Par Annick Cojean Publié le 25 juin 2021
REPORTAGE. « L’Afghanistan au jour le jour » (1/2). Alors que les talibans reviennent en force et que les troupes américaines se retirent du pays, notre reporter a passé plusieurs jours dans un établissement hospitalier où sont soignés des enfants et des femmes. Un endroit où se mesure pleinement la peur de la population.
Une profonde angoisse étreint, en ce début d’été, la capitale afghane. Une angoisse faite de peur, de tristesse, de fatigue. Une angoisse obsédante, qui teinte chaque journée d’appréhension diffuse, et confère à tous un sentiment de vulnérabilité. Certes, le danger n’est pas nouveau dans cette ville chaotique où chaque jour peut offrir une rencontre avec la mort : assassinats, bus et voitures piégés, attaques-suicides de commandos. Mais voici qu’au défi quotidien de travailler et de (sur) vivre dans cette capitale épuisante s’ajoute l’incertitude sur l’avenir du pays, une fois parties les troupes américaines, peut-être autour du 4 juillet. Quid des talibans, qui conquièrent chaque semaine de nouveaux districts dans les trente-quatre provinces et progressent vers Kaboul ? Quid de leurs intentions, du rapport de force avec le gouvernement ? La guerre, encore ? La paix ? Mais à quel prix ? Et quels droits pour les Afghans ? Surtout, quelles libertés ?
Ce moment est fou, qui voit s’accélérer le départ des soldats exigé par Joe Biden. Les ambassades, elles, commencent à mettre à l’abri leur personnel et n’excluent pas de fermer en quelques heures si la situation venait à l’exiger. Les ONG, elles aussi, sont en état d’alerte. Et la panique gagne nombre d’Afghans qui, lorsqu’ils ont de la famille ou la moindre ouverture à l’étranger, cherchent à s’exiler. Les autres, fatalistes, ne peuvent qu’attendre, usés par quatre décennies de violence, mais convaincus que la situation ira de mal en pis. Le Covid-19 ? Il a beau faire des ravages, cela semble le cadet de leurs multiples soucis. Sauf pour ceux qui étouffent et meurent chez eux ou dans la rue, refoulés par les hôpitaux publics, sans services de réanimation ni stocks d’oxygène.
Dans ce pays en état de catastrophe sanitaire, où l’ONU estime que 18,4 millions de personnes ont besoin d’aide humanitaire, un hôpital imaginé et construit par des Français continue de pratiquer, chaque jour, des opérations à cœur ouvert – entre autres −, et principalement sur des enfants. Quelque 1,5 million de patients y ont été soignés depuis sa création, il y a quinze ans. On l’appelle l’Hôpital français de Kaboul, ou encore l’Institut médical français pour la mère et l’enfant. Nous y avons passé une semaine.
Jeudi 3 juin : ne pas céder à la panique
Dès les premières heures du matin, les gens affluent vers les portes de l’hôpital situé dans un faubourg, au pied d’une montagne couverte de bidonvilles. Ils débarquent à pied, en taxi, à vélo, seuls ou le plus souvent en famille, et offrent une sorte de puzzle des ethnies d’Afghanistan : Pachtouns aux turbans clairs, Tadjiks aux pakols sombres ramenés sur les yeux (le béret de laine à bords roulés, associé à jamais à l’image du commandant Massoud), Hazara têtes nues et aux yeux étirés, peut-être des Ouzbeks. Les femmes, elles, sont toutes voilées ; certaines se camouflent dans une burqa bleu vif ou marine qu’elles soulèvent prestement devant les différents guichets ; d’autres se drapent dans des abayas(vêtements longs et amples) noires, les mains souvent gantées ; d’autres enfin arborent sur leurs cheveux un foulard plus léger, une longue robe ou chemise leur cachant les hanches et la silhouette.
Toutes les générations se côtoient. Des bébés aux yeux cernés de khôl passent de main en main. Des barbus aux yeux intenses les bercent avec douceur. Oui, ce sont les hommes qui portent le plus souvent les bébés dans leurs bras.
Un checkpoint militaire barre la rue d’accès à l’hôpital. Des gardiens fouillent les hommes dont les armes éventuelles sont confisquées le temps de la visite. Des gardiennes se chargent, dans un petit vestiaire, de la fouille des femmes. Et chacun joue le jeu ; les contraintes de sécurité font ici partie du quotidien. Après, dans la cour ou le grand hall de la réception, c’est un peu le foutoir. Dans un brouhaha composé de cris d’enfants et d’un mélange de langues, les familles se regroupent, s’impatientent, poussent les portes des salles de consultation pour voir les médecins, indisciplinées et bien peu familières des notions d’horaires ou de rendez-vous. Et elles s’installent sur les bancs de la salle d’attente, ou dehors, à l’ombre, le dos contre le mur du bâtiment, ou bien encore allongées sur les pelouses, prêtes à y dormir lorsqu’un proche risque d’être retenu ici pour une ou plusieurs nuits.
Sur la façade de l’entrée, une fresque d’une dizaine de mètres de haut représente une mère, la burqa relevée, enlaçant son enfant. C’est le symbole de l’hôpital. Pourtant, à en juger par la foule, les hommes y semblent plus nombreux. Ce sont eux qui tiennent les cordons de la bourse, eux qui se présentent donc comme les interlocuteurs des médecins. Eux seuls décident, consentent, au nom de toute la famille. Car les soins prodigués dans cet établissement privé sont coûteux, à moins de bénéficier (51 % des patients) du service de welfarequi accorde des réductions aux plus démunis. Ou d’être éligible au programme pour les petits malades très pauvres conçu par La Chaîne de l’espoir, l’ONG française qui est à l’origine de la création de l’hôpital et demeure son partenaire-clé.
Son engagement en Afghanistan a des allures de saga, ancrée dans la mythologie des French doctors et le vent de solidarité avec l’Afghanistan qui a soufflé en France, à l’automne et à l’hiver 2001. « Vous vous souvenez de cet élan magnifique ?, demande le docteur Eric Cheysson, en mission pour quelques jours à Kaboul. De l’engouement et de la sympathie qu’a suscitée la cause afghane il y a vingt ans ? Des rêves de démocratie, de libération des femmes, de scolarisation des petites filles ? Tout semblait possible après le départ des talibans. Les Afghans se coupaient la barbe, les Afghanes relevaient leurs burqas, la musique revenait dans les rues de Kaboul, comme les cerfs-volants et le marché aux oiseaux que les barbares avaient fermé. Il manquait un hôpital pour les enfants malades. Trois muses ont plaidé sa cause, les Français se sont montrés généreux. Et on l’a fait ! »
Les muses ? L’actrice Muriel Robin, si bouleversée, en octobre 2001, à la vue d’un reportage de TF1 sur une petite Afghane qu’elle a aussitôt téléphoné à Claire Chazal, la présentatrice du « 20 heures », laquelle a appelé l’autrice du sujet, Marine Jacquemin, de retour de Kaboul. Un déjeuner à elles trois déboucha sur ce rêve d’hôpital pédiatrique dans l’un des pays les plus dangereux du monde, où une femme en couches meurt toutes les demi-heures, où la mortalité infantile est l’une des plus élevées de la planète, et où les petits sont les premières victimes de l’explosion des mines antipersonnel.
Le trio a pris rendez-vous avec Eric Cheysson, le responsable de La Chaîne de l’espoir, qui avait été l’un des premiers médecins à entrer clandestinement dans ce pays, en 1980, après l’invasion soviétique, pour soigner les familles de moudjahidine. Après tout, l’association n’avait-elle pas déjà ouvert des hôpitaux au Vietnam, au Cambodge et au Mozambique ? Eric Cheysson a tout de suite été tenté. Maistout manquait : électricité, eau potable, équipements, matériaux de construction, ouvriers qualifiés. Sans compter les médecins, les labos, les médicaments… Qu’à cela ne tienne ! La Chaîne de l’espoir embraya. TF1 sensibilisa le public, Martin Bouygues s’engagea, des mécènes mirent au pot. L’opération était lancée…
La première pierre fut posée en mars 2003. La première opération à cœur ouvert eut lieu en décembre 2005. Encore fallait-il une structure solide pour assurer le fonctionnement pérenne de cet établissement de 170 lits. La Fondation Aga Khan (créée par le prince Karim Aga Khan IV, actuel chef spirituel des chiites ismaéliens), très présente en Afghanistan, est arrivée à point nommé et dirige aujourd’hui l’hôpital, en partenariat avec La Chaîne de l’espoir, les gouvernements français et afghan. « Un miracle ! », résume Eric Cheysson, lui-même chirurgien cardiovasculaire, en parcourant les trois niveaux de l’établissement.
Construire pareil hôpital dans une ville en ruine était une gageure. Et ambitionner d’en faire un établissement de référence de niveau international a suscité moult sarcasmes. « Trop beau, trop cher, pour un pays du tiers-monde, nous disait-on avec mépris. Mais enfin ! s’écrit le médecin. Un gosse de Kaboul ne mérite-t-il pas les mêmes soins qu’un gamin de Versailles ? La médecine humanitaire devrait-elle être pratiquée au rabais sous prétexte qu’elle concerne les plus pauvres ? Cette idée me rend dingue. D’ailleurs, ne parlons pas de médecine humanitaire. A mes yeux, c’est un pléonasme. »
Eric Cheysson s’enflamme en apposant contre un petit boîtier une carte magnétique qui ouvre un sas menant au bloc opératoire. Le contraste est frappant avec la ruche du rez-de-chaussée. Ici, tout est calme, ordonné, le personnel concentré. Voici le pôle radio, scanners, IRM, et les quatre salles d’opération, spacieuses et ultra-équipées, où deux petits ont été opérés ce matin à cœur ouvert, un autre en orthopédie. Plus loin, les quinze lits de l’unique service de réanimation de Kaboul, également occupés par des enfants. Là-bas, le seul département de périnatalité du pays. « On a sauvé la vie de prématurés pesant 800 grammes, indique le docteur Ahmad Farid Faqiri, responsable du service. Nulle part ailleurs en Afghanistan ces bébés n’auraient eu la moindre chance de survivre. »
Alors ? « Alors cet hôpital doit vivre !, reprend le docteur Cheysson. Et la progression des talibans ne doit pas nous faire céder à la panique. Oui, il y a danger et des questions se posent, vertigineuses… » Il a haussé la voix, on le sait impétueux. « Mais enfin, rien n’a jamais été simple dans ce pays ! Tout, depuis le premier jour, a été bagarre. Vous auriez vu, en décembre 2001, l’état du terrain sur lequel on a construit cette merveille : un dépotoir qu’il a fallu déminer. Et ça continue. Un appareil d’échographie est encore coincé à Karachi, au Pakistan. Un autre est bloqué aux douanes. Tous les jours, il faut se battre, négocier, arracher. C’est ça, l’Afghanistan. »
Comment les talibans, qui exècrent les étrangers, accepteraient-ils un tel symbole de la médecine occidentale ? Eric Cheysson se récrie : 98 % des 1 000 employés de cet hôpital sont afghans, dit-il. L’hôpital n’a eu de cesse de former des médecins, des chirurgiens, des infirmiers. « La collaboration avec des “infidèles” ne les transforme-t-ils pas en cibles ? », lui demande-t-on. « Mais ils sont au service des Afghans !, répond le médecin. Et un père taliban qui souffre, devant la salle où est opéré son enfant, est avant tout un père. Je ne peux pas imaginer qu’ils détruisent un hôpital d’excellence. »
Dans un petit jardin-terrasse où les jeunes patients peuvent prendre l’air, un papa nous entend. Son bébé de onze mois, Alvis, vient d’être opéré d’une atrésie pulmonaire (une malformation cardiaque). L’intervention lui a sans doute sauvé la vie. Mais il appréhende l’avenir : « J’ai connu la dernière guerre civile. Et j’ai vécu sous les talibans. Je ne veux pas que mes trois enfants revivent ça. S’ils prennent la ville, il n’y aura plus de futur, surtout pour nos filles, qu’ils enterreront vivantes. Ne croyez pas une seconde qu’ils aient changé, qu’ils respectent la médecine, la science, l’éducation. Ce sont des obscurantistes. Et des barbares ! Il faudra fuir ! »
Il est 14 heures, le soleil est violent. Nous avons maintenant rendez-vous au pavillon dit « des femmes et des enfants », une villa ancienne au crépi rose, située en aval de l’hôpital. Là sont accueillis, avec un ou deux accompagnants, des enfants malades − et, depuis 2018, des femmes en grande souffrance − repérés dans tout le pays par des correspondants de La Chaîne de l’espoir et dont le voyage à Kaboul, l’hébergement et les soins sont pris en charge par l’organisation, soit plus de 11 000 interventions chirurgicales depuis 2008.
C’est à son personnel, rassemblé sous les arbres du jardin, qu’Eric Cheysson veut s’adresser ce jeudi de juin. « L’Afghanistan vit un moment crucial, commence-t-il. Personne ne peut prédire ce qui va se passer les prochains mois. Mais je tiens à vous le dire : La Chaîne de l’espoir restera. Nous continuerons d’accueillir, ici, les femmes et les enfants les plus vulnérables. La liste d’attente est énorme. On ne va pas vous lâcher ! »
Un infirmier s’avance. « On est heureux ici, et fiers d’aider nos compatriotes. Mais si les talibans prennent le contrôle de la ville ? S’il y a un déchaînement de violence ? Que prévoyez-vous ? D’autres ONG préparent l’évacuation de leurs collaborateurs, certains pays offrent des visas… », s’inquiète-t-il. « Je vais être transparent, je ne fais pas de promesses de visas ; l’association veut continuer de travailler ici, comme elle le fait en Irak, au Mali, dans des zones compliquées, assure le docteur Cheysson. Si vraiment ça tournait mal, c’est sur vous, personnel afghan, que reposerait toute l’organisation. On se débrouillerait pour vous faire parvenir argent, médicaments et matériel. On y réfléchit. On fera tout pour vous permettre de travailler en toute sécurité. »
Cette fois, c’est une sage-femme qui prend la parole : « J’ai vu passer ici plus de quatre cents enfants. Et c’est une vraie satisfaction de les voir repartir, guéris et heureux. Mais franchement, les perspectives sont sombres, notamment pour les femmes. Comment accéder à elles, si les talibans arrivent ? Il faudrait qu’on repense et élargisse notre aide. Elles connaissent de telles souffrances, elles ont de tels besoins… »
Vendredi 4 juin : un petit trou dans le cœur
L’hôpital est calme ce matin, pas d’opérations programmées, c’est jour de prière. Dans le patio de la « maison des médecins », où loge le personnel français en mission, l’atmosphère est détendue, même si les nouvelles sont chaque jour plus stressantes. Sur un groupe WhatsApp informel, réunissant des membres de nombreuses ONG travaillant en Afghanistan, plusieurs expatriés affichent leur perplexité devant la décision « précipitée » de l’ambassade de France d’octroyer l’asile à tout le personnel afghan ayant travaillé pour la France. « C’est un message défaitiste et démobilisateur ! », accusent certains, inquiets d’une ruée sur les demandes de visa et de problèmes insurmontables pour maintenir les activités des organisations. Pour eux, cela revient à « déserter et à faire le jeu des talibans ! » D’autres expriment leurs préoccupations concernant le fonctionnement de l’aéroport international quand l’OTAN en aura perdu le contrôle : « Les Turcs seront-ils à même de prendre la relève ? », « La compagnie Emirates prévoit-elle de suspendre ses vols ? »… Tant de questions. Personne, bien sûr, ne souhaite rester bloqué à Kaboul.
Les infos du matin confirment la progression des talibans. Une soixantaine de soldats des forces gouvernementales ont été tués en trois jours. Le nombre de victimes civiles, lui, a triplé en un mois. On estime à plus de 60 % la proportion de territoire contrôlée par les insurgés. Un rapport de l’ONU souligne leur proximité avec Al-Qaida et la concentration de leurs troupes autour des capitales de chaque province. D’ici peu, Kaboul sera encerclé.
Dans le pavillon rose, celui « des femmes et des enfants », les familles n’ont que des nouvelles éparses de leur région d’origine, via le téléphone. Un minibus a encore explosé dans la région de Kandahar (Sud) ; des mines placées dans des champs, des routes, des commerces ne cessent de faire des victimes dans la province d’Helmand (Sud-Ouest) ; un dispensaire a été attaqué près de Kunduz (Nord-Est), un pont détruit dans un district de Takhar (Nord-Est)… Silencieux et songeurs, malades et accompagnants errent dans les vastes couloirs du pavillon, décorés de motifs enfantins. A chacun sa douleur.
Couverte de couleurs flamboyantes, Saleha, la trentaine, vient du district de Yakaoland, dans la province de Bamiyan (Centre). Sa petite de 2 ans et demi, la cinquième de ses enfants, souffre d’une malformation du dos qui perturbe ses mouvements et son équilibre. « Inopérable », ont conclu les médecins consultés dans sa région après lui avoir pris le peu d’argent dont elle disposait. Le guérisseur herboriste de son village s’est avoué incompétent. Une ONG locale l’a orientée vers La Chaîne de l’espoir qui a pris en charge son déplacement, fait passer des IRM à l’enfant, et prévoit une opération dans les prochains mois. « Quelle chance ! », dit Saleha en levant les yeux au ciel comme s’il s’agissait d’une intervention divine.
Son mari était berger mais travaille désormais comme journalier dans les champs. Il l’a laissée venir à Kaboul avec la petite et une autre de leurs filles. Saleha lui en est reconnaissante. Beaucoup d’hommes préféreraient compromettre la vie d’un enfant plutôt que d’autoriser ainsi leur épouse à sortir. Lui n’est pas de ceux-là, Saleha le dit « gentil » avec elle, même si, bien sûr, elle ne l’a pas choisi. Leur mariage a été organisé par leurs deux familles alors qu’elle était toute jeune. Jeune comment ? Elle l’ignore, comme elle ignore son âge exact. Elle sait juste qu’elle n’avait pas encore ses règles et que son mari était à peine plus âgé. Il aurait fallu attendre un peu, mais un prétendant éconduit avait menacé de ruiner la cérémonie alors les familles l’ont, au contraire, précipitée. « Cela se passe ainsi dans cette région du monde », confie-t-elle, dans un sourire timide.
Les talibans la terrifient. Il y a vingt ans, en représailles d’une défaite qui leur avait été infligée, un de leurs commandants a ordonné d’abattre tous les hommes de son village âgés de 13 à 70 ans. Les biens furent pillés, les maisons et les cultures brûlées. Un traumatisme pour la communauté hazara (essentiellement chiite) qui commémore chaque année le massacre. « Vous pensez bien que, dans un tel contexte, la polygamie était largement justifiée, poursuit Saleha. Il fallait se partager les hommes devenus rares… D’ailleurs, ils le sont encore. Ils voyagent et travaillent davantage en extérieur que les femmes. Alors, ils sont plus souvent victimes d’attentats. »Sa belle-famille, « pleine de veuves », a fait pression sur son mari pour qu’il prenne d’autres épouses. « Il n’a pas voulu m’infliger cela. Il s’est d’abord enfui, puis il est revenu nous chercher, les enfants et moi, et on s’est exilés dans une autre province, le temps que cela s’apaise. » Oui, sourit-elle ; les problèmes liés à la belle-famille peuvent parfois s’avérer aussi cruels que ceux liés à la guerre…
Khadija, 36 ans, vient de la province de Daikundi, en plein centre du pays. Il lui a fallu voyager vingt-quatre heures en minibus pour rallier Kaboul par des routes périlleuses, freinées par une multitude de checkpoints tenus par des policiers, des milices, des forces gouvernementales ou des talibans. Ces derniers sont sa hantise. « On risque sa vie à chaque arrêt. » Il faut sortir sous la menace des armes, subir fouilles, interrogatoires et regards hostiles, risquer violences, vols, kidnapping. Mais que faire, sinon se montrer calme et servile ? « Cela fait si longtemps qu’on ne maîtrise plus notre destin. » La peur au ventre, elle a décidé de ne penser qu’à la raison de son voyage à Kaboul, son rendez-vous à l’hôpital français, où elle est traitée depuis des mois pour de lourds problèmes gynécologiques.
Khadija souhaite à tout prix éviter une hystérectomie [ablation de tout ou partie de l’utérus] car elle voudrait se remarier après son divorce récent et sait que la valeur d’une femme ne tient qu’à sa capacité de procréer. « C’est moi qui ai demandé le divorce, précise-t-elle. C’est très rare pour une femme, mais mon mari se droguait. L’opium avait pris toute la place dans sa vie, ce n’était plus qu’un déchet qui ne s’occupait pas de ses enfants. » Production et consommation de drogue ne cessent de croître en Afghanistan, qui fournit 84 % de l’opium mondial. « C’est terrible, insiste Khadija, des milliers d’hommes sont désormais accros. De plus en plus de femmes aussi, et souvent des enfants. Dans le Sud, les champs de pavot ne cessent de s’étendre. C’est ce qui fait la richesse des talibans. »
On s’apprête à quitter le pavillon quand surgit un vieux Pachtoun à barbe blanche, enveloppé dans un plaid de laine, un chapelet de 33 perles à la main. Cela fait quatre jours qu’il est arrivé de la province de Ghor, à l’ouest du pays, avec son petit-fils de 11 ans, frêle, épuisé, qu’il couve de ses yeux. « Il a un petit trou dans le cœur, dit-il avec douceur. Un trou qui se referme en principe à la naissance, mais qui, chez mon petit Shafiquillah, ne s’est pas rebouché et le met donc en grand danger. » Il passe une main sur les cheveux du gamin. Celui-ci ne bronche pas, droit dans sa longue chemise afghane recouverte d’une veste cintrée, à l’occidentale.
Ce n’est pas à la première fois qu’ils sont accueillis tous les deux, au pavillon de l’association. Il a fallu passer des radios, faire des examens, entreprendre un traitement. Cette fois, l’opération à cœur ouvert est prévue pour mercredi. « J’ai confiance, assure le vieil homme. On aura le meilleur chirurgien de tout le pays. Et je prie. La famille, les amis, tout le monde prie. On a même fait des offrandes aux plus pauvres que nous ! » Il sourit. Oui, il y a toujours plus pauvre. Il n’était pas question, explique-t-il, que la mère du petit l’accompagne à Kaboul. Elle allaite le dernier de ses cinq enfants et en attend un sixième. Jamais il n’aurait permis qu’elle s’aventure sur cette route dangereuse qui traverse des zones de combat. C’est le rôle des grands-parents de prendre le relais.
« Vous connaissez le proverbe afghan ? “Un enfant est comme une amande. Un petit-enfant est comme le cœur de cette amande : tendre, doux, laiteux.” M’occuper d’eux est mon plus grand plaisir.
– Combien en avez-vous ?
– Laissez-moi réfléchir… Voyons, j’ai onze petits-enfants.
– De vos trois enfants ?
– Non, de mes deux fils. Ceux de ma fille ne comptent pas.
– Pardon ?
– Elle est partie vivre dans sa belle-famille. C’est la vie. »
On se tourne vers le petit garçon si sérieux. « As-tu un rêve ? Sais-tu ce que tu aimerais faire plus tard ? » Dans un souffle, il répond : « imam ». Le visage buriné du grand-père s’illumine. On regarde l’enfant, on voudrait qu’il raconte, qu’il explique. Mais non, il baisse la tête et ne veut plus rien dire. L’aïeul parle à sa place. « Voyez-vous, dans notre village, il n’y a pas d’imam. Alors on l’encourage. C’est un rôle prestigieux et d’un très bon rapport car on gratifie nos mollahs de toutes sortes de cadeaux : terres, récoltes… Ce serait une belle situation pour un garçon au cœur tout neuf ! »
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