L’universitaire Jean-Fabien Spitz analyse, dans un entretien au « Monde », la manière dont le capitalisme, aujourd’hui sous le feu de la critique, devrait chercher à concilier liberté individuelle et justice sociale.
Entretien. Le capitalisme contemporain est aujourd’hui sous le feu de la critique, comme facteur d’accroissement des inégalités et de destruction des « biens communs ». Comme au début du XIXe siècle, la question de la « justice sociale » est au cœur des débats. Jean-Fabien Spitz, professeur émérite de philosophie politique à l’université Paris-I, auteur d’Abolir le hasard ? Responsabilité individuelle et justice sociale (Vrin, 2008), analyse l’apparente contradiction entre l’exigence de liberté individuelle et l’aspiration à l’égalité qui traverse les sociétés occidentales.
Certains économistes prônent une refonte de la redistribution pour pallier les nouvelles inégalités, d’autres s’inquiètent des limites que cette redistribution apporterait à la liberté individuelle. Peut-on concilier justice et liberté ?
Notre répertoire moral, lorsque nous réfléchissons à la place de l’individu dans l’existence collective, comprend deux séries de normes. Les unes sont des normes « distributives », qui exigent que l’organisation sociale, considérée comme un ensemble de rapports multilatéraux, traite les individus de manière équitable en leur offrant des droits, des perspectives, des chances et des ressources équivalents. Les autres sont des normes « commutatives », qui exigent que nos transactions interpersonnelles bilatérales soient assujetties à des devoirs stricts : ne pas causer de tort à autrui, respecter ses biens, tenir nos engagements.
Le problème est qu’il paraît difficile de répondre conjointement aux exigences de ces deux séries de normes. La justice commutative ne nous demande pas de faire en sorte que chacun ait ce qui lui revient, mais seulement de ne nuire à personne. Elle nous autorise à développer nos projets sans nous soucier des injustices qui affectent les tiers, tout en manifestant nos préférences pour nos proches. Inversement, la justice distributive exige que nous œuvrions positivement à une répartition équitable des avantages sans favoriser certaines personnes et, le cas échéant, en transférant à autrui une part du produit de notre activité.
Le défi qu’a lancé Friedrich Hayek à la possibilité même de la justice distributive doit être pris avec le plus grand sérieux, contrairement à l’attitude trop répandue dans l’antilibéralisme contemporain
Ce dilemme n’est cependant pas insurmontable, car tout abandon des normes multilatérales de la justice distributive aurait pour conséquence de priver les normes bilatérales de la justice commutative de leur validité. Les transactions et réparations de la justice commutative ne sont en effet porteuses de valeurs individualistes fortes et légitimes que si elles prennent place dans une situation distributivement équitable. Par exemple, les contrats ne sont valides que si des règles garantissent que les contractants jouissent de pouvoirs de négociation équivalents ; les transactions portant sur la propriété ne le sont que si la législation qui les régit empêche la formation de monopoles.
C’est la thèse essentielle de la Théorie de la justice (1971), de John Rawls, qui aspire non pas à soumettre directement les actions et transactions individuelles aux exigences de la justice distributive, mais à leur permettre de se développer selon les normes morales de la justice commutative tout en soumettant le contexte institutionnel – ce que Rawls appelle la « structure de base » – aux exigences de l’équité distributive. La liberté individuelle devrait donc se déployer dans un contexte distributivement juste qui, seul, confère une valeur normative aux transactions qui s’y déroulent et à la répartition de richesses qui s’y opère.
Comment la théorie économique, en particulier avec l’économiste autrichien Friedrich Hayek (1899-1992), a-t-elle, en soulignant la contradiction entre justices distributive et commutative, ouvert la voie aux réformes néolibérales de dérégulation ?
La pensée de Friedrich Hayek, heureusement, n’est pas la totalité de la théorie économique, mais le défi qu’il a lancé à la possibilité même de la justice distributive doit être pris avec le plus grand sérieux, contrairement à l’attitude trop répandue dans l’antilibéralisme contemporain. L’« idée-force » de Friedrich Hayek est qu’il est impossible de construire une structure sociale distributive – égalitaire ou non – sans une interférence constante dans les plans et les actions des individus, et qu’un tel projet les transforme inévitablement en agents d’une organisation dont ils ne partagent pas nécessairement les buts. La conséquence est que, pour lui, les valeurs bilatérales de la justice commutative sont les seules dont nous puissions admettre la validité.
Mais Hayek commet ici une erreur logique évidente. Lorsqu’il affirme qu’interférer dans les plans et les actions des individus contredit leur liberté, ce n’est vrai que si ces plans et ces actions se déploient dans un contexte distributivement juste. Mais ce n’est pas le cas s’ils se déploient dans un contexte injuste qui leur permet de porter atteinte au droit égal des tiers de développer leurs propres plans et leurs propres actions dans des conditions conformes au principe de l’égalité de valeur de l’ensemble des individus. Dans un contexte injuste, une telle interférence – par exemple, le salaire minimum ou le droit du travail – accroît au contraire la liberté de ceux qu’elle met à l’abri de contraintes excessives sans détruire aucune liberté douée de valeur puisque, précisément, le fait d’exercer des contraintes excessives sur autrui n’a pas cette qualité.
Les néolibéraux disent revenir aux principes des pères fondateurs du libéralisme, comme Adam Smith (1723-1790), qui, selon eux, affirmaient que la poursuite de l’intérêt individuel conduisait, par le jeu du marché, à un équilibre qui est facteur de richesse – ce qui justifierait la prééminence de la justice commutative sur la justice distributive. Pourtant, vous proposez une autre lecture d’Adam Smith. Quelle est-elle ?
Il existe en effet aujourd’hui une relecture radicale de l’œuvre d’Adam Smith qui insiste sur l’idée que son adhésion au marché repose avant tout sur les conséquences distributives qu’on peut en attendre, et en particulier sur le rôle qu’il peut jouer pour dissoudre les inégalités propres à la société aristocratique de son époque.
Adam Smith ne dit pas que les règles de l’échange marchand doivent être suivies parce que la protection de la propriété et la sainteté des contrats seraient des contraintes qui devraient faire l’objet d’un respect intangible quelles que soient leurs conséquences distributives, mais parce qu’elles ont pour effet de dissoudre les rentes et les monopoles, et d’accroître la rétribution du travail. Adam Smith sait aussi que, au sein d’une économie régie par les principes de la liberté naturelle, les groupes qui occupent des positions stratégiques s’efforcent toujours de recréer des rentes et de capter une part indue du travail social aux dépens des producteurs. Il est même prêt à mettre la puissance publique au service d’un contrôle rigoureux de ces pratiques contraires à l’intérêt commun.
Toute sa réflexion vise d’ailleurs – parce qu’il adhère à une théorie de la « valeur travail » – à faire en sorte que l’activité productive, soit adéquatement rétribuée. L’accroissement de la richesse n’est pour lui un objectif que parce que – comme c’est le cas dans l’Amérique de son temps – une économie en croissance engendre une demande de travail qui détermine à son tour une hausse continue des salaires. Or, écrit-il, « ce n’est que justice que ceux qui nourrissent, habillent et logent l’ensemble du peuple recueillent eux-mêmes une part du produit de leur propre travail qui leur permette de se nourrir, de s’habiller et de se loger de manière décente ». La relecture contemporaine d’Adam Smith montre qu’il poursuit un objectif moral consistant à mettre le fonctionnement de la société en harmonie avec le postulat de la valeur égale de l’ensemble des membres de la société.
Le marché et les normes de la justice commutative sont des instruments au service de cet objectif, mais Adam Smith n’hésite pas à recourir à d’autres moyens lorsque ceux-ci s’avèrent impuissants à l’atteindre. Il adhère par exemple à l’idée d’une éducation publique et gratuite pour tous et, dans La Richesse des nations(1776), après avoir décrit les pratiques financières de banquiers qui émettent crédits et papier-monnaie sans la moindre prudence, il justifie que l’Etat intervienne pour interdire ces activités nuisibles au bien public, même si de telles régulations, dit-il, peuvent « sans aucun doute être considérées comme des violations de la liberté naturelle ».
Loin de réduire l’individualité libérale à la bilatéralité commutative, Adam Smith souligne que cette dernière n’est légitime que lorsqu’elle est inscrite dans un contexte institutionnel qui respecte une norme distributive, à savoir la possibilité pour tous d’accéder à ce qu’il appelle « les bonnes choses de la vie », au nombre desquelles, bien entendu, une existence indépendante et les moyens matériels indispensables pour cela. Adam Smith, tout en admettant que les valeurs distributives sont primordiales, pense que le respect de strictes règles de justice commutative est en mesure de dissoudre les obstacles que la société aristocratique opposait à la réalisation de ces valeurs. Ce qui n’est sans doute plus vrai aujourd’hui parce que, désormais, c’est le jeu même de ces règles commutatives qui y fait obstacle, en raison de l’asymétrie des acteurs et des externalités engendrées par leurs échanges.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire