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lundi 2 novembre 2020

Il était une fois… L’échappée théâtrale de cinq détenus

Publié le 11 juillet 2011

Par Pascale Robert-Diard

Ça vous saisit sans prévenir, la grâce. C’est même à ça qu’on la reconnaît. Alors, bien sûr, on ne s’attendait pas à la rencontrer là, dans une rue déserte d’Avallon, dans l’Yonne, un samedi de juillet. On venait assister à une représentation de théâtre amateur, dans la petite salle d’audience aux murs bleu pâle du tribunal. La reconstitution d’un procès, sur les lieux mêmes où il s’était tenu, cent ans plus tôt. L’histoire fait partie de la mémoire douloureuse du Morvan : une révolte d’enfants qui éclate en 1910 dans un foyer dépendant de l’Assistance publique, les Vermiraux, à Quarré-les-Tombes. Des petits vauriens, des rachitiques, des malades, des « vicieux » et quelques bâtards que la capitale et ses gens de bien préféraient voir grandir loin, mettent le feu à leur foyer avant de s’enfuir.

Aux gendarmes qui les arrêtent, au juge d’instruction auquel ils sont présentés, ils racontent la maltraitance, la faim, les vers, les cachots, les coups. Ils sont écoutés et, surtout, ils sont crus. De coupables, ils deviennent victimes. L’affaire, à l’époque, avait fait grand bruit. Les journaux de Paris s’en étaient mêlés, un monde de secrets s’était déchiré et un an plus tard, sous les huées de la foule, les responsables du foyer avaient été condamnés et emprisonnés.

« Vive le théâtre ! »

Sur l’estrade en bois ciré du tribunal, ils sont une quinzaine. A droite, les accusés et leur avocate, une belle fille brune aux longs cheveux noirs dénoués qui défie la salle du regard. A gauche, une poignée de mômes en blouse grise, pantalon déchiré, genoux écorchés, souliers troués, sur lesquels veille une autre avocate, brune et belle, elle aussi. Au centre, le président du tribunal en robe parée d’hermine. Derrière lui, sa greffière. A côté, le procureur. Les deux femmes plaident comme des princesses, le public applaudit. Dehors, face au public qui n’a pu entrer, dans un rôle de journaliste, un gaillard à la tête coiffée d’un béret, gilet noir sur pantalon noir, manches de chemise retroussées, raconte l’audience en apostrophant la foule, stupéfaite et conquise. Des crieurs de journaux se faufilent dans le public. Le journaliste lance son béret en criant : « Vive le théâtre ! » On applaudit encore et puis chacun rentre chez soi.

Sauf eux. Dans la rue, un drôle de cortège avance, encadré par deux costauds. Les deux femmes marchent devant, dans leur robe d’avocate. L’huissière au visage triste suit en silence. Le juge, en robe lui aussi, son code pénal à la main, prend la pose pour un passant qui lui lance « Bonsoir, monsieur le président ! ». Le journaliste tire sur sa cigarette en enlaçant son épouse. Il se tourne vers la jeune femme, d’au moins vingt ans sa cadette, qui ferme la marche.

« On a eu du beau monde, madame la directrice. »

Elle lui dit qu’ils ont été formidables.

« – Ce qui est dur, c’est que ça va s’arrêter.

– Ça ne s’arrête pas, ça prépare la suite, dehors. »

« Il faut aimer les gens »

Le regard de l’homme au béret se voile, il tient toujours sa femme par la main. Il l’embrasse, lui promet de lui téléphoner. Sa femme lui murmure : « Rentre bien. » La directrice regarde ailleurs quelques instants. Sur la place de l’hôtel de ville d’Avallon, il ne reste plus que deux voitures. Deux Clio blanches de l’administration pénitentiaire. Les deux avocates, sœurs dans la vie, Nasira et Rachida, le président, Imad, l’huissière, Marie-Françoise, et François, le journaliste, ont déposé robes, gilet et béret au vestiaire. Ils retournent en prison. La directrice prend le volant de la voiture des femmes. Un surveillant conduit celle des hommes.

Ils sont revenus le lendemain. La directrice portait un jean clair, un tee-shirt de coton brut, une veste cintrée rose pâle et des sandales. Le mascara noir soulignait ses yeux très bleus. Elle avait noué ses cheveux blond vénitien en chignon haut sur la nuque. On commençait juste à s’habituer à l’idée que cette fille de 28 ans au sourire doux était cadre de l’administration pénitentiaire. Que le centre de détention qu’elle codirige, à Joux-la-Ville, dans l’Yonne, héberge 500 hommes et 100 femmes.

Carine Jorond répond simplement, quand on lui demande, qu’elle a choisi la pénitentiaire après des études de droit, parce qu’elle a besoin de « nouer des relations professionnelles fortes ». Qu’elle a un peu hésité à devenir commissaire. Juge, non, ça ne l’a jamais tenté, elle pense qu’elle ne se serait pas sentie bien « dans leur monde ». De son métier, elle dit que « pour le faire, il faut aimer les gens ». Sa mère a compris son choix, qui a toujours enseigné dans les quartiers difficiles. Son père, cadre immobilier, a eu plus de mal. Il l’aurait bien imaginée diplômée d’une école de commerce.

« Là, ce ne sont pas des détenus »

Elle est fière que le centre de détention de Joux-la-Ville soit le premier établissement à avoir créé un atelier théâtral mixte. Le metteur en scène, Serge Sandor, a eu l’idée de cette pièce à la lecture d’une thèse d’Emmanuelle Jouët consacrée aux enfants des Vermiraux, qui a donné son nom au spectacle. Il est venu deux fois par semaine pendant trois mois à la prison pour diriger les répétitions. Nasira et Rachida avaient plein d’idées pour jouer le rôle des avocats, elles ont eu l’occasion d’en observer quelques-uns. La vie d’Imad est perlée de face-à-face avec des magistrats. François, c’est encore autre chose. Il a tenu à écrire lui-même son texte. « Ce qui est vraiment bien, c’est que là, ce ne sont pas des détenus, juste des personnes qui ont du talent », s’enthousiasme la directrice.

Pour le spectacle, Serge Sandor les a mêlés à une troupe de comédiens amateurs de la région, des collégiens d’Avallon et des enfants et des adolescents placés en foyer. Il y a aussi une chorale en costume noir et en cheveux très blancs et des vielleurs morvandiaux. Et ça marche. « C’est magique, non ? Bien mieux qu’Avignon ! », lance-t-il, en souriant jusqu’aux yeux.

Son préféré, c’est Momo, qui vient du foyer. Une tête de pharaon égyptien vissée sur un long cou et un corps de chat. Un visage fermé qui ne s’éclaire que lorsqu’il joue l’enfant des Vermiraux. Momo ne dit pas son texte, il le crache parce qu’il raconte un peu de sa vraie vie. « Moi, je viens de Paris, c’est ce qu’on m’a dit. On m’a dit que j’avais des parents, aussi on m’a dit le contraire. J’ai tout entendu, des frères, des sœurs, une mère putain, ou russe, genre tsar, riche, ça fait rêver, j’y crois des fois. Du père, pas entendu grand-chose. J’suis malin, je comprends les grands dans leur regard… »

Dans les coulisses, Momo a eu l’occasion de parler avec Imad, François, Nasira ou Rachida. Le surveillant, qui n’est jamais très loin, les a entendus. Ils l’encourageaient, pour le CAP de plombier. « Tu déconnes pas. Plombier, tu vas gagner des sous. T’auras pas besoin de faire le con, comme nous. » Dimanche, la troupe a joué à guichets fermés et lundi aussi. Dans le public, il y avait le procureur, le directeur de la protection judiciaire de la jeunesse, le juge d’application des peines, le directeur de la pénitentiaire. Les trois autres sœurs de Rachida et Nasira sont venues de Strasbourg, la copine d’Imad a fait le voyage de Lyon, la famille de Marie-Christine n’a pas pu se déplacer – « ils n’ont pas de voiture » –, mais ils l’ont vue à la télé régionale et sur le journal, « et c’est déjà pas mal ».

« Je suis vidé »

Mercredi 6 juillet, c’était la dernière des six représentations, dans une salle des fêtes de village, cette fois, à Quarré-les-Tombes. On les a retrouvés dans un café après la répétition. La directrice avait acheté les sandwiches au pâté et au camembert. Commandé les cocas et les limonades. Accoudés au bar, les habitués sirotaient leur bière en les regardant d’un air bizarre.

Carine Jorond a aidé Nasira à refaire son chignon, demandé à Rachida comment elle faisait pour avoir les cheveux si brillants. Ils ont raconté tout excités le chevreuil aperçu dans les phares de la Clio, l’autre nuit, sur le chemin du retour, demandé à une surveillante des nouvelles de son fils qui passait le bac, parlé et ri de tout et de rien en attendant le début du spectacle. Mais ils ont aussi demandé à « madame la directrice » la permission pour sortir fumer. Dehors, François faisait les cent pas. « La liberté, la prison, la liberté, la prison, pendant six jours, j’en peux plus, je suis vidé. » Il espère sortir pour de bon, dans quelques mois.

Une dernière fois, la troupe a joué. François a endossé son rôle de journaliste et il a improvisé, pour faire durer. Marie-Françoise, la greffière, a fait rire la salle avec ses commentaires. Imad a fait se lever une salle entière à son entrée de président. Nasira et Rachida ont plaidé. Momo a joué sa vie. François a encore crié « Vive le théâtre ! » Et puis, le moment est arrivé de se quitter. Les enfants de la troupe ne lâchaient pas Nasira. Ils voulaient qu’elle leur donne son adresse, en prison. Elle leur a répondu que non, il valait mieux pas, mais, comme elle pleurait, ils ont insisté. « Non, il ne faut pas », leur a-t-elle répété. La directrice l’a approuvée du regard.

Le parking s’est vidé. Sur la place du village, il ne restait plus que les deux mêmes Clio blanches de l’administration pénitentiaire. Nasira, Rachida, Marie-Christine, Imad et François avaient chacun une rose à la main. Au-dessus d’eux, le ciel était étoilé. Ils n’avaient plus trop envie de parler. Rachida a allumé une nouvelle cigarette.

« – On a encore un peu de temps, madame la directrice ?

– Non, maintenant, il faut rentrer. »



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