En prétendant abolir la notion même de « tiers de confiance », la technologie érige une « lex cryptographica » susceptible de renverser le cadre idéologique de nos institutions politiques et juridiques, prévient Katrin Becker, chercheuse en droit, dans une tribune au « Monde ».
Publié le 3 mai 2019
Tribune. La blockchain est-elle en train de renverser la société tout entière ? Si on observe le nombre de domaines financiers, gouvernementaux, entrepreneuriaux, etc., qui s’efforcent de mettre en place cette technologie, cette impression se renforce. Il est donc plus que temps d’ouvrir le débat public sur son utilisation et ses implications.
La blockchain est un registre public, décentralisé, numérisé qui abolit la nécessité d’un intermédiaire vérifiant les informations préalablement à leur enregistrement ou veillant à l’exécution d’une transaction. Grâce à un processus de validation consensuel, transparent et infalsifiable, elle permet de stocker des données (cryptographiées) de manière immuable et sécurisée. A l’aide des smart contracts – petits programmes informatiques opérant selon la logique du « if-then » (« si, alors ») –, elle rend l’exécution des transactions automatique et incorruptible.
« Supprimer les intermédiaires »
La cryptomonnaie de la blockchain concernée étant également intégrée dans le code, le transfert d’un montant (ou bien l’enregistrement d’une information) – en tant qu’élément « if » – peut déclencher, de manière automatisée et en temps réel, une opération préalablement programmée en tant qu’élément « then ». Par exemple, lors de la réception d’un montant en cryptomonnaie, la porte intelligente de l’appartement loué s’ouvre, ou la propriété d’un bien numérisable est transférée à l’acheteur. Ainsi, cette « technologie peut véhiculer de la confiancesans qu’un tiers, généralement une autorité ou une institution (une banque, une poste, un Etat, une commune, etc.) ne soit impliqué. […] La blockchain contient donc le pouvoir théorique de supprimer les intermédiaires et les tiers de confiance »(Rapport d’information n° 1501, Assemblée nationale).
Dans ces conditions, la blockchain pose la question du tiers, élément central du fonctionnement de la culture. Il faut un « grand tiers » (Dieu, l’Etat, le Peuple…),représentant l’imaginaire collectif et le sens commun d’une société, pour servir de référence crédible et partagée. C’est au nom de ce tiers qu’une société et ses membres construisent leur identité, que le système juridique et institutionnel s’établit en tant que système de confiance, fixant les valeurs communes qui permettent l’échange entre ses membres. Or, la blockchain promet de se débarrasser de telles structures : la seule entité dont on aurait besoin serait le code source de la blockchain…
Pour être légitime, tout système institutionnel et juridique a besoin d’être reconnu par ses sujets.
L’avantage recherché par ses fondateurs est de libérer le sujet des griffes de grandes entreprises avides de données (les GAFA), des systèmes bancaires ou des Etats corrompus. En cela, la technologie blockchain s’intègre à l’idéologie de la « révolution numérique » et à sa conception d’une société sans hétéronomie, programmable et gouvernée par les nombres. Cependant, elle va encore plus loin : en concevant le code blockchain comme machine de « vérité qui est plus fiable que toute vérité que nous ayons jamais vue » (The Truth Machine - The Blockchain and the Future of Everything, Michael Casey et Paul Vigna, St Martin’s Press, 2018), elle crée un tout nouveau système de représentation.
Campagne d’information
Pour être légitime, tout système institutionnel et juridique a besoin d’être reconnu par ses sujets. L’enthousiasme avec lequel cette technologie est reçue, avec sa promesse de fonctions juridiques automatisées et programmables au cas par cas, de services gouvernementaux personnalisables ou de « démocratie peer-to-peer » témoigne d’une vision de la vie individuelle et en société qui risque de saper cette reconnaissance. Et la diffusion croissante de la blockchain donne à cette vision une nouvelle légitimité et une large amplitude.
Du fait de sa dimension juridico-culturelle, la blockchain pourrait avoir des implications profondes sur le fonctionnement et la validité du système institutionnel actuel. Il semble donc opportun d’ouvrir un débat approfondi qui aille au-delà d’une discussion des options de réglementation juridique, de l’exploration de nouveaux champs d’applications ou bien de son impact sur le comportement des consommateurs.
La diffusion de cette « technologie de confiance sans confiance » nécessite davantage de méfiance.
Ce débat devrait commencer par une campagne d’information générale sur cette nouvelle technologie qui, censée bousculer les structures sociales, semble toujours méconnue par une grande partie du public. De surcroît, il faudrait des analyses approfondies des risques structurels d’abus de positions dominantes, du côté des acteurs qui travaillent sur sa mise en œuvre. Chaque application de ce code qui assure l’immuabilité et la traçabilité des transactions, qui garantit leur exécution automatique et qui saura bientôt piloter un nombre croissant d’objets intelligents (voitures connectées, serrures intelligentes, drones), risque en effet de conférer un pouvoir accru à ceux qui savent s’en servir – surtout dans le contexte des blockchains privées, opérant sous contrôle d’une entité centrale.
Mais il s’agit surtout de faire prendre conscience de son impact sur le fondement de notre société : qu’en sera-t-il des principes fondamentaux du système juridique face à l’introduction d’un droit programmé et automatisé (une « lex cryptographica » !) qui abolit, se félicite-t-on, l’ambiguïté contractuelle et la nécessité de l’interprétation – et ainsi la marge qui permet de compenser les injustices imprévisibles ? Comment le système étatique peut-il garantir sa validité, tout en promouvant une technologie qui proclame la caducité de ses propres institutions ? Au vu de telles questions, la diffusion de cette « technologie de confiance sans confiance » nécessite davantage de méfiance, et surtout l’accompagnement d’un regard critique philosophique, anthropologique et sociologique.
Katrin Becker est chercheuse postdoctorale en droit et culture à l’université du Luxembourg. Elle est actuellement résidente à l’Institut d’études avancées de Nantes.
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