Pour l’astrophysicien, l’imagination est indispensable au travail scientifique, à la fois pour se représenter le monde et échafauder de nouvelles théories.
La science, avec sa rigueur, sa rationalité, sa recherche de « vérité » pourrait sembler bien loin de l’imagination, souvent associée au rêve, à l’illusion et la fantaisie. Il n’en est rien, bien au contraire. Roland Lehoucq, astrophysicien au Commissariat à l’énergie atomique à Saclay (Essonne) et président d’Utopiales, un festival international de science-fiction à Nantes (Loire-Atlantique), explique pourquoi les scientifiques ont sans cesse recours à l’imagination.
Diriez-vous, en tant que scientifique, que sciences et imagination s’opposent ?
Absolument pas ! L’imagination est indispensable au scientifique, que ce soit en physique, en chimie, en biologie ou même en mathématiques, qui peuvent pourtant être très abstraites. Nous sommes obligés de faire appel à notre imaginaire pour tout ce qu’on ne peut pas voir et explorer. Il faut imaginer pour comprendre l’univers : personne n’a jamais vu le centre des galaxies lointaines, l’univers dans son ensemble, le cœur du soleil, les molécules ou un électron avec les yeux. Et pourtant nous savons parler de ces objets scientifiquement, ils existent et nous travaillons avec tous les jours.
Nous nous construisons d’une certaine manière des fictions pour représenter ces objets que nos sens ne peuvent pas atteindre mais que nos instruments saisissent et qu’ils traduisent sous forme de colonne de nombres, puis d’équations ou de courbes. Pour nous les approprier intellectuellement, nous devons en imaginer une représentation efficace, pertinente, utile.
De manière générale, l’imagination est incontournable pour nous représenter le monde. Une personne à qui on explique la physique quantique se construira forcément une représentation mentale des atomes, peut-être incomplète, parfois fausse en raison d’une incompréhension, mais elle passera par l’imaginaire. Un scientifique fait pareil, à la seule différence près que sa connaissance et sa compréhension des équations l’aideront à créer une représentation plus « juste ».
L’imagination est-elle aussi indispensable pour faire avancer la science, trouver de nouvelles théories ?
Bien sûr, il faut aussi faire preuve de créativité en sciences. Quand une théorie scientifique n’est plus en adéquation avec certains phénomènes que l’on observe il faut l’amender, voire la remplacer. Les scientifiques doivent être capables d’imaginer de nouvelles idées pour comprendre le monde. C’est ce qu’on a fait par exemple quand on s’est rendu compte que l’uranium émettait des « rayons » jamais observés auparavant : il a fallu imaginer des explications, qui ont conduit à la découverte de la radioactivité.
L’imagination est aussi incontournable pour les expériences que le monde physique ne nous permet pas de faire. Pour comprendre la chute des corps, Galilée a imaginé ce qu’il se passerait s’il laissait tomber deux objets dans le vide, sans pouvoir faire lui-même l’expérience, pour comprendre que la vitesse de la chute ne dépendait pas de la masse des objets.
Plus tard, l’expérience de pensée a aussi été au cœur du travail d’Einstein. C’est en s’imaginant que, s’il tombait, il ne ressentirait plus son poids qu’il a posé la pierre angulaire de sa théorie de la relativité générale, une théorie de la gravitation qui a englobé celle de Newton. Elle ne reposait sur aucune expérimentation lorsqu’il l’a présentée, même si elle était étayée par un raisonnement. Elle a été vérifiée par de multiples expériences ensuite.
Il n’y a finalement pas de différence entre l’art et la science dans l’intensité de l’imaginaire à mobiliser pour créer : les idées les plus folles sont autorisées. La différence se fait dans la façon de les valider. En science, les idées nouvelles doivent être validées par l’expérience ou l’observation, sinon elles sont bonnes à jeter car elles n’expliquent pas le monde.
Il y a donc une part d’imagination dans la science. Cette dernière irrigue aussi les mondes imaginaires des artistes, des écrivains, notamment de science-fiction…
Les artistes peuvent en effet trouver dans la science des choses qu’ils ignoraient et auxquelles ils n’auraient pas pensé, et donc matière à exciter leur imagination. C’est très vrai pour les auteurs de science-fiction, dont les œuvres s’inspirent des sciences et participent, d’une certaine manière, à leur vulgarisation, même si elles peuvent en présenter une version fausse ou déformée pour rendre le récit plus attractif, plus merveilleux.
Les scientifiques peuvent-ils s’inspirer de ces fictions pour avoir de nouvelles idées ?
A ma connaissance, la science-fiction n’a jamais produit une idée qui aurait ouvert un domaine de recherche. Son plus grand intérêt, à mon sens, est d’utiliser l’imagination pour mettre en scène les sciences et les techniques et envisager leurs conséquences sur les humains. C’est une forme d’expérience de pensée sociale : à quoi ressemblerait notre monde si le clonage humain existait et était financièrement accessible, par exemple ? Pour paraphraser l’écrivain américain Robert Heinlein, la science-fiction est la littérature la plus importante et la plus significative car c’est la seule à faire des expériences de pensée à propos de toutes ces possibilités trop dangereuses ou trop risquées mais dont on aimerait tout de même connaître les conséquences si elles devaient exister un jour. Quand la science-fiction crée des dystopies, elle sert de vigie pour la science et la société.
Elle a cependant plusieurs fois mis en scène une idée qui, sans elle, aurait pu passer inaperçue ou être moins étudiée par les scientifiques. C’est le cas par exemple de l’ascenseur spatial : l’idée consiste à accrocher un câble au sol et le tendre jusqu’à 144 000 km d’altitude grâce à la force centrifuge afin de pouvoir y grimper. Ce serait un moyen d’aller beaucoup plus facilement dans l’espace.
Cette chose n’est pas construite, elle ne le sera peut-être jamais en raison de nombreuses difficultés techniques, mais elle est pensable. Elle a d’abord été imaginée par un ingénieur soviétique, Yuri Artsunatov, dans les années 1960 et aurait pu être oubliée si un auteur de science-fiction nommé Arthur C. Clarke ne l’avait pas popularisée à la fin des années 1970 dans un roman intitulé Les Fontaines du paradis. Grâce à cela, un ingénieur américain, Jerome Pearson, s’est emparé de l’idée et y a consacré des travaux. La fiction peut ainsi servir de passeur pour la science.
« Le Monde » organise, dans le cadre du Monde Festival, un débat sur le rôle de l’imagination dans le processus de découverte scientifiqueanimé par le journaliste Nathaniel Herzberg. La conférence aura lieu le samedi 5 octobre de 14 heures à 15 h 30 au théâtre des Bouffes du Nord, à Paris.
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