L’accès à des protections périodiques écologiques ou réutilisables se heurte aux ressources limitées des jeunes femmes, en particulier en cette période de pandémie. Reportage à l’université Rennes-II.
La file d’attente est si longue qu’elle forme une boucle puis se dédouble au beau milieu de l’esplanade centrale de Villejean, le plus grand campus de l’université Rennes-II. Ce jour-là, quelque temps avant le reconfinement, plusieurs centaines d’étudiantes ont choisi de sacrifier leur pause déjeuner et de faire la queue, en plein air et masqués. Quelle denrée, si précieuse et recherchée, peut les motiver à attendre, debout, des heures durant ?
« Une culotte menstruelle gratuite ! », répond sur place Angèle Cauchon, 19 ans, en première année de licence de musicologie. Avec son copain et plusieurs amis, filles et garçons, ils ont attendu des heures pour récupérer des protections hygiéniques, comme ils attendent, les samedis avec les glaneurs de fin de marché, quelques légumes de saison. « Il faut trouver des alternatives à tout et pour tout », assume Angèle, qui s’approvisionne aussi régulièrement à l’épicerie gratuite de la fac.
« Derrière cette queue interminable, il y a une précarité latente », selon Fabien Caillé, vice-président étudiant de l’université Rennes-II
En un clin d’œil, il a fallu choisir entre une protection réutilisable – coupe menstruelle, culotte ou serviette lavable – ou deux kits de produits jetables – tampons ou serviettes biologiques, sans chlore, ni parfum ni plastique. Quelque 4 000 jeunes femmes ont pu bénéficier de cette distribution – sans conditions de ressources –, organisée par l’Union Pirate, un syndicat étudiant de Rennes-II, et cofinancée par la ville, l’université et le Crous, pour un budget total de 35 000 euros.
Victime du succès de cette initiative, Fabien Caillé, vice-président étudiant de l’université, semble partagé entre des sentiments ambivalents : « Quand on voit autant de monde, on est très content que le projet fonctionne, dit-il. Et en même temps, une forme de malaise s’installe : derrière cette queue interminable, il y a une précarité latente. On est frappé par l’ampleur du besoin, par ce que cela signifie socialement. »
S’il n’existe à ce jour aucun chiffre concernant spécifiquement la « précarité menstruelle » chez les étudiantes, une étude IFOP réalisée en 2019 pour l’association Dons Solidaires recense 1,7 million de femmes ne disposant pas de suffisamment de protections hygiéniques, soit 8 % des Françaises. Alors que les jeunes font partie des plus touchés par la crise économique entraînée par l’épidémie de Covid-19, une étudiante dépense en moyenne 102 euros par an pour ses protections périodiques, selon une enquête menée par l’UNEF à la rentrée 2020. Une somme qui s’ajoute aux autres dépenses assumées « par convention » par les femmes (contraception, épilation, maquillage, etc.).
« Précarité menstruelle »
Par « précarité menstruelle », on entend d’abord le manque d’accès aux protections hygiéniques, faute de moyens. Un frein à la réussite pour de nombreuses étudiantes qui, parfois, se retrouvent dans l’impossibilité d’aller en cours. Mais aux yeux de certaines activistes, l’ensemble des femmes seraient concernées, n’ayant pas à leur disposition des produits respectueux de leur santé, ni de l’environnement. Dans son ouvrage Ceci est mon sang : Petite histoire des règles, de celles qui les ont et de ceux qui les font (La Découverte, 2017), Elise Thiébaut souligne ainsi une « injonction paradoxale » : se battre pour rendre accessibles à toutes des produits que l’on soupçonne pourtant d’être nuisibles, à la fois pour le corps et pour la planète, largement dérivés d’hydrocarbures.
« M’empoisonner le corps, c’est ma hantise », affirme Anaëlle Jouannet, 19 ans, qui a obtenu une culotte menstruelle après une heure et demie d’attente. Ce produit phare de l’après-midi était proposé en quantité par l’entreprise solidaire « Dans ma culotte ». « J’aimerais pouvoir éviter d’acheter les marques basiques pleines de produits chimiques… Le problème, c’est le budget, raconte l’étudiante en deuxième année de licence d’anglais. A 35 euros le shorty, ça fait trop cher pour moi. » Avec ses règles « plutôt abondantes », elle est obligée de se procurer au minimum un paquet de serviettes hygiéniques tous les mois. « J’essaie autant que possible d’acheter des trucs biologiques et biodégradables, mais on est facilement tentée de prendre autre chose quand le prix passe du simple au double. »
D’habitude serveuse le week-end près de chez ses parents, dans une brasserie en face de la collégiale de Guérande, Anaëlle se retrouve aujourd’hui sans petit boulot. Elle a aussi perdu les cours du soir qu’elle donnait la semaine à des collégiennes. En cette période prolongée de crise liée au coronavirus, la deuxième culotte de règles dont elle aurait besoin « attendra encore un peu ».
Mélanie, 24 ans, explique sans complexe et pêle-mêle ses problèmes de libido et de patch contraceptif, de vaginisme, de stérilet, de « grands débordements » en cours de danse classique…
Idem pour Madeleine, étudiante en sciences de l’éducation, qui travaille l’été dans un supermarché et n’a pas pu renouveler cette année son contrat saisonnier. Pour pouvoir financer son loyer, elle est vacataire à l’université à raison de quelques heures par semaine. « Une fois que j’ai payé toutes mes charges, les livres, la nourriture, il me reste à peu près 50 euros par mois pour m’amuser un peu. » Autant que possible, elle essaie aussi de consommer bio, local, en vrac. Pour Madeleine, et pour toutes les autres étudiantes croisées à Rennes-II, l’intérêt d’une culotte menstruelle est à la fois économique et écologique : vite rentabilisée – on peut l’utiliser pendant deux ans – elle permet de réduire considérablement ses déchets.
Tester la cup ou un « protège-culotte » en tissu à motifs colorés, parler de ses douleurs et de son sang (bel et bien rouge et non pas bleu, comme dans les publicités), de son odeur ou de sa régularité, c’est aussi une manière pour cette génération de briser le tabou des règles. « Je demande souvent aux filles de ma promo quel flux elles ont », raconte Mélanie, 24 ans, en master de médiation du spectacle vivant. Elle explique sans complexe et pêle-mêle ses problèmes de libido et de patch contraceptif, de vaginisme, de stérilet, de « grands débordements » en cours de danse classique… « On échange librement à la fac et on se sent moins seules. »
Pour la journaliste Elise Thiébaut, qui propose dans son ouvrage une « révolution à la fois sanglante et pacifique », il s’agit de se réconcilier avec son corps en observant le sang comme « un fluide, une liqueur ou un suc », plutôt que comme « une souillure sur un tampon ou une serviette, voire un truc visqueux et dégoûtant». Symboliquement, s’afficher au beau milieu de l’université dans l’attente d’une coupe menstruelle revient, pour ces étudiantes, à assumer et rendre visibles leurs règles.
Des distributeurs gratuits
Dans cette idée, à Rennes-II, une trentaine de distributeurs de protections périodiques gratuites ont été installés dans les toilettes, votés depuis un an au budget participatif de l’université. Des boîtiers bleu nuit, plutôt jolis, remplis de serviettes et tampons 100 % bio. « Ça fait partie de l’objectif : on ne les planque pas, ils ne doivent être ni secrets ni médicalisés, ils sont là pour faire parler ! », souligne la fondatrice de Marguerite & Cie, Gaële Le Noane, Finistérienne à l’initiative du projet.
Au même titre que le papier toilette, mis à disposition dans tous les lieux publics, pourquoi faire payer aux femmes leurs serviettes et leurs tampons ?, interrogent celles et ceux qui s’engagent sur ces questions. « Une protection périodique est une denrée de première nécessité, d’hygiène élémentaire », rappelle Anna Prado de Oliveira, vice-président de la Fédération des associations générales étudiantes (FAGE), chargé de la lutte contre les discriminations. « On ne choisit pas d’avoir ses règles, on ne peut pas empêcher son sang de couler : on est bien obligé d’absorber ce flux pour avoir une vie normale et active. »
Selon les chiffres de l’UNEF, Rennes-II fait partie des 8,5 % des universités ayant mis en place une distribution de protections périodiques gratuites sur leur campus au premier semestre 2020. Au carrefour de considérations sociales, sanitaires et écologiques, Fabien Caillé met en avant « l’expérimentation d’un projet de société, un petit pas en faveur de la gratuité ». Une façon, peut-être, de réinventer les règles.
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