Gagner trois ans de vie en huit semaines ? C’est ce que propose un protocole expérimental mis en place par le Helfgott Research Institute et l’université Yale, aux États-Unis. La recette est simple, en apparence : régime à base de viande maigre et de poisson, sept heures de sommeil, trente minutes d’effort physique par jour, compléments alimentaires, relaxations, exercices de respiration, etc. Les résultats affichés par les quarante-trois participants de l’étude semble particulièrement convaincant : leur « âge épigénétique », mesurée à l’aune des modifications de la composition chimique de l’ADN (méthylation), a diminué ! « Ces résultats semblent être cohérents avec les études existantes qui ont examiné le potentiel d’inversion biologique de l’âge », souligne Kara Fitzgerald, autrice de l’étude. Mais jusqu’où cette inversion est-elle possible ?
Jusqu’où peut-on repousser la mort ? 150 ans, affirme une autre étude publiée dans Nature. Ce qui n’empêche pas de nombreux transhumanistes de rêver d’atteindre un jour l’immortalité. Le vieillissement est-il pourtant une question purement biologique ? Non, répond Emmanuel Levinas : c’est une structure indépassable de l’existence.
De l’épopée de Gilgamesh au mythe de la fontaine de Jouvence, la question de l’immortalité est indéniablement de celles qui ont hanté l’humanité tout au long de son histoire. Les tenants du transhumanisme d’aujourd’hui, qui considèrent la mort comme une maladie qu’il s’agirait de vaincre à grand renfort de rajeunissement cellulaire, sont les héritiers de ce vieux rêve. Les progrès considérables de la médecine leur donnent en partie raison : il est possible de repousser la mort. Mais dans quelle mesure ?
La philosophie est bien incapable de répondre directement à cette question, qui relève, après tout, essentiellement de la biologie. Elle peut cependant la reposer sous un autre angle : celui du vieillissement. Comme le montre Emmanuel Levinas, le vieillissement n’est pas l’approche de la mort : le moi qui vieillit « revient à soi, se retrouve le Même, malgré tous ses recommencements, retombe solitaire sur ses pieds, ne dessine qu’un destin irréversible. La possession de soi devient l’encombrement par soi. Le sujet s’impose à lui-même, se traîne soi-même comme possession. » La vieillesse est une saturation : « l’instant présent [est] “lourd de tout le passé” même s’il est gros de tout l’avenir. Sa vieillesse limite ses pouvoirs. »
Vivre plus longtemps n’y changera rien – il faudrait même parler plutôt d’une aggravation de cet « ennui [du] ressassement », jusqu’à un point où l’existence deviendrait insupportable à la conscience elle-même. À moins d’un lavage de cerveau ? D’une abolition de cette continuité temporelle qui fait l’identité de la personne ? Cette non-solution en est peut-être la preuve la plus éclatante : nous ne pouvons jamais rajeunir, dépasser notre incapacité à « recommencer » dans « la liberté d’un être libre comme le vent ». Prolonger notre vie dans une certaine mesure est sans doute acceptable – la médecine nous permet, fort heureusement, d’échapper à certaines morts brutales et prématurées. Mais l’extension indéfinie de la durée de vie produirait à coup sûr un mal beaucoup plus terrible que la mort : l’horreur d’une existence épuisée par sa vieillesse hyperbolique.
Le problème n’est pas uniquement celui d’un moi emprisonné en lui-même : c’est en effet le temps lui-même qui vieillit, parce qu’il est prisonnier de la perpétuation du Même. Seul le passage de relais à l’autre peut rajeunir le temps. D’où l’importance de la « fécondité », pour Levinas : « Dans la paternité où le Moi, à travers le définitif d’une mort inévitable, se prolonge dans l’Autre, le temps triomphe par sa discontinuité, de la vieillesse et du destin. […] La fécondité continue l’histoire, sans produire de vieillesse ; le temps infini n’apporte pas une vie éternelle à un sujet vieillissant. » Le seul rajeunissement que connaisse l’humanité, c’est la succession des génération, le « renouvellement de [la] substance ». Les transhumanistes d’aujourd’hui s’en moquent manifestement : professer l’immortalité dans un monde en surpopulation revient à nier la nécessité absolue de ce renouvellement.
Plutôt que de conjurer, par tous les moyens possibles, le spectre de la mort, peut-être faudrait-il plutôt apprendre à voir dans son imminence une forme de libération… et peut-être même de rajeunissement. C’est ce que soulignait Michel Serres : « J’éprouve deux choses à la fois, le sentiment d’être pressé parce qu’il ne me reste plus beaucoup de temps à vivre […] et le sentiment d’avoir beaucoup de temps parce que je me suis rapproché d’une naïveté première. À la fois vieillissement et à la fois rajeunissement. » Nous vieillissons en voulant nous rajeunir, car nous nous cramponnons de toutes nos forces à notre être. Au contraire, en assumant le vieillissement, nous redevenons jeunes, car l’approche de la mort, qui finira par nous emporter, nous arrache déjà, lorsque la fin se fait sentir, à notre emprisonnement en nous-mêmes. La fin nous délivre de la tache de continuer à être, de poursuivre, de porter le passé.
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