Créé au XIIe siècle par des communautés de femmes chrétiennes, ce mode d’hébergement collectif est en plein renouveau, porté par des retraités refusant la solitude ou le côté impersonnel des maisons de retraite. Mais les projets se heurtent parfois à des divergences quant à la spiritualité des lieux.
Devant un immeuble en construction, une vingtaine de personnes discutent pendant que d’autres visitent leurs futurs appartements dans le nord de Tours. Parmi elles, quelques femmes célibataires, veuves ou divorcées, et un noyau de cinq amies qui «n’arrivent pas en terre inconnue». L’âge moyen approche 70 ans. Les environs calmes, très bétonnés, comptent de nombreuses structures pour «seniors». Un choix que ces personnes rassemblées ont refusé, parce qu’elles ont préféré vivre en béguinage. Une forme d’habitat semi-communautaire hérité du Moyen Age, qui revient en grâce depuis la fin des années 90.
«C’est toujours ce qu’on dit : le béguinage est le maillon manquant entre vivre seul chez soi et être dans une maison de retraite ou dans une institution médicalisée. Au début, on pensait s’adresser uniquement aux seniors, mais il y a finalement des personnes plus jeunes que ça a intéressées. Alors pourquoi pas ? Elles sont autonomes»,explique la coordinatrice de l’association Vivre en béguinage.
Dans le groupe se distinguent Anne et Philippine, 49 et 21 ans. Anne, comme la mère de Philippine, expliquent avoir été longtemps en recherche d’un logement social adapté. Elles sont toutes les deux touchées par une forme de handicap. Atteinte d’une pathologie évolutive rendant ses déplacements difficiles, Anne a déménagé pour habiter un immeuble plus accessible, avec «toujours quelqu’un de présent». «Ce qui m’a plu ici, c’est le fait de veiller les uns sur les autres, à la fois égoïstement pour moi mais aussi pour mes voisins. Cette bienveillance de la part des futures béguines, je l’ai ressentie tout de suite.»
Tentatives éparses
Comme Anne, nombreux sont les intéressés à se renseigner sur l’origine du terme «béguinage» après avoir pris connaissance de projets de construction. C’est au Moyen Age (lire l’encadré ci-dessous)que le modèle s’est développé pour abriter des communautés de femmes autonomes, rassemblées autour de lieux à l’architecture spécifique. Regroupements d’habitats individuels autour d’espaces collectifs, ils permettent alors à ces communautés de vivre indépendamment de l’autorité de l’Eglise. Aujourd’hui, cette tradition est réadaptée pour développer de nouvelles expériences de vie semi-communautaires en milieu urbain. En Allemagne, 18 «nouveaux béguinages» sont fédérés et recensés par une association née en 2004. Ils se distinguent par leur non-mixité, et leur féminisme revendiqué. En Belgique, deux sont identifiés, à Bruxelles et Louvain-la-Neuve. Ailleurs dans le monde, les tentatives sont éparses, souvent individuelles. En France, il s’agit essentiellement de projets immobiliers gérés par des bailleurs sociaux, destinés à un public retraité.
Vivre en béguinage est le premier dans le pays à avoir tenté l’expérience, en 2014. L’association est aujourd’hui chargée de l’accompagnement du groupe tourangeau, de sa constitution à l’emménagement dans les appartements. «Résidence à taille humaine constituée de logements indépendants associés à des espaces communs partagés, [le béguinage] permet de combiner vie autonome et sécurisation de l’environnement en réunissant des personnes souhaitant intégrer un projet de vie spécifique, social et solidaire», peut-on lire sur son site. Celui de Tours est le cinquième de la lignée, même si le concept a connu plusieurs évolutions depuis le premier, né à Perpignan il y a cinq ans.
Le cloître du béguinage Saint-François à Perpignan, le 9 mai. Photo Sandra Mehl pour Libération
«Je suis travaillé depuis vingt-cinq ans par la question du bien vieillir»,explique Thierry Predignac, cofondateur de Vivre en béguinage. En 2011, il rencontre Yvette et Annie, qui partagent avec lui une même vision, celle de «créer un lieu pour permettre à des chrétiens à la retraite d’approfondir leur foi»,raconte Yvette. «Je lui ai parlé de mon idée de faire renaître le béguinage, qu’il ne connaissait pas à l’époque. Ça l’a intéressé ; il a investi dans un terrain.» Thierry Predignac venait de vendre son entreprise de communication. Avec ses fonds, il rachète en 2012 le cloître Saint-François d’Assise à l’évêché de Perpignan et s’associe à deux experts en immobilier, aujourd’hui cofondateurs de l’association. La résidence de 14 logements ouvre ses portes en 2014. L’homme d’affaires en est le propriétaire, et loue les appartements aux béguins et béguines. C’est le premier «nouveau béguinage» français.
«Laïcisation grandissante»
Le projet connaît un succès médiatique. «En trois mois, j’ai dû recevoir 1 500 appels de gens qui me disaient : "Le béguinage, c’est génial." Avec mes associés, on s’est dit qu’il y avait une vraie attente, qu’on avait besoin de combiner nos talents, complémentaires, pour développer le projet.» Après Perpignan naissent donc les béguinages de Lourdes, Quimper et Mulhouse – des villes où des groupes de personnes intéressées par le mode de vie béguinal étaient déjà constitués. Les cofondateurs ont alors dû trouver un autre mode de financement. «Il n’était pas question de travailler avec des fonds de pension privés qui exigent un niveau de rentabilité élevé. Nos béguinages devaient rester accessibles au plus grand nombre, avec des loyers allant de 380 à 600 euros par mois», détaille Thierry Predignac. Mais faute de pouvoir louer, il a fallu trouver un terrain adapté, faire construire pour ensuite vendre les appartements aux intéressés. Les trois projets aboutissent, mais partiellement : certains ont acheté pour réellement vivre en béguinage ; d’autres ont réalisé une opération de placement immobilier pour un complément retraite et loué leur logement. Les béguinages sont depuis habités par deux types de populations aux intérêts divergents. «On traîne un gros boulet. On va de façon récurrente être confrontés à des bisbilles entre locataires et propriétaires», regrette l’investisseur.
Avec les difficultés liées au choix d’un modèle économique approprié s’est posée la question du projet commun. Donc des éléments que la charte de vie en béguinage devait mettre en avant. Un quotidien de fraternité spirituelle ou laïque ? «Des gens sont partis du béguinage de Perpignan parce qu’ils trouvaient que ce n’était pas assez catho, d’autres parce que c’était trop catho. Aujourd’hui, il nous semble plus logique d’offrir les deux possibilités, mais que ce soit tranché»,conclut-il. Une séparation se fait désormais entre béguinages laïcs et maisons d’alliance, habitats explicitement religieux qui devraient voir le jour fin 2019. Tours devient donc le premier béguinage laïc de l’association, en pleine mutation pour s’attirer les fonds d’épargne salariale de la finance sociale et solidaire. Les logements sont attribués sous conditions de ressources, plafonnées pour des personnes aux revenus limités.
Le jardin du Béguinage de Béthel, à Bruxelles, le 25 février. Photo Sébastien Van Mallaghem pour Libération
«Pas mal de nouveaux béguinages progressent vers une laïcisation grandissante ; le côté chrétien devient plus mince», constate Rita Fenendael, résidente du tout premier béguinage de Belgique, situé à Louvain-la-Neuve. La spécialiste du renouveau béguinal le constate également dans sa communauté, créée il y a vingt-trois ans. «Aujourd’hui, nous avons probablement parmi nous un homme athée.» Puis analyse : «Ce qui est intéressant avec ces nouveaux lieux, c’est qu’ils se cherchent. Thierry Predignac a été parfois critiqué pour avoir voulu associer l’entrepreneurial au spirituel, mais sa séparation entre béguinages laïcs et religieux va dans le bon sens. On ne peut pas lui reprocher de vouloir chercher.»
Il est aussi question de revoir la mouture des schémas de «gouvernance» à Tours. L’équilibre difficile à trouver entre autonomie des résidents et pérennité du lien a orienté l’association vers davantage d’accompagnement. «Nous nous assurons désormais que les personnes sont bien capables de rejoindre ce genre de vie à dimension collective, sont prêtes à gérer les frustrations générées par des frictions entre tempéraments contrariés»,explique Thierry Predignac. Le gardien-veilleur, chargé au quotidien de «mettre de l’huile dans les rouages sur le plan sanitaire, social et technique», est présenté aux futurs entrants au moment de la visite des appartements. Ce dernier suggère : «Ils se sont peut-être rendu compte dans leurs précédents béguinages que les gens, à force de rester seuls chez eux, n’avaient plus de contact. Je serai là comme facilitateur.»
Forme de consumérisme
«La demande est sociale : les seniors, plus nombreux, comme les familles attendent de nouvelles formes d’habitats groupés. Et les acteurs sociaux encouragent de telles initiatives», explique Serge Guérin. Le sociologue a remis en 2016 un rapport à la Caisse nationale d’assurance vieillesse pour étudier les formes d’habitats intermédiaires entre le domicile et l’Ehpad – spectre dans lequel le béguinage vient s’insérer.
Des initiatives comme Vivre en béguinage ou Béguinage & Cie offrent une perspective attrayante pour des personnes retraitées qui souhaitent échapper à l’isolement dans lequel les maintient leur domicile, tout en bénéficiant de l’organisation préalablement définie par la structure à l’origine du projet. «Le béguinage pensé par des structures permet aux résidents et leurs familles de ne pas non plus trop se mobiliser, contrairement à l’habitat coopératif autogéré, plus difficile à faire advenir», compare Serge Guérin.
Le risque étant de sombrer dans une forme de consumérisme de l’offre marchande sans autre intérêt pour l’esprit communautaire. Une critique formulée par de nombreux béguins et béguines affirmés, qui ne voient dans ce type de structure rien de plus que des «maisons de retraite bis». «Pourquoi alors les appeler béguinages ? s’interroge Rita Fenendael. Le problème est que le renouveau béguinal a été très vite associé aux seniors. Il y a en tout cas cette idée que vivre en béguinage, c’est vivre entre seniors avec quelque chose de chrétien.» Et pour une trentaine d’expérimentations de béguinages modernes recensées en Europe, on compte presque autant de façon de le mettre en pratique.
Aux racines du béguinage
Le béguinage de Bruges dans les années 1960. Photo Adrian Ace Williams. Getty Images
Historiquement, le béguinage trouve son origine au Moyen Age. A partir du XIIe siècle fleurissent en Europe des rangées de petites maisons construites à proximité d’églises, souvent réunies autour d’une cour ou d’un jardin. Citadelles intimistes, les béguinages abritaient des communautés de femmes veuves, célibataires ou déshéritées, indépendantes de l’autorité de l’Eglise. Sans prononcer de vœux perpétuels, elles travaillaient, priaient, vivaient en toute autonomie. Une démarche jugée hostile pour le clergé, patriarcal. Soupçonnées d’hérésie, certaines béguines sont parfois persécutées sur le continent. Comme Marguerite Porete, brûlée vive à Paris en 1310. En deux siècles, les béguinages disparaissent progressivement. Ces «villages urbains» survivent cependant en Flandres. Silvana Panciera, auteure du livre les Béguines (2009), écrit : «Les béguines de cette région ont renoncé à un certain radicalisme et accepté de se rapprocher de l’Eglise. Dès lors, leurs communautés fonctionnent comme des paroisses.» La dernière officielle de la lignée est morte à Courtrai (Belgique) en 2013. Treize béguinages flamands sont aujourd’hui classés au patrimoine mondial de l’Unesco.
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