par Chloé Pilorget-Rezzouk publié le 30 juin 2021
Le débat n’est pas près de s’éteindre. Faut-il oui ou non réformer l’irresponsabilité pénale ? La commission des lois de l’Assemblée nationale rendait, ce mercredi matin, les conclusions de sa mission «flash» après «l’onde de choc» suscitée par l’absence de procès dans l’affaire Sarah Halimi. Un arrêt de la Cour de cassation avait confirmé, mi-avril, l’irresponsabilité pénale de Kobili Traoré, le meurtrier de cette retraitée juive défenestrée le 4 avril 2017. Dans la foulée, le président de la République, Emmanuel Macron, avait signifié sa volonté de changer la loi. Actuellement sur le bureau du Conseil d’Etat, le projet de loi porté par le garde des Sceaux, Eric Dupond-Moretti, annoncé initialement pour courant juin, arrivera finalement en septembre. Et devrait «être étoffé pour devenir un texte sur la justice et la police», selon le Journal du dimanche.
«Sur un sujet aussi sensible et aussi complexe, il était indispensable que l’Assemblée nationale se forge sa propre opinion», ont fait valoir les corapporteurs Naïma Moutchou (LREM) et Antoine Savignat (LR). Durant un mois et demi, les députés ont entendu pas moins de 23 experts psychiatres, magistrats ou pénalistes. A tous, ils ont posé cette question : «La consommation volontaire de produits stupéfiants, lorsqu’elle est à l’origine d’un trouble ayant aboli le discernement, doit-elle exclure l’irresponsabilité pénale ?» Résultat : si le duo préconise de ne pas modifier le fameux article 122-1 du code pénal - selon lequel «n’est pas pénalement responsable la personne qui était atteinte, au moment des faits, d’un trouble psychique ou neuropsychique ayant aboli son discernement ou le contrôle de ses actes» - il recommande d’introduire «des cas d’exclusions de son application» en vue de prendre en compte et «sanctionner la faute antérieure».
Premier cas : «exclure l’irresponsabilité pénale en cas d’intoxication délibérée de l’auteur dans le cadre d’un projet criminel préalable». Concrètement, des situations où l’auteur des faits se serait drogué «pour subjuguer ses émotions et commettre plus facilement son forfait», a présenté Antoine Savignat. Deuxième cas : la création d’une « infraction autonome d’intoxication délibérée» applicable aux homicides et violences. «Celle-ci réprimerait le fait de s’intoxiquer délibérément et de commettre, dans un état de trouble mental qui aura aboli temporairement le discernement du fait de l’intoxication, une atteinte à la vie ou à l’intégrité d’une personne», a indiqué Naïma Moutchou. Seule l’abolition temporaire du discernement serait visée : «les effets durables, voire définitifs»continueront de «faire obstacle à la tenue d’un procès».
Expert auprès de la cour d’appel de Paris depuis plus de trente ans, Daniel Zagury a été auditionné début juin par les députés. L’éminent psychiatre a examiné les noms les plus marquants de l’histoire criminelle, dont certains à la croisée de la maladie mentale, comme la mère infanticide Fabienne Kabou ou le schizophrène paranoïde Stéphane Moitoiret. Il est aussi le seul des sept experts mandatés dans l’affaire Sarah Halimi à avoir conclu à l’altération et non à l’abolition du discernement de Kobili Traoré. A Libération, il explique pourquoi il défend une «indispensable»évolution de la loi.
Vous êtes favorable à une réforme du régime de l’irresponsabilité pénale. Pourquoi ?
Au regard de mon expérience médico-légale, cette réforme paraît indispensable et dans le fil de l’Histoire. D’abord parce que les retombées de l’affaire Halimi le démontrent. Il y a quelque chose de choquant à considérer, comme le permet l’état actuel du droit, que peu importent les causes de la folie. S’en tenir à ce principe que seul compte l’état mental au moment des faits est contraire à la logique de la clinique du passage à l’acte. Bien sûr que Kobili Traoré a commis un acte dans un contexte pathologique, mais il a lui-même suscité ce contexte pathologique par sa consommation chronique et en très grande quantité de cannabis. La tragédie de la maladie que l’on subit, ce n’est pas la même chose que les effets psychiques que l’on provoque.
La conscience collective a d’ailleurs mal compris la décision de la Cour de cassation. Au point qu’on peut aujourd’hui évoquer le risque d’un divorce entre la doctrine juridique et l’état de sensibilité collective. Mais ma position générale n’est pas de revenir de façon polémique sur cette affaire, la Cour de cassation a tranché. L’avis rendu par l’avocate générale de la Cour, Sandrine Zientara, invite le législateur à s’emparer de la question, tout comme François Molins, procureur général près la Cour de cassation, l’a formulé dans une interview au Monde. C’est très clair : si la loi actuelle ne peut pas répondre de manière satisfaisante à une telle situation, la balle est dans le camp du législateur.
De quelle manière faut-il améliorer la loi d’après vous ?
D’abord, il y a consensus sur ce point : il ne faut pas toucher à l’article 122-1 du code pénal. Mais on peut y ajouter deux corollaires. Le premier : que l’acte soit en rapport déterminant avec l’état mental. Le deuxième : que le sujet n’ait pas déclenché lui-même cette pathologie, notamment avec la prise de toxiques. Mais nous ne devons pas avoir à l’esprit uniquement la question des substances psychoactives. Par exemple : nous risquons d’assister avec la désintégration de Daech à la multiplication d’actes commis par des individus très déséquilibrés, voire délirants et hallucinés qui s’autosaisissent des injonctions meurtrières.
Doit-on se contenter de la lecture de la Cour de cassation disant qu’au moment des faits cet individu était délirant et considérer comme nulle et non avenue toute situation antérieure à l’épisode pathologique ? Ou doit-on tenir compte d’une haine antérieure contre la France ou les infidèles, d’une alimentation idéologique depuis quelque temps via des lectures, des contacts ? Il faut apporter un peu de complexité humaine dans l’étude de ces cas pour analyser les parts respectives de la haine, de l’idéologie et du délire. Le problème qui se pose actuellement n’est pas un problème de doctrine juridique, mais de rapport entre le droit et la vraie vie. Le droit et la doctrine médico-légale doivent répondre à l’évolution de l’état du monde.
Comme le recommande la mission parlementaire, vous souhaitez donc qu’on examine et considère l’état antérieur du sujet alors que le droit actuel s’en tient strictement «au moment des faits» sans distinction de l’origine du trouble psychique ?
Oui, il faut prendre en compte l’ensemble de la situation. Qu’on ne fasse pas une expertise «biopsique» qui consiste à considérer seulement le délire au moment des faits et à dire «circulez, il n’y a rien à voir et à comprendre !» Je suis au contraire partisan d’une expertise extensive. Celle qui, tout en respectant les limites du rôle du psychiatre, essaie d’éclairer la cour sur les déterminants du passage à l’acte. Prenons un exemple : un individu suivi dans un centre médico-psychologique (CMP) pour psychose chronique. Il suit les filles dans la rue, attend qu’elles aient composé leur digicode, les agresse sexuellement. Est-ce la maladie mentale qui lui fait faire ça ? Non. Tout ce que fait un schizophrène est-il schizophrénique ? Un de mes confrères dit souvent : «Le délirant ne boit pas le coca-cola par l’oreille.» Tout ce que font les malades n’est pas forcément en rapport avec leur délire ou leur psychose.
Mais comment distinguer de façon certaine que le délire au moment des faits est bien déterminé par la maladie, que l’acte commis est bien sous-tendu par la psychose ? Le risque n’est-il pas de verser dans une vertigineuse casuistique ?
Cette casuistique est déjà inhérente à l’expertise médico-légale. Dans l’affaire Halimi, tout le monde est d’accord sur le diagnostic médical, en l’occurrence «une bouffée délirante aiguë». Mais tout le monde n’en tire pas la même interprétation médico-légale. Dans mon expérience, chaque fois que j’ai eu la conviction que la maladie était en cause de façon déterminante dans l’acte, j’ai conclu à l’abolition du discernement. Ce fut le cas dans l’affaire Sébastien Selam, ce jeune DJ de confession juive atrocement tué en 2003 par son ami d’enfance et voisin Adel Amastaibou, souffrant de schizophrénie paranoïde. Dans ce dossier, il était aussi question de l’emprise cannabique. Mais le rôle du toxique était contingent, secondaire. Alors que dans l’affaire de Kobili Traoré, le rôle du toxique est central.
Si on sait que le cannabis est un des facteurs amplificateurs, voire déclencheurs de la psychose, on sait aussi que beaucoup de malades fument pour soulager leurs maux. Cela risque d’être compliqué de déterminer si le toxique est bien, et à lui seul, à l’origine du délire au moment des faits ou si l’intoxication du sujet par lui-même était «délibérée»…
Nous sommes entièrement d’accord. L’expert doit analyser quels sont les rôles respectifs du toxique et de la maladie en cause et leur rapport. Si l’état psychotique est absolument confirmé, antérieur aux faits et que le rôle du cannabis est secondaire – ce qui est le cas chez beaucoup de schizophrènes – le psychiatre devra en tenir compte dans son analyse. Il ne faudra conclure à la responsabilité pénale que si le rôle du toxique est déterminant. Bien sûr, il y aura des cas difficiles à trancher, avec des intrications, des doutes… Mais c’est le boulot de l’expert, ça ! C’est aussi pour cette raison que la loi ne doit surtout pas être limitative et demeurer ouverte, laissant à l’expert et au juge la possibilité de trancher au cas par cas.
Pour toutes ces raisons, la volonté de réformer l’irresponsabilité pénale suscite de vives inquiétudes alimentées par la crainte de fragiliser un pilier du droit, celui qui dispose qu’on ne juge pas les fous…
L’immense majorité des psychiatres tiennent au principe fondamental qui est celui de l’irresponsabilité pénale du malade mental. Il n’y a aucune ambiguïté là-dessus. J’ai beaucoup écrit sur le sujet, j’ai été expert dans l’affaire Stéphane Moitoiret, schizophrène ayant poignardé à 44 reprises un petit garçon de dix ans… Les juristes, les avocats, comme un seul homme, se lancent dans des flambées déclamatoires : «Il ne faut pas juger les fous.»Cette formule rabâchée empêche de penser. Elle est insultante à l’égard des 2 300 000 Français aujourd’hui suivis en psychiatrie publique. Un Français sur cinq connaît dans sa vie un épisode pathologique. Bien sûr, il ne faut pas «juger les fous» à l’instar des objets ou des animaux comme on le faisait au Moyen Age. Mais il faut réformer la loi, non pas pour renoncer au principe de l’irresponsabilité pénale du malade mental tel qu’il est défini par l’article 122-1 du code pénal, mais au contraire pour le maintenir. Encore deux ou trois affaires comme l’affaire Halimi, et il n’y en aura plus. En 2008 déjà, on entendait les mêmes cris d’orfraie lorsque la loi Dati, née après l’affaire Romain Dupuy [auteur d’un double meurtre à l’hôpital psychiatrique de Pau en 2004, déclaré irresponsable pénalement après une bataille d’experts, ndlr], a instauré devant la chambre de l’instruction une audience axée sur la reconnaissance de l’irresponsabilité pénale. Avec le recul, tout le monde estime désormais que c’est une très bonne réforme.
Les familles de victimes estiment néanmoins que cette audience reste insatisfaisante. Qu’en pensez-vous ?
C’est peut-être un dispositif insuffisant, une «demi-audience», pour reprendre la formule du magistrat Denis Salas. A titre personnel, je ne suis pas opposé à l’idée d’aller plus loin devant une instance de jugement qui apporterait plus de solennité. A la condition que celle-ci soit composée de juges professionnels et que la dignité de la personne soit maintenue et respectée, ce qui est aujourd’hui le cas devant la chambre de l’instruction. La justice sans transparence et sans débat peut susciter des incompréhensions majeures. C’est la leçon de l’affaire Halimi.
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