Le centre pénitentiaire de Riom (Puy-de-Dôme), en janvier. Photo Albert Facelly pour Libération
Christian Lehmann est écrivain et médecin dans les Yvelines. Pour «Libération», il tient la chronique d'une société suspendue à l'évolution du coronavirus.
Depuis plusieurs semaines se multiplient les prises de parole de ceux qui revendiquent leur liberté de ne pas porter de masque, parce que l’épidémie est terminée, parce que le virus a muté, qu’il n’existe pas, qu’il a été créé par Bill Gates («ReNSeIGNER VOuS!!!»). Certes ces messages sont moins nombreux que ceux que je reçois de salariés soulagés que le port du masque ait été rendu obligatoire en lieu clos. Mais je sens poindre comme une lassitude, chez moi comme chez mes confrères et consœurs qui depuis le début de l’été tentons d’alerter sur ce qui vient. J’ai l’impression que nous tenons depuis des mois un parapluie de plus en plus lourd au-dessus de ces nouveaux experts autoproclamés en virologie qui se foutent de nos gueules en ricanant «Mais que vous êtes cons, bordel, regardez, on n’est même pas mouillés !»
Les Jean-Michel complotistes sont aidés tous les jours par l’inconséquence de ceux qui gèrent cette crise, répétant qu’il n’y a jamais eu de pénurie de masques, et instaurant maintenant des amendes en cas d’absence de masque à l’extérieur, alors que cette mesure contre-productive est perçue à juste titre comme inutile et vexatoire. Ils sont aidés aussi par les guignols de plateau qui cherchent à exister en se fantasmant en nouveaux Jean Moulin du masque chirurgical. Je ne reparlerai pas ici aujourd’hui de Bernard-Henri Lévy, magistralement remis à sa place par Eric Rochant sur son blog, sinon pour citer cette phrase parfaite au sujet des tweets du «philosophe» champion du monde du placement de produit sur talonnettes : «Nous sommes en temps de crise et cet espace commercial ici est obscène.»
«La peur au ventre»
Loin de ces joutes médiatiques, loin de ces luttes de pouvoir, survivent ceux qui sont oubliés de tous. Un message me les a rappelés, que je partage avec vous. Lily a 43 ans et exerce depuis seize ans auprès d’un public vulnérable. Je livre son témoignage brut :
«Septembre 2020. Demain, je retourne en prison. Depuis quelque temps, j’y vais la peur au ventre. Pourtant, cela fait des années que je m’y rends et si ce n’est jamais légèrement, je n’avais encore jamais ressenti ce poids dans le ventre. Je suis éducatrice de la Protection judiciaire de la jeunesse, et dans le cadre de mon travail, c’est très régulièrement que je rends visite aux gamins que je suis. Et j’ai peur. J’ai peur parce que dans cet univers clos, je n’ai encore pas croisé une seule personne portant le masque. Aucun surveillant dans les coursives, aucun détenu, personne ne le porte. C’est la première fois que je prends "la plume" pour écrire sur ce qui se passe à l’intérieur. Je suis fonctionnaire du ministère de la Justice, soumise au devoir de réserve, et je me suis sens seule et désemparée.
«Pourtant des moments difficiles, douloureux, j’en ai vécu depuis que j’exerce ce métier. C’est la première fois que je ressens viscéralement ce besoin d’essayer d’alerter, même si je doute de l’intérêt que portera le grand public à ce qui se passe derrière ces murs épais. Je rencontre des gosses qui n’ont pas de masques et qui pour certains se sentent sinon en danger, au moins délaissés. Ce n’est pas la première fois, et pour beaucoup ce ne sera hélas pas la dernière. Je porte un masque quand je vais les voir, quand je traverse ces couloirs étroits, quand je dois parfois attendre que la grille suivante s’ouvre, pressée contre des dizaines de détenus qui attendent aussi pour passer. J’emporte avec moi des masques chirurgicaux pour eux, pour les entretiens éducatifs que je mène dans une petite cellule aménagée en bureau de fortune. Au mois de juillet, certains d’entre eux s’étonnaient : "On a besoin d’un masque ? Pourquoi, il est revenu le virus ?" Naïveté de gosse (parce que oui, ce sont des gosses) persuadés que si les adultes ne se protègent pas, ne les protègent pas, c’est que le virus ne circule plus… Je me suis entendue murmurer qu’il n’était jamais parti ce virus. Impuissante, tiraillée par cette envie de leur dire une vérité contre laquelle ils n’ont aucune prise, aucun maigre moyen d’agir, je suis sortie de là effondrée.
«Devant l’inconséquence de tous, j’ai alerté ma hiérarchie. Mais parce que l’administration pénitentiaire et mon administration sont deux entités distinctes, (mais du même ministère) on m’a répondu : "On ne peut rien dire, on ne peut rien faire, ça ne dépend pas de nous." Alors j’y retournerai demain, avec la trouille dans le ventre. Qui pour se soucier de ce qui se passe derrière les murs de la prison ? De la santé de ces hommes, ces femmes et ces enfants qui ne sont pas protégés par le port du masque que l’on impose dans tous les lieux clos, et même à l’extérieur ? Mais pas en prison, ce lieu clos par excellence… On en entendra peut-être parler à l’occasion de nouveaux clusters, mais j’écris pour qu’on en parle maintenant, avant une catastrophe. Il y a enfin pourtant des masques en prison, ils devraient être utilisés. Je ne peux sortir de ma réserve qu’anonymement mais j’espère que ma voix portera.»
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