Le grand cinéaste chinois Wang Bing a suivi la lente agonie, chez elle et entourée de ses proches, d’une sexagénaire atteinte d’Alzheimer. Un documentaire déchirant qui entend s’approcher au plus près de l’instant fatidique.
Après plusieurs mois passés à l’hôpital, Fang Xiuying a été renvoyée dans sa famille pour y mourir. Photo Les Acacias
Octobre 2015, à Maihui, dans la province du Zhejiang, dans le sud-est de la Chine. Une femme se tient face à la caméra d’un grand cinéaste. Elle s’appelle Fang Xiuying. Elle a 68 ans, l’air poupin, des vêtements élégants, elle porte bien. Son regard pourtant exprime une inquiétude qui diffère de celle qu’on décèle sur le visage des quidams filmés pour la première fois et spontanément intimidés - on est tous comme ça- par l’œil de la caméra. Elle fuit cette dernière, se retourne, fixe la porte sombre derrière elle. Puis on la voit s’avancer en extérieur, au bord de l’eau, qui se parle doucement à elle-même, l’air confus. Cette séquence d’introduction, très courte, est un témoignage de celle qu’elle était avant de l’oublier tout à fait, avant qu’un Alzheimer la précipite pour de bon dans la démence. En juin 2016, quand débute le nouveau documentaire de Wang Bing (en attendant la sortie en octobre des Ames mortes, film-fleuve de huit heures sur les camps de rééducation chinois, présenté hors compétition en mai à Cannes), Mme Fang n’est plus la même. Visage émacié, dents qui fuient en avant, on la reconnaît à peine. On distingue son crâne plus que son visage, et on comprend qu’elle est mourante. On devine aussi que ce film - étonnamment court pour l’auteur de la fresque A l’ouest des rails (quatre-vingt-six minutes, presque un court métrage pour lui - envisage de faire de l’évanouissement de cette femme son insensé sujet, bien plus que la réalité sociale dans laquelle elle survient.
Gestes indéchiffrables
Ainsi va la mort de Fang Xiuying, qui souffre sans doute, mais on ne le saura jamais, de rester couchée, de ne plus pouvoir parler. Elle a des escarres, qui racontent en creux les longs mois de dérive que le film ne nous montre pas - ceux passés à l’hôpital qui ont suivi le préambule, avant qu’on la renvoie chez elle, pour s’évanouir entourée des siens. Les siens, justement, sont ceux qu’on entend, puisqu’elle a perdu la capacité à s’exprimer. Ils parlent à sa place de ses douleurs, de ses habits mortuaires, de l’endroit où on l’enterrera «si le feng shui est bon». Ils sont la vie qui continue autour, jusqu’à douze ou treize adultes bien portants, amis, famille proche, voisins, qui bruissent dans l’appartement modeste où Fang Xiuying va bientôt cesser d’exister. Ils parlent, conjecturent sur son cas, boivent, pêchent, s’engueulent sur l’absence des petits enfants («On meurt mieux entouré !»), disent que ça va. Mais on l’a vue avant, on la voit maintenant dans un coin de l’écran, et on sait que ça ne va pas. Que ça ne va plus, que ça n’ira plus jamais.
A partir de là, Wang Bing ne s’intéresse plus qu’à une chose, au seuil, et aux deux mondes qu’il sépare, l’endroit où l’on est et le néant où l’on n’est plus, qui se tiendront toujours distincts, inconnus l’un à l’autre, pour l’éternité. Le gouffre est infranchissable, en tout cas, entre ceux qui attendent et celle qui est en train de partir. «Si vous la voyez bouger, vous pouvez être rassurés», dit l’un de ses fils. Rassuré, mais de quoi ? aimerait-on lui demander, de notre côté de l’écran. De sa propre survie et continuité ici, soit tout et presque rien. Quand Mme Fang sera complètement inerte, elle sera un miroir du pire, un trou noir. En attendant, sa mort en cours est triviale, parce qu’on s’agite et s’écharpe autour, parce qu’elle s’affiche «vivante» avec un pouls qu’on peut tâter et des gestes, même s’ils sont impossibles à déchiffrer : une main qui s’approche du cuir chevelu, hésitante, avant d’abdiquer quelque chose, une autre qui se tend comme une supplique, ou en tâtonnant, que Zhen Xiaoying, fille aimante - on la verra pleurer, quelquefois - attrape et enserre par affection ou folie douce, parce que derrière le visage d’une mère, il est trop douloureux d’admettre qu’il n’y a plus rien de celle qu’on a aimée.
Tant qu’on lui parle, qu’on peut la redresser, et qu’elle ne répond pas, Fang Xiuying est donc vivante pour quelqu’un. Mais déjà plus tout à fait pour Wang Bing, qui filme l’espace impensable entre le monde des vivants et celui au-delà, dans lequel il engouffre notre regard. C’est la plus vieille histoire du monde, son plus vieux mystère. Poe a écrit dessus de la plus audacieuse des manières en 1845 dans la Vérité sur le cas de M. Valdemar, nouvelle dans laquelle un mourant sous hypnose parle - ou ne parle pas - depuis l’au-delà. Proust également, dans le Côté de Guermantes, où le narrateur contait en long et en large l’évanouissement de sa grand-mère en des mots vertigineux et bouleversants dont beaucoup siéraient aux images qu’on voit ici, tels ces plans incommensurables où Mme Fang porte son regard vers un ailleurs invisible, droit devant ou autour de son monde réduit à ras de couette ornés de motifs hideux (des crayons de toutes les couleurs), qui existe ou n’existe pas. Ses enfants ont beau discuter de la «vivacité» dans son regard, dont la lueur augmenterait ou diminuerait selon l’étape où elle se situe dans son voyage, on sait qu’on ne saura jamais ce qu’elle y voit ou pas.
Intense solitude
«Personne ne peut plus rien», alors Wang Bing, qui est un cinéaste excessivement curieux, se faufile pour filmer l’infilmable à travers ses yeux, et la regarde regarder, en des plans fixes dont les durées prennent une valeur toute particulière puisque chaque seconde qui passe repose la question : l’instant fatidique va-t-il arriver devant nous, pour de bon, pour de vrai ? A cet endroit, le film est, fatalement, difficilement soutenable. Pendu au visage de la mourante, ils rappellent que la mort, «ça peut être très rapide ou très lent»,et le paradoxe de l’espoir, qui prolonge la vie, mais aussi l’agonie. On respire pendant les plans de coupe, tels ceux des proches qui fument à l’embrasure de la porte, leur propre regard embué d’interrogations. Wang Bing cherche-t-il, en filmant les occupations presque burlesques autour du corps, à nous souligner l’intense solitude de la femme à l’heure où elle commence à glisser vers la mort ? Il est vrai que la vie qu’il filme dans l’appartement ou au dehors, dans le village battu par la pluie, paraît terriblement triviale en comparaison, telle cette pêche au poisson à tête de serpent dans les roseaux qui finit en engueulade sur le bitume autour de sa préparation. Mais nullement moral dans son regard oblique, il nous rappelle qu’il faut un vestibule et un perron pour faire un seuil. Que chacun de nos gestes, chacune de nos paroles proférées à proximité de cette béance joue la plus cruciale des tragédies, dans laquelle il est écrit que nous avons déjà disparu. Qu’une fois l’impossible survenu, la seule manière de le montrer est d’exposer son contrechamp, où la vie continue et les proches ont déjà commencé à pleurer.
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