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Au musée du Louvre, à Paris, le 12 mars, juste avant le début du confinement. Photo Denis Allard
Professeur et chercheur en anthropologie des techniques, Nicolas Nova a enquêté sur nos usages du smartphone. Que disent-ils de la place que nous lui réservons dans nos vies ? Loin de nous isoler, le téléphone s’avère être un allié de taille à l’épreuve de la distance physique.
Dans les rames de métro, les salles d’attente, dans toutes les pièces de l’appartement jusqu’aux toilettes et salles de bains, un seul objet attire l’attention. Sa présence est une évidence, elle s’inscrit dans le corps, s’imprime dans l’esprit de ses usagers. Le smartphone est irremplaçable : 5,28 milliards d’humains en possèdent un. Prothèse numérique au bout du bras, nous lui cédons, dans une servitude quasi volontaire, nos facultés cognitives, sociales, organisationnelles… Jusqu’à le manipuler en moyenne 85 fois par jour. Pour autant, cet objet nous fait du bien. Le confinement l’a révélé : jamais peut-être sommes nous restés autant accrochés à notre téléphone comme à la dernière interface du monde. Pour Nicolas Nova, auteur de Smartphones, une enquête anthropologique, il n’y a rien de moins individuel que le smartphone. Diaboliser ses usages est vain, ce qu’il faut, c’est apprendre à le domestiquer.
A travers votre enquête, vous assumez une posture optimiste vis-à-vis du smartphone qui donne à la vie sociale de «nouveaux visages». Quels sont-ils ?
Disons plutôt qu’il s’agit d’une posture qui part du point de vue des utilisateurs. C’est une manière de prendre le contre-pied de certaines critiques qui sont faites aux technologies numériques en général, accusées de désocialiser les individus. L’idée d’une séparation entre ce qui est en ligne, «virtuel», et ce qui est réel est trop caricaturale. En fait, tout est toujours réel. Quand nous communiquons à travers le smartphone, nous savons bien que nous nous adressons à des gens en chair et en os. Le paradoxe dans cet objet est qu’il nous permet à la fois d’être en lien avec les autres et à la fois de s’éloigner de ceux présents autour de nous. C’est cette norme sociale extrêmement courante qui est chamboulée. Le smartphone et ses applications sont de formidables moyens de mises en relation, de coordination. Sauf que ce n’est pas forcément avec ceux qui sont à côté de nous. L’idée n’est pas de défendre le smartphone en disant que c’est un objet parfait. Mais il y a un écart entre ce qu’on en dit et les pratiques individuelles. Par le biais d’entretiens avec les utilisateurs, j’ai observé la vie numérique qui passe à travers leur smartphone. J’en ai tiré six objets (la laisse, la prothèse, le miroir, la baguette magique, le cocon et la coquille vide), qui témoignent du sens que chacun donne à cet objet… et qui font écho aux grands débats sur comment le numérique change nos relations au monde et aux autres : ces manières de tenir le smartphone plus ou moins à distance, de le domestiquer, de gérer sa vie sociale, d’y projeter du sens.
Comment ont évolué les discours autour du smartphone ?
Dès son apparition, il y a eu une phase très euphorique et positive. Steve Jobs [cofondateur d’Apple, ndlr] en parlait comme d’un «appareil magique» et son discours était partagé par un grand nombre d’individus, par effet de distinction sociale, de fierté d’utiliser cet objet nouveau. Mais il y a eu simultanément une prise de conscience de plus en plus critique et générale dans la société. L’objet lui-même est remis en cause et la fierté revient parfois à ceux qui n’en ont plus. Les critiques relèvent d’une «pathologisation» de notre rapport à la vie sociale qui serait altérée par l’usage du smartphone. Nous en parlons souvent comme d’un objet aliénant, de repli sur soi et de désocialisation. Les discours sur les effets cognitifs négatifs du smartphone sont également très communs : la mémoire et l’attention seraient moins performantes depuis son usage. Or, le smartphone réactive des débats qui émergent à chaque petit bond technologique : la radio ou plus tard, le Walkman étaient aussi accusés d’enfermer dans une bulle. Quand la calculatrice a été inventée, on craignait qu’elle empêche les gens d’apprendre à compter. C’est assez sain que ces débats soient ravivés, mais est-ce que cela signifie qu’il faut se passer de ces objets ? Ce qui m’intéresse, c’est la réponse des acteurs.
Le smartphone est un objet sur lequel nous déléguons une multitude de tâches et de fonctions, qu’en est-il de nos émotions ? Ne sont-elles pas amorties par l’uniformité des moyens de les exprimer ?
A priori cela représente un risque. Mais je nuancerais l’uniformisation en rappelant que les pratiques des individus réinventent des manières d’avoir une gamme d’expressions plus large. L’utilisation d’abord des émoticônes, des emojis et maintenant des «mèmes» et autres images animées, montre que les utilisateurs sentent l’insuffisance du texte pour échanger. Il y a une invention et réinvention de pratiques langagières qui s’expriment davantage dans une oralité du langage écrit. La chercheuse Laurence Allard parle d’un «métissage de la langue écrite» qui porte un panel très large d’émotions et d’affects. En enquêtant sur trois territoires différents [Los Angeles, Genève et Tokyo], j’ai remarqué par ailleurs que les individus n’échangeaient pas du tout les mêmes images ou emojis en fonction de leur pays. Les pratiques évoluent : aujourd’hui, même des personnes de plus de 50 ans utilisent des emojis alors que dans les années 90, leurs ancêtres les émoticônes, étaient plutôt utilisés par les geeks.
Si le smartphone ne nous enferme pas dans une bulle, les liens sociaux que nous créons en l’utilisant peuvent-ils pour autant être aussi riches et authentiques que dans le monde physique ?
Sur la base de mes enquêtes, je voulais nuancer cette notion d’authenticité car il y a une tendance générale à survaloriser les interactions sociales autour de nous, en oubliant que les technologies numériques relient aussi. Des couples se rencontrent sur Tinder, des gens découvrent d’autres activités sociales grâce à des jeux géolocalisés [comme Pokémon Go], des activistes se coordonnent avec toutes sortes d’outils. Et pendant le confinement, beaucoup d’entre nous ont découvert de nouvelles manières d’être ensemble à distance. Ces usages viennent pallier, parfois enrichir, parfois subvertir les activités existantes dans la vie quotidienne. La question de l’authenticité ou non des rapports en ligne se pose de manière différente en fonction des perceptions : certains attachent une importance très forte à se voir en présence, d’autres non. Il faut se dire que tous ces moyens sont complémentaires. Différentes études montrent que nous échangeons fréquemment sur notre smartphone avec jamais plus de cinq ou six personnes, qui correspondent aux individus que l’on croise régulièrement. Parfois le smartphone sert à étendre ou amplifier la vie sociale. Son usage peut être tout à fait rassurant pour quelqu’un qui vit seul ou isolé de sa famille.
Mais les acteurs vous confient se sentir parfois aliénés par leur smartphone. Certains affirment même être «tenus en laisse»…
Même si aujourd’hui nous avons l’impression que tout le monde a un smartphone, c’est un objet qui n’a qu’une dizaine d’années. Il est donc relativement nouveau comparé à d’autres usages d’objets comme la télévision ou l’ordinateur. Cela demande un effort de le «domestiquer», d’apprendre à maîtriser son usage, surtout quand les appareils changent aussi fréquemment. Il y a toujours matière à devoir apprendre comment le reparamétrer ou savoir ce qui est acceptable ou non au sein de son cercle social. C’est une confrontation qui se joue entre les utilisateurs, qui trouvent une multitude de possibilités mises à leur disposition grâce aux applications, et les concepteurs, qui cherchent constamment à créer de nouvelles fonctionnalités censées faciliter la vie, la fluidifier ou la rendre plus efficace. Apprendre à s’en tenir à distance n’est possible évidemment que pour ceux qui en prennent conscience, et savent comment domestiquer leur téléphone, par une compréhension de ses modes de fonctionnement, de ses limites, de la manière dont certaines de ses fonctionnalités peuvent induire certains comportements. Ceux qui saisissent cela parviennent à avoir une relation apaisée avec leur smartphone et non subie. Le problème c’est qu’il s’agit d’une compétence inégalement répartie et que tout ne peut pas non plus reposer sur l’individu. D’où la nécessité de fixer des limites collectivement, dans les entreprises, ou dans les groupes sociaux.
Comment expliquer cette opacité du smartphone, que vous évoquez dans la figure de la «boîte noire» ?
Il y a une difficulté à acquérir une maîtrise que l’on pourrait appeler «autonomie computationnelle» ; une autonomie dans les usages qui passe par un minimum de compréhension de l’objet. Le smartphone est perçu comme cryptique, technique et ardu. Cela renvoie à cette notion du philosophe Ivan Illich de «convivialité». Il prenait l’exemple de la différence entre un vélo et une voiture. Le vélo est un objet «convivial» contrairement à la voiture car nous voyons son fonctionnement, nous pouvons l’utiliser ou le réparer à notre guise et saisir ses limites. Le smartphone est un objet opaque, du fait de son fonctionnement complexe et caché. Par exemple, cela a été la grande surprise de mon enquête de noter le peu de cas fait par les individus à la dimension «mouchard» du smartphone. C’est étonnant quand on pense à tous les débats et protestations par rapport aux applications de suivi de contacts, comme StopCovid en France. J’ai l’impression qu’il y a une manière de se défouler contre cette application alors que si on a WhatsApp et Facebook sur son téléphone, à quoi bon protester contre StopCovid ? La surveillance y est encore plus forte quand il s’agit d’entreprises privées. Beaucoup de mes enquêtés répondent de manière caricaturale en affirmant qu’ils n’ont «rien à cacher». C’est un paradoxe que je relie à la méconnaissance du fonctionnement de l’objet.
Comment acquérir cette «autonomie computationnelle» ?
Cela pose la question de la responsabilité. Est-ce à l’individu de savoir comment utiliser son smartphone ? C’est l’idéologie d’un régime libéral classique : il faut se débrouiller tout seul. Je crois qu’il y a une dimension plus collective dans l’apprentissage du fonctionnement de son smartphone, qui peut passer par l’éducation numérique à l’école, par de l’entraide et du partage de bonnes pratiques. C’est une pédagogie qui s’auto-organise mais il faut aussi s’interroger sur le rôle de l’Etat pour exercer des formes de régulation de pratiques plus ou moins dommageables, notamment sur la propriété des données. Nous ne sommes pas tout seuls avec nos smartphones, il y a une dimension collective derrière.
Le smartphone peut-il encore évoluer ?
C’est un objet extrêmement stable physiquement, même si on voit se développer des gammes pliables ou qui ont deux écrans… Il y a plusieurs scénarios d’évolutions. L’idée, d’abord, de travailler sur d’autres interfaces gestuelles, comme les lunettes connectées par exemple, qui ont été un échec car ce sont des objets limités à un certain type d’usage. L’autre scénario pourrait prendre la forme d’une «smartphonisation» des objets : la montre, les haut-parleurs, la voiture, prennent déjà les caractéristiques et les dimensions techniques des smartphones via l’interface vocale, les notifications, etc. Mais il est difficile d’imaginer de travailler sur une montre connectée. Le smartphone a atteint un optimum très efficace et une polyvalence des fonctions qui le rend difficilement remplaçable. Le troisième scénario qui m’intéresse particulièrement, c’est que le futur du smartphone est moins dans l’interface et son apparence mais plutôt dans sa dimension environnementale : il va falloir le penser dans ses formes de recyclages, d’économie d’énergie, de durabilité… Je sais que cela frustre énormément tous les gens en informatique, en design qui rêvent de nouveaux objets. Mais je ne pense pas qu’on puisse si facilement remplacer un objet aussi polyvalent, et pour lequel la plupart des interfaces ont été pensées pour un écran.
Nicolas Nova Smartphones : Une Enquête anthropologiqueµ Métis Presse, 2020, 371 pp.
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