Les politiques en faveur du deux-roues renforcent l’attractivité des villes, notamment en ce qui concerne les jeunes, à condition d’en faire un levier d’accès pour tous, explique l’anthropologue suisse Sonia Lavadinho, dans un entretien au « Monde ».
Anthropologue et géographe suisse, Sonia Lavadinho travaille depuis quinze ans sur les enjeux de mobilité durable, et notamment sur la façon dont l’aménagement des villes peut renforcer la place du corps en mouvement, favorisant ainsi une plus grande cohésion sociale et intergénérationnelle.
Avec la crise due au Covid, on a vu augmenter la pratique du vélo et se multiplier les pistes cyclables. Comment analysez-vous cette évolution ?
En période de crise sanitaire, le vélo ouvre des marges de manœuvre et de liberté à un moment où des limites s’imposent. C’est un mode « porte-à-porte » qui permet de maîtriser sa vitesse et son amplitude horaire, ce qui n’est pas le cas des modes collectifs, ni même de la voiture, régulée par des contraintes extérieures. On peut décider de partir quand on veut pour éviter la cohue, et de choisir sa route pour privilégier les trajets calmes. L’absence d’habitacle facilite les interactions et, dans le même temps, le fait d’être perché sur une selle, à l’air libre, met à bonne distance des autres de façon naturelle.
Pour toutes ces raisons, le vélo est un formidable outil exploratoire de la ville par temps de Covid, à condition de ne pas le réserver à une catégorie de citoyens mais d’en faire un levier d’accès à la ville pour tous. Or ouvrir des pistes, lorsqu’elles sont étroites, encourage les 5 % de cyclistes hyperrapides – ceux qui font les trajets domicile-travail et les livraisons –, des publics en général assez lestes, plutôt jeunes, seuls et masculins. C’est mieux que rien mais cela ne suffit pas. Car la vitesse peut décourager les autres, cyclistes occasionnels, familles ou seniors, ou bien le différentiel de vitesses est susceptible de générer des conflits. On l’a vu lors de la grève à Paris, ou à certains moments de la crise sanitaire, lorsque les flux ont triplé tout à coup.
Quel peut être le rôle des acteurs publics face à ces conflits d’usage ?
Les collectivités doivent veiller à ce que la pratique reste hybride avec des cyclistes réguliers et d’autres occasionnels. La logique de couloir garde du sens pour des connexions longues de dix ou quinze kilomètres, ou bien pour traverser les carrefours complexes, à condition de pouvoir s’y doubler et de ne pas grignoter sur l’espace public existant réservé aux piétons. Il n’est plus question de faire des petites pistes d’un mètre de chaque côté de la rue.
« La meilleure solution pour assurer une cohabitation multimodale, c’est de ralentir la ville »
Des villes espagnoles comme Valence ou Bilbao l’ont bien compris : la cohabitation harmonieuse entre la marche, le vélo et les trottinettes passe par un élargissement conséquent des pistes cyclables, ou par la création d’espaces partagés à la fois généralistes et généreux. A Paris, sur les Champs-Elysées, il serait logique de réserver au vélo une voie d’au moins 3,50 m de largeur de chaque côté – ce qui correspond en gros à la largeur standard d’une voie de circulation – pour accueillir en même temps les cyclistes occasionnels et les habitués, ainsi que les autres types de roues, trottinettes, skateboards…
Mais ce n’est évidemment pas possible partout. Pour que le vélo soit une pratique démocratique, il faut passer à l’étape suivante, développer une autre philosophie du partage de l’espace, ouvrir le spectre des aménagements pour aller conquérir le maillage secondaire.
En quoi consiste cette étape ?
Une ville ne peut plus consacrer l’ensemble de ses rues au trafic auto quand l’usage de la voiture connaît partout un recul historique. La meilleure solution pour assurer une cohabitation multimodale, c’est de ralentir la ville. La limitation à 20 km/h permet à chacun de gérer le différentiel de vitesse, les traversées latérales sont facilitées, la ville est apaisée pour tout le monde, et les rues sont beaucoup plus vivantes. On accorde alors une place au cycliste occasionnel – y compris au gamin qui roule de travers à 8 km/h –, mais aussi et surtout au piéton.
La fonction primaire de la rue n’est plus alors seulement circulatoire, elle redevient un lieu de vie. Au Canada, la municipalité de Vancouver a décidé de consacrer 250 kilomètres de voies aux piétons et aux cyclistes. A Montréal, les « ruelles vertes » sont devenues une trame de voies tranquilles, à Barcelone, les « supermanzanas » offrent des zones où le trafic est minimisé et ralenti. A Gand, en Belgique, des « vélorues » donnent la priorité au vélo qui peut circuler au milieu de la chaussée.
Comment imposer aux automobilistes de ralentir encore quand la limite des 30 km/h n’est pas toujours respectée ?
Une illusion largement partagée consiste à croire qu’en voiture on roule à 50 km/h en ville. Or la vitesse automobile ne dépasse pas 18 km/h en moyenne, voire moins : on peut faire des pointes à 50, mais entre deux il faut s’arrêter aux feux. L’expérience des « vélorues » montre qu’en donnant la priorité au vélo, on apaise la ville en accordant un statut différent à la réduction de la vitesse, qui devient directement perceptible. Le vélo donne vie à la règle qui n’existe plus pour elle-même mais pour être vécue.
Cette configuration peut-elle faciliter la cohabitation parfois tendue entre cyclistes et piétons ?
Là encore, le problème ne vient pas des modes de transports mais des choix politiques. La façon dont les collectivités envisagent les infrastructures oppose souvent le vélo à la marche. Si l’on veut éviter la guerre entre cyclistes et piétons, il ne faut pas accorder à ces derniers, royalement, un même trottoir de deux mètres pour circuler et ne miser que sur les pistes cyclables. La logique des marcheurs qui traversent la rue, passant d’un magasin à l’autre, n’est pas la même que celle du cycliste qui file sur sa voie, convaincu qu’il a la priorité.
En revanche, ces deux logiques peuvent se croiser dans des zones de rencontre, dont le concept a été développé par l’urbaniste néerlandais Hans Monderman (1945-2008). Ce sont des zones aménagées avec des portes et des marquages de vitesse, dans une approche multimodale qui demande aux cyclistes de renoncer au sacro-saint mythe de la continuité de la piste. Dans les villes qui ont développé une maturité vis-à-vis de la culture du vélo, comme Berlin, Amsterdam ou Zurich, on est sorti de la logique exclusive des couloirs pour privilégier les espaces partagés, et les cyclistes mettent naturellement pied à terre quand ils traversent une zone piétonnière.
Les villes qui ne s’adaptent pas risquent-elles de perdre de l’attractivité ?
C’est un argument que les collectivités prennent de plus en plus en compte. Partout dans le monde, les politiques en faveur du vélo renforcent l’attractivité des villes, notamment pour les jeunes générations particulièrement touchées par la crise due au Covid dans leur vie sociale et leurs activités physiques. Les villes qui attirent sont celles où l’on peut se déplacer confortablement à pied et à vélo, où l’on a fermé des rues pour laisser de la place aux terrasses des cafés, transformé des parcs en plages comme à Cascais, dans la banlieue de Lisbonne… Certaines avancent à pas de géant en investissant le maillage dans sa totalité et en ralentissant partout la vitesse. Vancouver, Auckland en Nouvelle-Zélande, Seattle ou Portland, aux Etats-Unis, ont profité de la crise due au Covid pour accélérer, comme la colombienne Bogota, qui a gagné ainsi une bonne mandature.
« Les budgets assignés au vélo restent dérisoires : on a un plan vélo de vingt millions d’euros et un soutien de huit milliards à l’industrie automobile »
Celles qui ne prennent pas ces décisions risquent de voir leurs cadres et leurs millennials partir ailleurs. Une étude comparant les trente plus grandes métropoles aux Etats-Unis montre que les six villes les plus « marchables » ont jusqu’à 41 % de plus de PIB que les autres. C’est là que, demain, sera produite la valeur ajoutée du pays.
Les villes françaises sont-elles à la hauteur de ces changements ?
La plupart des villes développent des pistes cyclables, ce qui constitue une première étape mais ne peut pas résumer une politique de « ville cyclable », et encore moins une politique de « ville habitable ». En France, la part modale du vélo dans les grandes villes est environ de 4 à 6 %, à l’exception des 15 % de Strasbourg, ce qui reste loin des 10-15 % des villes suisses ou des 40 % au nord de l’Europe. Même en hausse ces dernières années, les budgets assignés au vélo restent dérisoires avec, d’un côté, un plan vélo de vingt millions d’euros et, de l’autre, un soutien de huit milliards à l’industrie automobile. On ne joue pas dans la même cour.
Il existe néanmoins un mouvement intéressant en France, qui réfléchit à des quartiers à 20 km/h ou à une ville à 30 km/h généralisés comme à Nantes ou Grenoble, où les voiries classiques réglées par des feux de circulation sont remplacées par des zones de rencontre.
A Bordeaux, plus de 400 feux tricolores ont été supprimés dans des rues secondaires, où ils n’avaient guère de sens. On passe d’une logique de couloirs prioritaires, où l’on a tendance à ignorer son environnement, à une logique d’auto-organisation où l’on ralentit et communique.
Historiquement, le vélo est une conquête sociale et pourtant les politiques en faveur du vélo restent trop souvent limitées aux centres-villes et à un public aisé. Comment changer les choses ?
C’est un paradoxe. Le vélo représente un mode de transport accessible à tous, les dépenses qu’il entraîne restent marginales par rapport au coût d’entretien d’une voiture et d’obtention du permis de conduire. En théorie, il devrait donc accentuer l’égalité entre les territoires, mais ce n’est pas le cas. Les inégalités sont très fortes aujourd’hui en France, entre des centres-villes plutôt apaisés et des zones périphériques qui restent trop souvent conçues pour l’automobile, alors même que les gens y pratiquent de plus en plus le vélo ou la trottinette.
Il est urgent de développer les mobilités actives en banlieue et aussi les relier aux centres-villes par des pistes cyclables et des voies piétonnières, comme cela a été fait – et souvent très bien – pour le tramway. Aujourd’hui, vous ne pouvez sortir de certains quartiers qu’en voiture ou en transports en commun, mais pas à pied ou à vélo. Le désenclavement des périphéries nécessite un grand programme de voies « marchables » et cyclables pour les relier aux centralités – centres-villes, mais aussi centres commerciaux, équipements publics, piscines, parcs… Les villes suisses ont développé les trames vertes et bleues dans leurs périphéries depuis une vingtaine d’années. Cette politique a contribué à lutter contre les inégalités en rendant les quartiers plus accessibles, où qu’ils se trouvent en ville.
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