Une infirmière de l'unité de soins intensifs dédiée aux patients Covid de l'hôpital d'Ixelles (Bruxelles), en avril. Photo Aris Oikonomou. AFP
Dans son «Histoire de la fatigue», l'historien retrace l'évolution de la lassitude, et son passage du physique au mental, jusqu'à nos jours. Ce sentiment d'épuisement a été renforcé par la pandémie de Covid-19, en particulier pour les travailleurs, dont la situation a longtemps été invisibilisée.
Le soleil vient à peine de quitter nos peaux. Pourtant, nul ne semble échapper à un sentiment d’épuisement, accentué par un quotidien sous le signe du Covid. Comme si les injonctions sanitaires venaient finir d’éreinter une société au bord du burn-out généralisé. Au burn-out de l’employé déconsidéré s’ajoutent aujourd’hui ceux des parents, des enfants, de l’amoureux… Comment la fatigue est-elle devenue cette compagne familière jusqu’à s’affirmer comme «une manière d’être de notre temps» ? Dans Histoire de la fatigue (Seuil), une somme aussi érudite que passionnante, l’historien Georges Vigarello, retrace cette extension du domaine de la lassitude, du Moyen Age à nos jours. Avec un renversement majeur : ce n’est plus la fatigue physique qui vient envahir le mental au point de le hanter mais la fatigue psychique qui vient envahir le physique au point de le briser.
Comment agissent l’épidémie de Covid et les contraintes qui y sont liées sur le sentiment de fatigue généralisée qui semble toucher toutes les couches de la population ?
Le virus envahissant le psychologique, le social, le physique comme le culturel, les conséquences sur la fatigue sont évidemment massives. De nouveaux épuisements surgissent, avec les heures cumulées devant des écrans, l’immobilité vécue dans des appartements confinés, toutes les précautions démultipliées pour assurer la prévention, les charges mentales accentuées pour les femmes en particulier. Nos habitudes sont bouleversées, de nouveaux gestes contraignants comme les déplacements restreints, le port du masque, la distanciation physique, apparaissent. Le Covid banalise aussi les menaces, il introduit un autre rapport au temps et à l’espace (incertitude sur les activités à venir d’une part, dangers venus de lieux mal maîtrisés d’autre part). Enfin, un sentiment de vulnérabilité physique que nos sociétés avaient largement oublié ressurgit. Une inquiétude sourde s’installe, d’autant que domine un inconnu : la date plus que flottante de la disparition d’un tel «mal».
Mais cette impression que la fatigue contamine toutes les sphères de l’existence n’est pas apparue avec le Covid…
C’est précisément pour explorer cette omniprésence que j’ai tenté une vaste enquête généalogique. Celle-ci fait, en tout premier lieu, apparaître une double dynamique. L’une révèle comment, avec le temps, se sont accentués les repères sensibles. Nos sociétés créent des nuances, inventent des degrés, font exister des fatigues qui auparavant n’existaient pas. Des mots se forgent, se précisent, s’approfondissent, comme ceux de «langueurs» ou d’«incommodités» au XVIIe siècle, désignant des amorces de fatigue jusque-là ignorées. Ou ceux d’«épuisement», au XVIIIe siècle, sur l’autre pôle des intensités, et bientôt d’«éreintement», tout aussi non désignés auparavant. Ces nuances sont centrales : elles suggèrent l’extension possible du phénomène, sa diversification. L’autre dynamique est celle de la présence croissante du psychique. A commencer par la «fatigue d’esprit» évoquée, pour la première fois, par Descartes, ou ces expressions agrémentant la langue du XVIIe et du XVIIIe siècle : «être las de…», «ennuyé de…», «être importuné par…», donnant à la fatigue des versants moins physiques, plus dissimulés, plus obscurs. Cet espace intérieur ne fait d’ailleurs que grandir encore dans les décennies suivantes. Les héros de Zola, à la fin du XIXe siècle, vivent plus émotionnellement et intimement leur épuisement, que les héros de Prévost au XVIIIe siècle. Et le narrateur de Proust plus encore. Le mot de «surmenage» est le meilleur exemple d’une telle extension, apparu avec la fin du XIXe siècle, contemporain d’une société vécue sur le mode d’une brusque accélération : celle des machines, des transports, des télégraphes, des téléphones, de la presse quotidienne, de savoirs interminablement cumulés. D’où ces formes nouvelles de débordements, jugés apparemment insurmontables, engendrant la figure de personnes «surmenées», conduisant, pour beaucoup, à un effondrement également nouveau, la neurasthénie.
Dans l’histoire, vous décrivez des fatigues «valorisés», d’autres méprisées voire invisibilisées comme celle, pour longtemps, du travailleur…
Dans la mesure où mon projet conduisait à une histoire «totale», je me suis attaché à lier la fatigue aux vastes enjeux économiques, culturels, sociaux. La société médiévale par exemple est largement centrée sur les combattants, les chevaliers, leur rôle protecteur. On les loue pour leur élan face à l’adversité, on valorise leur accablement à l’issue des combats. Les chroniqueurs sont intarissables à cet égard. De même que domine aussi la fatigue des ermites ou des clercs, censés souffrir pour le rachat de tous. A l’âge classique, le spectre s’agrandit. Les fatigues dominantes se transforment, comme se transforment commentaires et observations : administrateurs, hommes de robes ou marchands deviennent l’objet de fatigues aussi visibles que magnifiées. Celle des travailleurs en revanche, ceux dont l’existence est la plus vile, est longtemps quasi ignorée. La vieille vindicte religieuse sur la nécessaire «sueur du front» la banalise, voire l’invalide : souffrance largement occultée. Il faut attendre la fin du XVIIIe siècle, la présence d’une lente déchristianisation, l’attention inédite aux «arts et métiers», l’apparition de «l’homme sensible» aussi, pour qu’émerge un début de compassion envers la douleur éprouvée dans certains travaux. C’est seulement avec la société industrielle, en revanche, avec l’image de l’énergie productive et du rendement, que s’impose ce qui nous semble devenu évident : la fatigue de l’«ouvrier». Il faut alors davantage, et nécessairement, la prendre en compte, voire l’évaluer.
Ce qui révèle du coup un objectif mué en problème : la difficulté, précisément, d’évaluer. C’est que l’intensité change selon les individus, les situations, les gestes, les moments. Elle résiste aux chiffres aussi, malgré leur indéniable richesse progressive et leur diversité ; projet rendu plus hasardeux encore lorsque le versant psychologique s’accroît. Un tel enjeu traverse ainsi le temps, au point de nous concerner encore aujourd’hui avec la question de la pénibilité.
Quand la fatigue mentale devient-elle un sujet jusqu’à devenir centrale ?
Il faut mesurer, au-delà de l’intensification croissante du psychologique, l’originalité des sociétés contemporaines : celle d’une avancée majeure de l’individualisme et de la personnification, matérialisée par la conquête démocratique, mais encore par celle de la consommation accentuant le sentiment d’autonomie, celui d’une irrépressible liberté des choix, ou encore par la société du tertiaire légitimant comme jamais l’importance des affects et du relationnel. Georges Pérec montre dans Les Choses, en 1960, combien la brusque avalanche des objets consommables, la volonté d’en varier indéfiniment les contenus, peut livrer les individus à des épuisements intimes inconnus jusque-là. Les acheteuses du Bonheur des dames en 1883, livrées elles-mêmes à des désirs toujours redoublés précédaient sans doute de telles asthénies.
Peut-on dire qu’une accentuation nouvelle s’est encore produite aujourd’hui ?
Aucun doute, la profondeur du moi s’est accrue. Le slogan répété, «parce que je le vaux bien», ou «parce que vous le valez bien» le montre. C’est là une interpellation décisive, inédite, déplaçant la promotion des «choses», déportant la valeur de l’objet vers celle de la personne, soumettant les qualités du produit aux qualités du moi. Il faut alors mesurer les conséquences de ces exigences nouvelles, au demeurant largement légitimes dans une démocratie, elles-mêmes prolongées par des réseaux sociaux favorisant quotidiennement l’horizontalité entre les individus et non la verticalité. C’est alors la domination qui devient de moins en moins supportée, c’est le harcèlement qui inquiète, c’est alors des limites jugées nombreuses, inacceptables, arbitraires, bafouant le sentiment d’identité qui créent un inconfort intime pouvant aller jusqu’à la rupture entre soi et soi. De ce fait, la fatigue est devenue un mode d’être constant et banalisé dont le burn-out est l’actuel symbole.
Pour faire face à la fatigue, on cherche des «remèdes», ils évoluent au fil du temps comme les symptômes…
L’histoire des représentations du corps dont nous avons encore peu parlé devient ici centrale. Repère quasi archaïque, par exemple, ce sont les humeurs qui font l’organique dans le corps ancien. La fatigue correspond à leur perte. La transpiration en serait le signe, la boisson la promesse d’effacement. Les Lumières entraînent un repère complètement neuf : le corps est fait de fibres, de nerfs, de courants. La fatigue correspond à un défaut de stimulation, la compensation vient des «toniques», et des «excitants». Nouveau changement encore, aujourd’hui, avec une vision plus complexe, où dominent davantage les phénomènes «informatisés», une image «connectée» de l’organique, le rôle donné à la tension interne, à la mobilisation psychique, au «lien charnel». ll faut donc retrouver du sens, de la pacification, restaurer une unité, replonger dans son intérieur par la pleine conscience ou le yoga. Face à la domination enfin et à la généralisation de l’aspect psychologique de la fatigue, il faudrait pouvoir par ailleurs l’accepter davantage, mieux comprendre, mieux éprouver, c’est-à-dire négocier davantage entre soi et soi.
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