Fouzy Mathey Kikadidi, cofondatrice d’un collectif d’aide aux jeunes sortant de foyers et familles d’accueil, à Paris le 18 avril.Photo Marguerite Bornhauser pour Libération
Alors qu’une proposition de loi sur l’Aide sociale à l’enfance doit être débattue lundi, Fouzy Mathey Kikadidi, ballottée de foyers en familles d’accueil pendant dix-huit ans, alerte sur l’urgence de mieux protéger les 300 000 jeunes concernés.
De l’année 1991, Fouzy Mathey Kikadidi n’a aucun souvenir. Ni de la tentative d’empoisonnement par sa tante, ni de son long séjour à l’hôpital, ni même de la visite des services sociaux. Tout ce qu’elle sait, c’est que sa mère n’est jamais venue la récupérer. Elle avait 3 ans. «Nous venions d’arriver du Congo-Brazzaville, ma mère, mes deux frères et moi. Mon grand-père et ma tante nous hébergeaient mais les choses ont très vite dégénéré. Il y avait de la folie dans cet appartement.» A la sortie de son hospitalisation, la fillette est placée dans un foyer du Val-de-Marne avec ses deux frères. Le début d’un parcours de vie tumultueux : enfant de l’Aide sociale à l’enfance (ASE) durant dix-huit ans, la jeune fille connaîtra la séparation imposée à sa fratrie dès 1993, puis deux familles d’accueil, quatre déménagements, neuf établissements scolaires.
Aujourd’hui, Fouzy Mathey Kikadidi a 30 ans. Elle s’est installée dans le XIVe arrondissement de Paris. Cofondatrice de Repairs ! 94, un réseau d’entraide aux jeunes sortant de foyers et de familles d’accueil, elle vient de présider un groupe de travail gouvernemental sur la question de l’ASE. Un engagement loin d’être anecdotique : si le secrétaire d’Etat à la Protection de l’enfance, Adrien Taquet, annonce vouloir lancer une refonte du système avant le début de l’été, la militante a «conscience que le milieu associatif ne devra rien lâcher s’il veut obtenir de réelles améliorations».
Entre expériences personnelles et revendications politiques, Fouzy Mathey Kikadidi alerte dans Libération sur l’urgence de «changer le destin des 300 000 enfants placés de la République».
Vous êtes cofondatrice d’une association qui vient en aide aux majeurs démunis à leur sortie de l’ASE. Comment s’est déroulé votre propre passage vers l’âge adulte ?
Je me suis retrouvée à la rue à l’âge de 22 ans. Mon «contrat jeune majeur» venait de s’achever [ce contrat accordé difficilement par les départements permet à l’ASE de prolonger l’accompagnement d’un adolescent jusqu’à ses 21 ans, ndlr].Je n’avais plus de logement, pas de quoi payer la fin de mes études, je n’avais rien. Je me souviens de mon premier appel au 115, il était 3 heures du matin, rue de Rochechouart à Paris. Je suis restée plusieurs jours comme ça, sans toit, avant que ma cousine accepte de m’héberger. Ça a duré un temps, puis j’ai fini par retourner vivre chez ma mère par manque de solutions. On a vécu dans un 9 mètres carrés à deux pendant quatre mois. Je n’ai pas supporté. J’ai fait une tentative de suicide, on m’a envoyée en hôpital psychiatrique. Je m’estime pourtant chanceuse d’avoir échappé à la rue le jour de mes 18 ans… C’est malheureusement le sort de beaucoup de jeunes lorsqu’ils viennent de quitter le dispositif de protection de l’enfance : un jeune sans-abri sur quatre sort de foyer ou de famille d’accueil.
Depuis cet été, la députée LREM Brigitte Bourguignon travaille sur une proposition de loi pour lutter contre ces «sorties sèches» de l’ASE. Elle sera débattue à l’Assemblée lundi. Qu’en pensez-vous ?
Je la soutiens avec conviction. Brigitte Bourguignon est la première politique à poser le principe du caractère obligatoire des contrats jeunes majeurs. Actuellement, certains départements autorisent ou non ces contrats selon leur bon vouloir. C’est souvent au détriment des jeunes un peu paumés, pas franchement sûrs d’eux, qui se présentent devant l’inspecteur avec un projet d’avenir légèrement bancal. Mais qui est vraiment sûr de lui à 18 ans ? La coercition est nécessaire pour combler cette injustice. Toutes les associations en sont persuadées et viennent de créer le collectif Cause majeur pour dire stop à ces inégalités selon les départements.
Selon vous, quelle est la position du gouvernement à ce sujet ?
Pour le moment, Adrien Taquet semble vouloir intégrer la question des sorties sèches dans le plan de lutte contre la pauvreté. C’est dans cette optique qu’il a demandé aux associations d’élaborer un «référentiel d’accompagnement pour les sorties de l’aide sociale à l’enfance» destiné aux collectivités. J’ai participé à ce projet début 2019 mais je suis très déçue du résultat. Car le gouvernement a décidé qu’il n’imposerait pas ce référentiel aux départements. Il préfère miser sur leur bonne volonté.
De plus, ce dispositif ne sera financé qu’à hauteur de 12 millions d’euros annuels, alors qu’il faudrait 300 millions pour que cela fonctionne correctement. Difficile donc de savoir si l’exécutif soutiendra une proposition de loi beaucoup plus ambitieuse que sa propre politique en la matière…
On vous a séparée de votre mère à l’âge de 3 ans. Placement abusif ou seule solution envisageable ?
Je pense que j’aurais pu rester avec ma mère si l’Etat l’avait aidée à quitter l’environnement toxique dans lequel elle vivait. Elle avait trois enfants à charge. Sans un sou en poche, c’était impossible de s’extirper du clan familial sans le soutien des institutions. Le gouvernement doit prendre en compte ces familles monoparentales et mettre en place un système d’aides renforcé, qu’il s’agisse de moyens financiers ou d’un soutien appuyé à la parentalité. Epauler une mère célibataire, c’est prendre le problème à la racine et peut-être éviter une destinée tragique pour toute la famille.
Votre parcours au sein de l’Aide sociale à l’enfance est marqué au fer rouge de ruptures à répétition. Quelles sont vos pistes pour garantir une meilleure stabilité aux enfants placés ?
Maintenir l’unité des fratries doit être une priorité. Les ballottages de foyers en familles d’accueil représentent généralement une succession de chocs affectifs. Il est nécessaire que l’enfant reste entouré des siens. Les institutions devraient largement s’inspirer du fonctionnement de l’association SOS village d’enfants : les frères et sœurs grandissent ensemble sous le même toit et c’est à la «mère SOS» de venir s’installer chez eux. Tout ce qui peut apporter de la stabilité affective est fondamental. C’est aussi pour cette raison que les éducateurs et les référents ASE doivent impérativement rester les mêmes à travers le temps.
Vous vous êtes rendue des dizaines de fois chez le juge pour enfants. Comment décririez-vous ces tête-à-tête ?
Comme des expériences traumatisantes. J’ai souvent fait des cauchemars la veille. Le bâtiment du tribunal pour enfants de Créteil me traumatisait, trop gros, trop gris, trop impressionnant. Cela peut sembler futile, mais je pense qu’il est primordial de repenser l’environnement judiciaire dans lequel on accueille les jeunes. En Ecosse, les juges s’installent dans des maisons, avec des bureaux colorés, des sofas, des jouets… Cela rend les auditions beaucoup moins impressionnantes.
Moi, je me suis retrouvée pendant des années dans le même bureau sinistre, avec la boule au ventre à chaque fois que le juge me demandait si je voulais retourner à la maison. Que dire dans ces moments ? Qu’on n’a pas forcément envie de retrouver sa chambre ? Je me souviens de mon père qui attendait dans la pièce juste à côté, espérant me récupérer… C’était un déchirement.
Bien sûr qu’il faut demander l’avis des enfants, mais cela doit être fait sans qu’ils ne se sentent exposés. Nous devrions d’urgence repenser le cadre des interactions familiales lors des auditions.
Quels souvenirs gardez-vous de l’école ?
Je me rappelle qu’à chaque rentrée scolaire dans un nouvel établissement, j’essayais de cacher que j’étais en famille d’accueil. C’est le genre de mensonges sur lequel tu perds très vite le contrôle, généralement dès la première réunion parents-profs. Ou même avant parfois. Il suffit d’une «fiche» de rentrée qui demande la profession de tes parents pour se sentir piégé, d’une sortie scolaire pour que ton professeur te demande pourquoi les papiers d’autorisation parentale ne sont pas signés. Moralement, c’est destructeur, parce qu’il faut se raconter une fois de plus. Mais ce n’est pas le job d’un enfant !
Les établissements scolaires et les services territoriaux de la protection de l’enfance doivent réfléchir à un système d’organisation pour se transmettre les informations sur les élèves. Cela éviterait aux enseignants de formuler des questions déplacées et de nous griller auprès de toute la classe… Aujourd’hui, l’école rappelle aux enfants de l’ASE qu’ils n’ont personne.
L’une des priorités du futur «pacte pour l’enfance» concernera la lutte contre les maltraitances au sein des institutions. Que suggérez-vous ?
Premièrement, il faut sanctionner les services d’ASE qui laissent des gosses de 15 ans livrés à eux-mêmes dans des chambres d’hôtels, faute de place en foyers. C’est inacceptable. Deuxièmement, il faut mettre en place des inspections régulières, surprises et externalisées, dans tous les établissements et les familles d’accueil du pays. Et il est grand temps de s’y atteler ! La qualité du recrutement et du suivi des professionnels de l’ASE est désastreuse. Alors que les violences faites aux enfants placés sont innombrables. Je connais peut-être une seule personne dans mon entourage qui n’a pas été abusée sexuellement lors de son parcours. Sans compter les autres violences physiques, les sévices psychologiques, les négligences… Mon frère aîné a passé deux ans dans une famille d’accueil qui le maltraitait parce qu’il était noir. Deux années avant que les inspecteurs saisissent l’ampleur de la catastrophe. Ils n’avaient rien vu. Forcément, ils annonçaient toujours leur visite en amont.
Vous revendiquez également l’idée de recentrer le métier de famille d’accueil autour de la notion d’affection et non de rémunération…
L’accueil familial est un type de placement à valoriser et à défendre mais il faut que ce soit une vocation. En France, l’assistant familial a un statut de salarié, rétribué sur la base du smic, en fonction du nombre d’enfants accueillis et de la durée de leur présence… Je pense qu’il faut qu’on arrive à valoriser des personnes qui ont déjà un travail mais qui aimeraient aussi se constituer famille d’accueil. Cela permettrait de diversifier le profil des assistants familiaux et de renforcer la place de l’affectif au détriment de la seule dimension financière. Dans ma seconde famille d’accueil, j’ai toujours eu cette sensation d’être «juste le travail» d’un couple. Je me souviens de cette compétition de gymnastique à laquelle je voulais participer : ça se déroulait dans une ville trop lointaine pour que mes parents d’accueil puissent être intégralement remboursés par l’ASE des frais de transport… Alors ils ont décidé de ne pas m’y emmener. Un enfant doit être élevé par amour, sinon il grandit avec un trou dans le cœur. La seule notion de protection ne suffit pas.
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