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Lionel Naccache : «Dans "les Femmes savantes",
la sexualité et la connaissance sont disséquées avec génie»
Dessin Amina Bouajila
Un soir, lors d’une représentation de la pièce de Molière, le neurologue se questionne sur les rapports tendus et clivés entre les deux notions pourtant si proches. Cette interrogation sert de base à son dernier essai, où il développe le concept de névrose cognitivo-sexuelle.
Et si un film, un roman ou un tableau nous aidaient à mieux comprendre un concept, une époque ou un projet de recherche ? Tout l’été, intellectuels et scientifiques partagent leur goût pour une œuvre fictionnelle qu’ils ont analysée sous toutes les coutures.
Neurologue et chercheur en neurosciences cognitives, Lionel Naccache est connu pour ses travaux sur le fonctionnement cérébral de la conscience. Dans son dernier essai, Nous sommes tous des femmes savantes (Odile Jacob), il fait un pas de côté inattendu en s’intéressant aux liens selon lui très forts qu’entretiennent connaissance et sexualité. C’est une réflexion, raconte-t-il en introduction, qui a vu le jour alors qu’il assistait à une représentation de la pièce de Molière les Femmes savantes. Ce qui en fait un candidat idéal pour introduire notre série «Détours par la fiction». Comment un chercheur passe par le théâtre, le roman ou le cinéma pour élaborer un concept, une idée ?
La fiction joue-t-elle un rôle dans vos recherches ?
Dans ma façon de penser, et dans les différents livres que j’ai écrits, il y a beaucoup de références à des auteurs de fiction. Je n’ai pas pour autant une stratégie active d’aller chercher des éléments chez Perec ou Thomas Mann, c’est plutôt l’inverse. C’est en explorant des questions qui ne sont, certes pas étrangères à la fiction, que ces références surgissent. Ça peut arriver lors de mes réflexions sur la conscience, sur l’inconscient, sur la vie en réseau, sur la subjectivité ou la connaissance. En général, quand j’essaie de conceptualiser ces notions, très rapidement, les rapports que j’ai eus avec certaines œuvres de fiction s’invitent spontanément. Et aussi, à l’inverse, la rencontre avec une œuvre de fiction peut engendrer une nouvelle intuition, qui parfois se métamorphose en un essai, comme avec cette pièce de Molière.
Que vous est-il arrivé ce soir d’octobre 2016, lors d’une représentation des Femmes savantes ?
Quand j’ai assisté à cette interprétation de la pièce de Molière, une idée m’est venue à l’esprit dès la première scène qui met aux prises deux sœurs, Henriette et Armande. L’une se réfugie dans la connaissance classique, et l’autre dans la sexualité, avec une sorte de principe de vases non communicants. Comme s’il fallait choisir entre l’un ou l’autre. Molière semblait ainsi mettre en pleine lumière les rapports tendus, et souvent clivés, entre la sexualité et la connaissance - c’est en tout cas ma façon de le percevoir et de l’interpréter. Et si cette idée m’est venue ainsi, c’est qu’avant de voir cette pièce, tout mon itinéraire de réflexion et de recherche autour de la subjectivité avait déjà préparé le terrain.
Au cœur de cette subjectivité, il y a d’ailleurs aussi ce que vous appelez une fiction…
Depuis mon livre le Nouvel Inconscient, j’explore l’idée que cette créature subjective que nous sommes est une créature qui a un système que j’appelle «fiction-interprétation-croyance». Cet acronyme, FIC, renvoie bien sûr à la fiction. Dans le rapport qu’on a au monde, même dans des choses triviales, quand on discute entre nous par exemple, le rapport immédiat et premier de l’individu avec le monde et avec lui-même, ce n’est pas une description objective, c’est d’emblée une interprétation. Nous ne passons pas d’une étape de description objective à celle d’une interprétation subjective : nous accédons d’emblée à des interprétations auxquelles nous accordons un certain crédit, que ce soit un visage en face de nous ou un tableau dans un musée.
Pour moi, une fiction - et c’est un point sans doute très important à clarifier - ne se définit pas par rapport à son statut de vérité. Son essence, c’est de faire sens pour le sujet. Certaines fictions sont très bien contraintes par le réel objectif quand d’autres sont complètement loufoques, notamment celles qui sont délirantes. L’étape importante, c’est de comprendre que même quand vos fictions, ou les miennes, sont bien contraintes par le réel, elles n’en demeurent pas moins un matériau fictionnel, c’est-à-dire quelque chose dont la finalité est de faire sens : de la perception d’une bouteille d’eau à la conception de votre propre identité, nous sommes aux prises avec nos FIC.
Dans votre livre, c’est donc votre fiction à vous qui rencontre celle de Molière ?
On peut tout à fait dire ça. Ma fiction oui, au sens que je viens d’énoncer, ce qui n’interdit en rien de la placer dans un cadre de construction rationnelle ! D’ailleurs, l’un des charmes puissants de la science consiste précisément, comme dans cet exercice de lecture, à décider de contraindre notre imagination et notre créativité éminemment subjectives, par des principes théoriques et par des résultats empiriques. On fait ainsi coexister ici le feu de la subjectivité avec la glace de l’objectivité.
Dans les sciences, on parle souvent de scénarios. Le scénario de la création de l’univers, par exemple. La science est-elle aussi une production fictionnelle ?
Dit comme cela, cela induit une forme de relativisme. Ce qui n’est pas le cas. Prenons l’ADN, qui est un objet biologique objectif. En amont de sa découverte, des prouesses de subjectivité ont été nécessaires. Et en aval de sa découverte, d’irrépressibles interprétations de sa fonction sont proposées et sans cesse révisées. Bref, ces scénarios subjectifs encadrent temporellement les créations et les découvertes scientifiques. Cette place de la subjectivité en science est immense. Le rêve, la rêverie éveillée, l’imaginaire sont au rendez-vous. En mathématiques, quand Bombelli et Cardan inventent les racines carrées de nombres négatifs, ils inventent ce que l’on appelle depuis des nombres imaginaires ! C’est très poétique, au sens originaire de création (poièsis). Ne jamais oublier que même dans les disciplines extrêmement froides, votre machine subjective est en marche. L’être humain ne peut s’empêcher de concevoir des scénarios.
Certains fonctionnent mieux que d’autres. Pourquoi les œuvres de Molière sont-elles universelles ?
Certaines idées vont peut-être faire davantage sens à travers l’espace et le temps parce qu’elles visent une propriété essentielle de notre espèce humaine. Dans les Femmes savantes, par exemple, la sexualité et la connaissance sont omniprésentes et disséquées avec génie par Molière. Or la sexualité et la connaissance correspondent sans doute aux deux principales catégories d’expérience que nous pouvons vivre. Elles qui sont si souvent clivées l’une de l’autre sont en réalité étonnamment proches. De multiples traditions, philosophies et mythologies ont exploré cette proximité. Par exemple, lorsque le Livre de la Genèse dans la Torah décrit la première relation sexuelle de l’humanité, celle qui unit Adam à Eve, le verbe hébreu employé est ladaat, qui signifie «connaître». La sexualité y est donc présentée comme une modalité de la connaissance. Concernant la connaissance, j’avais théorisé dans un ouvrage précédent (Perdons-nous connaissance ?) l’expérience de la connaissance par la formule XYX’ : notre système subjectif X entre en collision avec une information extérieure Y qui va produire une transformation plus ou moins radicale de X. X devient X’. Tel serait l’enjeu de la connaissance : la possibilité de transformer notre subjectivité et nos FIC.
Comment rapprocher les deux expériences, celle du sexe et celle du savoir ?
Si on applique cette formule XYX’ à la sexualité, on peut prendre conscience de cette grande proximité entre elle et la connaissance. De la rencontre avec un partenaire sexuel (Y) va pouvoir, ou pas, survenir une transformation de soi (X en X’), de son identité à soi-même, de son rapport à l’autre. La structure commune à ces deux expériences me semble s’enraciner dans la triple notion de pénétration (pénétration de son intimité, de son système FIC), de transformation de soi, et de relation intersubjective. La connaissance et la sexualité ne sont pas des expériences solitaires. Considérons par exemple la pénétration. Dans le champ de la connaissance, on le conçoit aisément, il s’agit de laisser pénétrer une information extérieure dans notre système subjectif. En matière de sexualité, la pénétration ne viserait pas tant l’acte de pénétration sexuelle que l’interpénétration de deux intimités subjectives. Autrement dit, la pénétration concerne ici tant les hommes que les femmes. Accepter de laisser son intimité être pénétrée par celle d’autrui. Ce qui ne va pas de soi !
Quand Molière aborde ces deux thèmes, non seulement cette proximité saute aux yeux, mais on prend également conscience du clivage puissant qui nous conduit, très souvent, à séparer, voire cloisonner la sexualité et la connaissance l’une de l’autre. Un clivage fort étrange.
Pourquoi ce sentiment d’étrangeté ?
Notamment parce que nous avons tendance à oublier que sexualité et connaissance ont en commun d’être deux composantes essentielles de notre subjectivité. Mais cette subjectivité n’est vivante que dans le mouvement, c’est bien son problème. Dès qu’elle est figée, elle n’est plus. Mais le mouvement, c’est la remise en cause perpétuelle. La peur de ne plus être vraiment le même. La peur de l’inconnu. Une menace. Cette perte de contact entre connaissance et sexualité commence à la fin du XVIIe siècle. Les salons français d’alors, souvent tenus par des femmes d’ailleurs, ont porté cette idée de libéraliser l’accès à la connaissance et à la sexualité. Il faut alors se battre pour donner le libre accès à Y, apprendre aux gens à lire, écrire, accéder à la connaissance. Se battre contre les censures, les idéologies. Ce qui est en jeu, c’est l’accès aux informations et aussi au corps. Mais dès lors que vous démultipliez l’accès, se met en place une nouvelle forme de résistance aux transformations de soi. Plutôt que d’interdire l’accès aux Y, on se construit une armure intérieure qui protège le X de tout risque (ou plutôt de toute chance) de transformations. Tant en matière de sexualité que de connaissance, la névrose moderne consisterait donc à démultiplier l’accès tout en verrouillant la transformation.
Vous dites que nous sommes tous, quel que soit notre sexe, des femmes savantes. Pourquoi ?
Ce que j’appelle une femme savante, qui n’est pas seulement une femme, donc, c’est un individu qui ne renonce pas à démultiplier ses accès à la connaissance, mais qui ferme, par avance, les transformations, les mutations subjectives. Cette idée, je l’ai eue en travaillant la pièce de Molière. Le dramaturge y élabore dix stéréotypes qui sont autant de réactions types au savoir et à la sexualité. Dix variations de ce que j’appelle la névrose cognitivo-sexuelle : ne pas renoncer à l’accès aux Y mais verrouiller la transformation subjective qui pourrait en résulter. C’est ce que j’ai appelé le complexe des femmes savantes. Un complexe psychologique très actuel qui emprunte autant à la fiction (celle de Molière en l’occurrence) qu’à mes recherches scientifiques, et à mes propres fictions. Il offre en cela une forme de réponse à votre question de départ : La fiction joue-t-elle un rôle dans mes recherches ? Oui. Triplement oui !
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