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lundi 7 septembre 2020

«L’enfant et ses sacrifices» de Pierre Kammerer: il faut interdire la psychanalyse

Un psychanalyste qui parle. Qui s’occupe de l’enfant massacré qu’un adulte porte en soi. Qui ose penser que les enfants accueillis par l’Aide Sociale à l’Enfance ayant participé récemment à des actes terroristes auraient eu un autre destin si l’on était allé chercher avec eux les paroles pouvant nommer le désastre. Si la psychanalyse peut à ce point changer la vie, alors il faut l’interdire.
Qu’est-ce que c’est la psychanalyse? (II)
Seule, aujourd’hui, la psychanalyse permet d’étudier à fond la démarche par laquelle un enfant, dans le noir, à tâtons, va tenter de jouer sans le comprendre le personnage social que les adultes lui imposent, c’est elle seule qui nous montrera s’il étouffe dans son rôle, s’il cherche à s’en évader, ou s’il s’y assimile entièrement. Seule, elle permet de retrouver l’homme entier dans l’adulte, c’est-à-dire non seulement ses déterminations présentes mais aussi le poids de son histoire. Et on aurait tout à fait tort de s’imaginer que cette discipline s’oppose au matérialisme dialectique ... En fait, (la psychanalyse est) la médiation privilégiée qui … permet de passer des déterminations générales et abstraites à certains traits de l’individu singulier. En fait, c’est une méthode qui se préoccupe avant tout d’établir la manière dont l’enfant vit ses relations familiales à l’intérieur d’une société donnée. (Sartre, Critique de la Raison Dialectique).

Le besoin d’être aimé apparaît dès la naissance, avant même que l’enfant sache reconnaître l’Autre. C’est que l’Autre est là, diffus, du premier jour, par cette découverte que je fais de moi à travers mon expérience passive de l’altérité. Cela veut dire : à travers ce maniement répété de mon corps par des forces étrangères, orientées, servant mes besoins. À ce niveau même, pour élémentaire qu’il soit, l’amour est exigé. Ou, plutôt, les soins reçus sont l’amour … Si sa mère l’aime, il découvre peu à peu son être-objet comme son être-aimé. Objet subjectif pour lui-même à travers un autre de plus en plus manifeste, il devient à ses propres yeux, comme but absolu des opérations coutumières, une valeur … S’aimer, ce serait intérioriser l’affection de l’autre et de se réaliser dans et par cette synthèse étrangère ; ne pas être aimé, cela se ressent et se réalise comme impossibilité de s’aimer … L’absence d’amour maternel est ressentie directement comme non-amour de soi. (Sartre, L’Idiot de la famille).
Je considère que le livre de Pierre Kammerer L’enfant et ses sacrifices (Gallimard, 2020) est un événement majeur. Il permet à n’importe quel citoyen de comprendre pourquoi la psychanalyse est tellement attaquée par les pouvoirs néolibéraux partout dans le monde, en France, plus frontalement, de Sarkozy à Macron, étant depuis toujours l’ennemie des régimes totalitaires. D’une façon simple, claire et rigoureuse, le livre nous fait comprendre que l’enfant que nous avons été vit dans l’adulte que nous sommes, encombré parfois par les difficultés qu’ont eues nos parents à faire avec la nouveauté, avec l’inédit qu’est un bébé, puis un petit enfant, puis un être parlant en devenir. Le livre traite des séquelles des enfances maltraitées dans le psychisme de la personne adulte ; bref, on aime comme on a été aimé, et si l’on n’a pas été aimé l’amour de l’autre est persécuteur, interdit que l’on fut de s’aimer soi-même. On lit ces histoires comme des nouvelles, parfois comme des brefs contes policiers. Il y a plusieurs constantes : la honte de ce qu’on a traversé et la chape de silence sur ces expériences pénibles - dans l’espoir de les oublier, et aussi pour cacher la honte. Mais, du fond de l’oubli, ces épreuves continuent, à notre insu, à déterminer nos actes, notre place dans le monde, notre façon à nous de nous engager, ou pas, dans la vie, à infléchir pour le mieux et pour le pire nos désirs, pour nous faire transformer en impasses des simples circonstances désagréables de l’existence. On se trouve à agir à l’intérieur de scénarios anciens, parfois écrits par nos parents, dont nous ne reconnaissons pas l’ancienneté, encore moins le caractère répétitif – la répétition qui est le mode privilégié par lequel l’inconscient se manifeste et dont la reconnaissance requiert un autre capable de nous aider à cette tâche souvent ardue. Et c’est ici que le livre de Pierre Kammerer présente un horizon habituellement absent des textes psychanalytiques et c’est en quoi il fait événement, en quoi il nous concerne tous. Parce que Pierre Kammerer parle de la manière, sa manière à lui, par laquelle il va s’atteler à aider celle ou celui qui lui parle à reconnaître cette répétition, à lever le silence, à se débarrasser de la honte. Cela implique, évidemment, une grande confiance dans la vie, la passion pour la pensée, la conviction que la parole écoutée et la parole dite, respectées dans leurs différences singulières – fondement du dialogue démocratique – sont de puissants outils de changement, d’invention, de désinvestissement du ressassement qui re-convoque inlassablement du même pour se défendre contre le hasard et l’inconnu. Mais si Pierre Kammerer arrive à partager cette confiance avec ses patients et à la rendre réciproque, c’est parce qu’il leur parle : oui, un psychanalyste parle et on est en droit d’attendre qu’il nous aide à nommer ce qui était jusqu’alors innommable, qu’il nous soutienne dans ce travail, et ceux qui proclament le contraire participent à la canaillerie corporatiste qui a détruit la clinique psychanalytique dans ce pays, puis la clinique psychiatrique et, avec cette destruction, a anéanti, dévasté, tous les espaces des relations thérapeutiques basées dans la prise en compte de l’inconscient. Dans la littérature cet assèchement de la sensibilité a eu comme effet la célébration par les « agents culturels » des textes qui parcourent avec le détachement donné par l’indifférence les paysages de la dépression, du suicide, de l’inceste – thèmes chers aux idéologues de la droite extrême. Ce que Leslie Kaplan appelle la dictature du vide : « Cette dictature du vide a pour fonction de faire croire aux gens, à ceux qui ne sont pas les puissants de ce monde, qu’ils participent à la société dont ils sont en fait exclus. Ils n’ont pas vraiment de pouvoir de décision, mais ils connaissent le petit bout de la petite culotte. C’est en quoi toute cette trivialisation de la culture ressemble fortement à  l’opium du peuple dont parlait Marx. Et comme l’opium de la religion cette trivialisation elle aussi console le peuple en dévalorisant, en rabaissant toute forme de vie ici bas, et surtout celle des « grands », en montrant encore et toujours que toute vie, même pour les plus célèbres, est au fond une saloperie, faite d’indignités, de bassesses, de misère et de malheurs… Les fascistes disaient, Viva la muerte. » (1)
Pierre Kammerer parle à ses analysants de comment il accueille affectivement la narration des violences subies dans leur enfance, il va jusqu’à proposer des hypothèses sur ce que pensait l’enfant à l’époque des traumatisme, plus : il exprime sans détour ses jugements sur le ou les parents agents du trauma.(2) Et les changements opérés sont impressionnants ; bien sûr, ces changements demandent du temps : temps d’écoute, temps de nomination des affects, pour le psychanalyste et pour le patient, temps d’élaboration pour chacun des protagonistes, temps de subjectivation de ces élaborations et, enfin, ce temps énigmatique et incontournable pour vaincre la culpabilité d’oser vivre son désir malgré l’interdit de ses persécuteurs – tous ceux qui ont vécu une séparation amoureuse difficile savent le temps que cela prend pour ne pas se sentir responsable de la rupture et cela malgré toutes les évidences qui indiquent le contraire. J’imagine le lecteur qui n’a jamais lu un livre de psychanalyse et qui abordera celui-ci comme on approche habituellement les domaines de la pensée qu’on connaît à peine : avec des à-prioris et des préjugés. Je devine son étonnement à découvrir dans ce livre, qui le démontre d’une manière étonnamment simple et évidente, le pouvoir de l’interprétation. Or, l’interprétation n’est rien d’autre que la pensée, ma pensée, ta pensée, nos pensées singulières, uniques, qui s’enracinent dans notre manière singulière, unique d’habiter ce monde, d’être singulièrement installé dans l’existence, en vivant singulièrement notre vie unique. L’étonnement du lecteur s’accompagnera d’une expérience de connaissance : il apprendra comment une interprétation, toute singulière qu’elle soit, exige un long travail de recherche, de vérification de sa pertinence, de l’opportunité de sa communication, du tact exigé lors de son énonciation et, surtout, la conscience du risque qu’elle implique. Parce qu’en psychanalyse, comme dans l’amour, autrement dit, dans la vie vivante, même la spontanéité suppose un important travail psychique en amont. Aussi parce que malgré toutes les précautions un malentendu est toujours possible : tout travail de pensée, tout travail de création s’accompagne de variations entre des grandes et petites tensions, grandes et petites détentes, celles-ci conséquences des accomplissements obtenus. Puisque dans les cas qui nous occupent il s’agit de rien de moins que de la construction, de l’invention à deux psychismes d’un nouveau sujet, l’interprétation doit respecter cette harmonie subtile dont toute rupture met à l’épreuve le travail thérapeutique ; or, dans la clinique des personnes sévèrement traumatisées dans leur enfance ces ruptures sont inévitables : et plus grande fut la dévastation plus incontournable est le risque permanent de perte de confiance dans l’autre secourable, d’effondrement de l’espoir, du retour de l’effroi ressenti par l’enfant. Vu que ces risques sont indissociables du processus thérapeutique, l'essentiel se situe donc ailleurs : dans l’accompagnement et participation fidèles du thérapeute à tous ces événements, dans sa reconnaissance des conséquences de ses actes, bref, dans sa présence ininterrompue. Osons dire que l’équivalent en psychanalyse du principe logique de non-contradiction est celui de la non-absence du thérapeute.
Le dernier chapitre, où Pierre Kammerer parle avec beaucoup de retenue des carences institutionnelles de l’Aide Sociale à l’Enfance est terriblement convainquant : après toutes les vignettes cliniques que vous aurez parcourues avec émotion, où souvent des changements profonds et radicaux se sont opérés pour ces personnes blessées par la vie dans leur être et dans leur mode de se situer dans le monde, il est impossible de ne pas convenir qu’une prise en charge des enfants qui ne fait pas l’impasse sur la dimension de l’inconscient, attentive donc aux répétitions mortifères, infléchira de manière fondamentale les suites de leur vie dans la société des citoyens. Impossible aussi de ne pas admettre que ce choix thérapeutique aurait pu barrer pour certains la solution suicidaire et meurtrière qu’ils ont choisie pour évacuer définitivement l’effroi qui les habitait.
Un mot aux psychothérapeutes, aux travailleurs de la santé. Bien sûr que ce livre vous est destiné ; il soulève une multitude de problématiques cliniques pour lesquelles il avance des propositions précises de réponse. Presque chaque phrase des paragraphes précédents est pour les psychothérapeutes l’occasion d’échanges, de revisiter un grand nombre de réflexions, de certitudes acquises, de rejets irréfléchis. Pierre Kammerer est un psychanalyste férocement freudien, qui s’occupe de ce dont Freud n’a eu ni le temps ni l’envie de s’occuper : la clinique du trauma. Et, contrairement à certains psychanalystes, parmi les plus inventifs, qui à force de s’occuper des traumatismes ont fini par se désintéresser de la sexualité et de la pulsion - donc du corps et de ses plaisirs - pour devenir des religieux d’une thérapie aseptique qui n’est plus freudienne, Pierre Kammerer est un homme qui célèbre la vie, la joie de vivre, l’amour et les passions. Livre constitué, selon l’habitude de l’auteur, de monographies cliniques - choix rare, sinon exception, dans les publications psychanalytiques depuis des décennies, il est pour cela un livre de formation pour des jeunes psychiatres, psychologues, éducateurs, assistants sociaux, infirmiers, aides-soignants ; bref, pour tous ceux confrontés à la souffrance psychique dans leur travail quotidien. Il devrait susciter, c’est du moins mon souhait, beaucoup de groupes de travail et, espérons-le, d’écriture d’autres monographies sur diverses pratiques cliniques avec la même audace, la même rigueur et sincérité sur lesquelles s’étaye la pensée de ce chercheur.
autres considérations …
On sait que vivre est dangereux, que la vie n’est pas faite pour les amateurs, que c’est un métier qu’on acquiert avec le temps, toute une existence, si la chance est avec nous.(3) Et puis il y a le monde. Et les enfants d’Amérique Latine savent, exactement depuis 1964, que le monde est malade : Mafalda, le personnage de Quino, le couche même dans son berceau, peine perdue, l’infection s’aggrave, une pandémie d’assassins dévaste les pouvoirs de la planète, avec une charge virale qui va du type le plus sanguinaire à celui bon chic bon genre propre sur lui. Quelle place pour la psychanalyse dans un tel tableau ? Peut-elle servir à quelque chose ?
La réponse dépend, me semble-t-il, de comment on se situe par rapport à la tragédie ; considère-t-on le tragique comme étant un des aspects d’une existence, ou pensons nous qu’il est un destin à la grecque revisité avec une sauce morbidus. Dans ce deuxième cas, dans lequel j’inclus certaines théories et pratiques cliniques psychanalytiques, la psychanalyse n’a aucun intérêt : devant un avenir congelé d’avance la réponse cynique ou perverse s’impose.
Preneur de la première hypothèse - la tragédie fait partie des données du vivant - je me range du côté du meilleur contradicteur que la psychanalyse a eu, Sartre, mis en exergue dans ce billet. Meilleur, parce qu’il l’interrogera à partir de son souci et de ses exigences d’une vie vivante, d’une vie singulière considérée comme une praxis, certes dans un monde déjà constitué dans lequel elle débarque, mais un monde aussi à transformer. Habitants d’un type de société dont le projet est de nous transformer en humanoïdes sans affects, sans corps, sans sexualité, sans rêveries, simples courroies de transmission d’un code de normes industrielles présentées comme la Vérité – les travaux du mensonge, inutiles, parfois le sale boulot – ne pas céder sur l’importance de la singularité, de l’interprétation, de la pluralité des sens, c’est se constituer comme résistant, c’est s’inscrire dans la perspective des projets sociaux alternatifs comme réponse politique aux tentatives d’uniformisation de notre pensée, de l’anesthésie de nos sensibilités. Nous vivons dans des sociétés où le recours au traumatisme fut érigé comme outil relationnel – techniques de management, ça s’appelle – où l’exigence d’obéir à la brutalité des ordres est venue se substituer à la négociation entre les parties. Ce choix d’une violence généralisée, le brutalisme qui constitue la base des rapports hiérarchiques dans le monde du travail a un objectif précis : qu’on intériorise le persécuteur, qu’on ait honte de ne jamais être à la hauteur de ce qu’on attend de nous, qu’on couvre ça de silence (pour ne pas être viré) et que le sacrifice soit notre réponse à la haine qui nous infantilise, nous transforme en esclaves, en déchets – d’où l’actuel nombre spectaculaire de suicides au sein des institutions.(4) Pour contrer cela, pour être disponible au hasard, au temps pour rien, à l’enchantement du regard grand ouvert qu’un enfant présente au monde, il faut plus que jamais qu’on soit d’une façon intraitable installés dans nos vies, en soignant nos amours, nos amitiés, nos projets de travail. Pour des gens de ma génération et de mon milieu social petit-bourgeois, ces aspects de la vie intime allaient de soi. Avec les transformations du capitalisme qui présente sans déguisement sa face la plus meurtrière, ma classe sociale, avec ses enfants, est devenue aussi existentiellement misérable que ceux pour qui ma génération s’est bagarrée, souvent de façon héroïque ; les pauvres du monde : pour qu’ils aient accès à une vie intime, singulière, avec les conditions économiques que cela suppose. Ces enjeux sont devenus tout simplement plus urgents, plus manifestes plus universels : lutter pour préserver (ou constituer) son intimité est depuis toujours un combat révolutionnaire. Aujourd’hui cette dimension est devenue constitutive, inséparable, de la genèse de toute action politique. Sans aucun doute : il faudra de la passion, et la passion s’enracine dans l’intime, si l’on parie que des nouveaux outils de pensée seront forgés en dehors des appareils politiques, en dehors des discours rituels ou incantatoires, si l’on reconnaît les difficultés à vaincre pour que l’histoire des résistances ne se répète pas, si l’on a le désir d’inventer des nouvelles formes de luttes.
Le livre de Pierre Kammerer sert à ce combat. 

Notes
1 - Leslie Kaplan : Un spectre hante l’Europe: le spectre de la connerie totale, billet de blog ici : https://blogs.mediapart.fr/leslie-kaplan/blog/230213/un-spectre-hante-l-europe-le-spectre-de-la-connerie-totale
2 – Traitement de la situation clinique que recouvre le concept freudien de jugement de condamnation ainsi défini par Laplanche et Pontalis dans leur Vocabulaire de la Psychanalyse : « Opération ou attitude par laquelle le sujet, tout en prenant conscience d’un désir, s’en interdit l’accomplissement, principalement pour des raisons morales ou d’opportunité. Freud y voit un mode de défense plus élaboré que le refoulement. Daniel Lagache a proposé d’y voir un processus de dégagement du Moi », à l’œuvre notamment dans la cure analytique. » Pierre Kammerer, par la communication de son jugement sur l’agent de cruauté traumatique à l’analysant, permet à celui-ci d’avoir à se prononcer sur ce qui jusqu’alors n’était qu’une violence réelle qui l’engloutissait le laissant sans possibilité de pensée, sans point de vue sur l’expérience traumatique. Par ce type d’intervention, Pierre Kammerer bâtit des passerelles par lesquelles un processus de subjectivation pourra venir transformer le réel bestial du trauma en réalité psychique.
3 – Vivre est dangereux, c’est la phrase que prononce le personnage du chef-d’œuvre de João Guimarães Rosa, Grandes Sertões, Veredas, remarquablement traduit du brésilien par Maryvonne Lapouge-Pettorelli sous le titre de Diadorim.
4 – Brutalisme est le terme avancé par Pierre Sauvêtre pour caractériser le néo-libéralisme dans une conférence au Groupe d’études sur le néolibéralisme et les alternatives (GENA).

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