blogspot counter

Articles, témoignages, infos sur la psychiatrie, la psychanalyse, la clinique, etc.

mercredi 30 juin 2021

Ni dieu ni maître Etat, dette, contrôle de la nature… Ces totems ciblés par l’anthropologie anarchiste

par Jules Crétois   publié le 28 juin 2021

De Marshall Sahlins à David Graeber, les anthropologues anarchistes puisent dans les sociétés dites «primitives» des outils pour une critique de l’éthique contemporaine. Et renouvellent ainsi la pensée libertaire de gauche.

«Nous sommes un peuple de casseurs-cueilleurs !» Lors de manifestations survenues pendant le mouvement social contre la loi travail en 2016, un tagueur gratifie un mur d’un clin d’œil à l’ouvrage Age de pierre de Marshall Sahlins (1). Dans ce livre, l’anthropologue américain, mort le 5 avril à 90 ans, étudie l’économie de différentes sociétés dites primitives. Là où la pensée classique affirme qu’elles sont des économies de la subsistance, archaïques et subies, Sahlins assure au contraire qu’elles résultent de la volonté de cantonner et de réduire le temps consacré aux activités économiques. Il rejette ainsi l’idée selon laquelle production et accumulation de biens seraient la finalité de toute société et que l’homme serait avant tout un homo œconomicus.

Avec ce travail, Marshall Sahlins s’est imposé comme un des grands noms contemporains de l’anthropologie anarchiste, aux côtés de James C. Scott, Eduardo Viveiros de Castro ou David Graeber, sans doute le plus connu d’entre eux. L’auteur du fameux livre Bullshit Jobs (Les Liens qui libèrent, 2019), figure de proue du mouvement Occupy Wall Street, décédé en décembre dernier, avait justement mené sa thèse sous la direction de Sahlins. Ce courant de pensée connaît un succès croissant auprès de la gauche radicale. Le philosophe anticapitaliste Frédéric Lordon s’attèle par exemple dans son livre Impérium (La Fabrique, 2015), à éclairer ses points de convergence et de divergence avec Graeber, Sahlins et Scott. Jusqu’au leader des insoumis, Jean-Luc Mélenchon, qui s’est piqué d’intérêt pour eux : un livre de James C. Scott ornait il y a quelque temps son bureau à l’Assemblée. «On trouve facilement les livres de Scott et Sahlins dans des bibliothèques de squats, dans des ZAD… Ils ont renouvelé la bibliographie libertaire classique, qui se faisait un peu poussiéreuse…», témoigne aussi un jeune militant parisien, qui a découvert Sahlins dans le manifeste du Comité invisible, proche du groupe de Tarnac, A nos amis.

L’autorité n’est pas une fatalité

«L’anthropologie anarchiste s’intéresse à la manière dont tout un tas de sociétés, à des époques et des endroits différents, ont bâti des mécanismes de résistance au pouvoir et se sont employées à limiter le risque de voir apparaître des institutions autoritaires», résume Jérôme Baschet, historien français. C’est ce qu’on rencontre notamment dans les livres de l’Américain James C. Scott. L’ancien professeur de science politique et d’anthropologie à l’université de Yale, aux Etats-Unis, a consacré sa vie et ses voyages en Asie du Sud-Est, à détailler les conditions d’'émergences des Etats modernes et leur volonté de rationaliser, standardiser et contrôler les hommes comme la nature. La traduction en français de son dernier livre, Homo Domesticus, s’est déjà vendue à 25 000 exemplaires depuis 2019 en France, poussant son éditeur, La Découverte, à le réimprimer en petit format cette année. Des rééditions récentes ont aussi facilité la diffusion des travaux de Sahlins et Scott, quand Graeber a de son côté joué un rôle de vulgarisateur avec un opus au titre direct : Pour une anthropologie anarchiste (Lux, 2006).

Scott comme Sahlins sont inspirés par un ouvrage pionnier : la Société contre l’Etat (Editions de Minuit, 1974), de Pierre Clastres. Sans jamais verser dans le mythe du bon sauvage, le Français, mort en 1977, étudiait les mille et une manières dont des sociétés amazoniennes neutralisent les pouvoirs de leurs chefs. Dans Zomia ou l’Art de ne pas être gouverné (Seuil, 2013 puis Points, 2019), James C. Scott analyse quant à lui les stratégies déployées pendant des siècles par des populations montagnardes d’Asie du Sud-Est pour échapper aux institutions étatiques. En clair : si certaines sociétés ont vécu dépourvues d’Etat, ce n’est pas qu’elles n’en ont pas eu les moyens, mais qu’elles ont préféré l’éviter. «L’anthropologie anarchiste, en étudiant avec un œil nouveau des sociétés restées à l’écart de la modernité capitaliste, ou qui la précèdent, montre que nos façons de vivre ne sont pas figées, que les institutions qui nous semblent les plus naturelles sont des produits historiques», souligne Jérôme Baschet. Un coup scientifique porté au There is no alternative.

Totem de la dette

Lors de la disparition de David Graeber, il y a quelque mois, Jean-Luc Mélenchon tweetait : «Il nous avait montré que le libéralisme implique des tonnes de paperasse bureaucratique, qui transforme le travail en bullshit jobs. Il nous a rappelé la possibilité toujours présente d’annuler les dettes publiques. Relisons-le.» Graeber s’est en effet attaqué dans une étude très fouillée, Dette : 5 000 ans d’histoire (Les Liens qui libèrent, 2013 puis Actes Sud, 2016), à ce totem de nos sociétés, qu’il décrit comme une construction sociale fondatrice d’une discipline politique rigide. Le député de La France insoumise y a visiblement trouvé matière à penser. Il s’est emparé de l’histoire détaillée par Graeber du code établi il y a quatre mille ans par le roi babylonien Hammourabi, qui prévoyait la possibilité d’effacer les dettes afin d’éviter l’explosion sociale, pour appeler la présidente de la Banque centrale européenne, Christine Lagarde, à suivre cet exemple.

En Amérique du Nord, cela fait un certain temps que ces auteurs comptent. L’intellectuelle féministe et antiraciste Françoise Vergèsles a lus dans les années 90, alors qu’elle fréquentait l’université de Berkeley. Elle n’est pas étonnée de leur succès actuel. «J’ai été attirée par ces auteurs qui observaient que les conceptions occidentales sur de nombreuses sociétés du Sud sont biaisées par une idéologie qui affirme qu’il y a un modèle de développement unique, avec des finalités et des outils qu’on connaît bien : Etat, accumulation… Leur travail permet d’envisager de nombreuses ruptures. Ils contestent par exemple l’universalité de la division rigide établie entre l’homme et le reste de la nature, qui ne saurait être que domestiquée, mise à profit…» Ce qui explique sans doute l’intérêt croissant de la pensée écologique radicale pour ces classiques américains. En brisant les mythes de la pensée capitaliste, l’anthropologie anarchiste appelle à une révolution totale de nos modes de vie.






(1) Age de pierre, âge d’abondance : l’économie des sociétés primitives Marshall Sahlins (Gallimard, première édition en 1976 puis réimpression en 2017).


Aucun commentaire: