-du-Rhône), le 16 septembre 2021.

Sa partie de foot terminée, Arthur s’est jeté sur son vélo. Il fait des slaloms, gracieux, souple, pas peu fier de montrer sa maîtrise de l’engin. Sans pouvoir en dire plus, un éducateur qui le connaît bien laissait entendre, quand on a parlé avec lui de ce garçon de 12 ans que ça amuse tellement d’en paraître 9, qu’il revenait de loin, lui aussi ; que ce qu’il avait subi pesait sans cesse sur leur travail à ses côtés. Que, cette fois encore, il ne fallait pas lâcher.

Audrey s’apprête à partir. Elle croise Arthur en allant à sa voiture. « Tu sais, glisse-t-elle, moi aussi j’ai vécu ici quand j’étais petite. » L’idée fait rire le jeune cycliste. Il lui dit : « Est-ce que tu reviendras bientôt ? » Il lui parle un peu de sa vie. Du sport, bien sûr. De l’école, qu’il aime presque autant. Il vient de faire sa rentrée au collège, ses premières notes sont bonnes, en français surtout. Pour l’instant, tout va bien.


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