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mercredi 9 septembre 2020

Lire, écrire, compter, masqués

Par Stéphanie Maurice Mathilde Frénois et Fanny Guyomard — 
En Seine-Maritime, le 9 avril.
En Seine-Maritime, le 9 avril. Photo Florence Brochoire. Signatures

Perte de repères, voix étouffée, sourire invisible… Les professeurs craignent que le port du masque ait un impact sur l’apprentissage, notamment en maternelle et en élémentaire.

«Eprouvant.» Le mot revient en boucle dans la bouche de plusieurs professeurs des écoles en Gironde depuis que le masque est devenu obligatoire pour les encadrants. Pour se faire comprendre, Laura, enseignante en CP à Cenon, une commune limitrophe de Bordeaux, explique avoir dû redoubler d’efforts et de stratégies. «On n’a pas le choix avec les tout-petits, fait-elle valoir. Si on veut se faire entendre avec ce bout de tissu qui barre le visage, on doit parler plus fort. Mieux articuler. Faire davantage de mimiques avec les yeux ou les bras.» Elle comprend «la nécessité du masque» pour lutter contre l’épidémie, mais la jeune femme l’assure : «A cet âge, il faut combler "le manque visuel". C’est capital pour capter leur attention et les aider à assimiler.»

En temps normal, en phase d’apprentissage de la lecture ou d’une langue étrangère par exemple, la professeure montre comment se font les sons avec le mouvement des lèvres. «Regarder concrètement quelle forme prend la bouche ou comment se met la langue sur le palais, ça leur permet de mémoriser et de reproduire par mimétisme», souligne l’enseignante. Laura regrette aussi que ses jeunes élèves de CP ne puissent pas voir son expression : «Quand je souris pour rassurer, quand je veux faire de l’humour pour dédramatiser ou quand je fais une moue pour montrer ma désapprobation, l’enfant ne le voit plus. Ça brouille les repères. C’est encore plus dur quand il s’agit de nouveaux élèves qui ne me connaissent pas.»

Vidéos sur Internet

Pour Marlène et Franck, professeurs vacataires à Saint-Médard-en-Jalles et Lacanau, le masque est clairement «une barrière pour l’enfant»«En plus, avec la distanciation sociale qui nous éloigne des élèves, on passe nos journées à élever la voix. Les enfants demandent sans cesse de répéter, déplore Franck. On n’est pas contre le masque, mais c’est vrai que le porter avec des petits demande beaucoup d’énergie. Après six heures passées en classe, on finit à moitié asphyxiés en fin de journée.»
Françoise, 50 ans, professeure des écoles en CP dans le Nord, soupire : «Le masque s’est ajouté à la réorganisation générale de la classe. Normalement, je fonctionne par atelier, en petits groupes, très peu en collectif frontal : j’ai dû changer mes méthodes pédagogiques. L’enfant au fond de la classe n’entend pas forcément ma voix», ajoute l’enseignante, qui note une fatigue des cordes vocales en fin de journée.
Caroline, institutrice en grande section de maternelle à Lille, abonde : «Les enfants ne voient pas quand je parle : je dois lever la main comme eux, pour les prévenir. C’est très perturbant.» Françoise regrette d’avoir perdu le plaisir de lire des histoires : impossible de marquer les intonations avec le masque. Elle passe désormais par de petites capsules vidéo, trouvées sur Internet. Le directeur d’une école primaire de la métropole lilloise confirme la tendance : le vidéoprojecteur a la cote dans les classes. Et il approuve le masque «inclusif», transparent au niveau de la bouche, promis par le gouvernement pour les maternelles, espérant «que cela pourra être étendu aux CP».
Caroline attend aussi avec impatience ces masques, en particulier pour une petite fille malentendante qui a besoin de lire sur les lèvres. Elle et Françoise utilisent toutes les deux la méthode Borel-Maisonny, qui accompagne la prononciation des lettres par un geste. Par exemple, le doigt devant les lèvres pour le «l». «Mais pour certains, auditivement, cela va être dur. Le mouvement de la bouche compte, comme pour le "p" ou le "b"», explique Françoise. Caroline le souligne, la bonne prononciation est un apprentissage, par exemple pour enlever les chuintements. Puis, tout simplement, «sourire à un enfant, cela le rassure. Mais certains ne savent pas lire le sourire dans nos yeux, ils ont besoin de le voir !» s’exclame Françoise. Des élèves l’ont surprise à visage découvert, en train de se rafraîchir. Ils lui ont dit : «Maîtresse, t’es belle sans masque.»

Message altéré

Katia avait anticipé sa rentrée. Institutrice d’une classe de cycle de maternelle, de la petite à la grande section, elle a rencontré chaque famille fin août dans son école de Puget-Théniers, à une soixantaine de kilomètres de Nice. Les petits ont pu se familiariser avec la cour de récréation, la classe, leur maîtresse… et les masques. «Comme ça, le premier jour, ils n’ont pas été surpris, raconte-t-elle. Ils avaient déjà été accueillis masqués.»
L’effet de surprise évité, Katia a commencé l’enseignement. Cette année, c’est un livre sur les émotions qui accompagnera les premiers mois de classe. «Ce n’est pas toujours simple. Quand on met le cap sur les histoires, les comptines, les chansons… les expressions sont primordiales, dit-elle. Il faut faire passer ce que ressentent les personnages. Pour cela il n’y a pas que le regard, c’est un ensemble. Les émotions peuvent passer à l’as.» Entre 3 et 5 ans, c’est aussi le temps du perfectionnement du langage. Entendre à travers un masque pourrait altérer la compréhension. «Il y a des sons pour lesquels c’est complexe. Les sons composés par exemple, détaille-t-elle. Parfois on a même tendance à pousser sur la voix. Je parle plus fort. Et si je monte le volume, les enfants aussi.» Des répercussions se font sentir dans des classes plus avancées.
Marie est institutrice en CM1 : «Les "ch" avec le masque, ça ne s’entend pas bien, explique-t-elle. Avec les élèves en difficulté, je suis obligée de reprendre ces bases-là. Quand on travaille sur les sons, c’est compliqué.» Marc (son prénom a été modifié), lui aussi instituteur dans l’académie de Nice, va jusqu’à évoquer une «communication altérée» : «Je travaille en réseau prioritaire : mes élèves ne sont pas connivents avec notre langage. Avec le masque, je me rends compte qu’ils me comprennent moins bien. La communication non verbale est barrée et le message est altéré.» Il répète plus fort et écrit plus souvent la consigne au tableau. Le masque oblige à s’adapter. Parfois, Marie s’éloigne «à plus d’un mètre» et enlève son masque «le temps de dire les choses».
Marc raconte que «des maîtresses de CP descendent le masque pour la phonologie» et affirme que «pas mal de collègues l’enlèvent car il est gênant, empêche de respirer et donne mal à la tête». Jusqu’à présent, dans sa classe de maternelle, Katia a porté des masques chirurgicaux et en tissu fournis par l’Education nationale. «Il faudra tester ceux qui sont transparents. On ne sait pas comment les enfants vont réagir, dit-elle. Les visuels sont assez impressionnants : ça fait un drôle d’effet. Peut-être qu’ils vont avoir peur.»

Lutte contre le handicap

A Cenon, en Gironde, Laura préfère ne pas trop compter dessus dans l’immédiat. «J’ai cru comprendre que ça serait d’abord pour les enfants malentendants et les maternelles. Ensuite, il faut voir à quoi ça ressemble. Tant qu’on n’a pas essayé, difficile de donner son avis. Mais c’est vrai que sur le papier, ça peut être une solution.» Sceptiques, Marlène et Franck redoutent que la partie en plastique soit plus «irrespirable qu’un masque classique» ou «crée de la buée» : «On attend de voir aussi. Pareil pour les délais et la quantité. S’il faut attendre fin novembre et qu’il n’y en a pas assez pour tout le monde, est-ce que ça va encore créer des inégalités ?»
L’attente de ces masques transparents est également très forte dans les associations de lutte contre le handicap. Les personnes sourdes et malentendantes lisent sur les lèvres. Un masque cachant la bouche rend, pour eux, la communication tout simplement impossible… Quatre fabricants ont été homologués (lire page ci-contre). D’autres pourraient suivre. «Ils espèrent arriver à 80 000 masques par mois», a indiqué Sophie Cluzel, secrétaire d’Etat chargée des personnes handicapées. Selon la Fédération nationale des sourds de France, 300 000 personnes ont un handicap auditif lourd, sans compter les malentendants ou les personnes avec des troubles du langage. «Le masque avec fenêtre est absolument fondamental, souligne Florence Delorière, directrice de la Fédération nationale pour l’inclusion des personnes en situation de handicap sensoriel. La priorité doit être donnée aux enseignants et aux accompagnants d’enfants en déficience auditive ou dysphasiques [victimes d’un trouble du développement de la parole, ndlr]. Puis, il faut penser à équiper les camarades. Et en entreprise, les collègues des adultes malentendants.»

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