Grâce à la détermination d’un maire nationaliste, l’île de Beauté a accueilli il y a deux ans une famille de réfugiés syriens. Une intégration réussie qui, ajoutée à la proposition d’accueillir les migrants de l’« Aquarius », fait échec aux préjugés.
M le magazine du Monde | | Par Antoine Albertini (Bastia, correspondant)
C'est une histoire à fronts renversés comme la Corse sait en produire. Une histoire inattendue où personne ne semble décidé à occuper la place que lui assignent des clichés rebattus, ni un maire nationaliste qui s’est battu de longs mois pour accueillir des réfugiés syriens dans son village, ni un préfet optimiste en butte à sa propre administration, ni une famille d’exilés mise en garde dans un camp de réfugiés au Liban : « Si tu vas en France, Izzat, ils vont arracher le voile de ta femme. » Mais, depuis ce 1er avril 2016 qui a vu les Al-Rahmoun débarquer avec leurs trois filles et leur fils à Belgodère – littéralement « beau plaisir » –, un village de Balagne perché entre mer et montagne au nord de l’île, personne n’a touché au voile d’Amina, son mari est devenu employé communal à tout faire et Ilat, leur fille aînée de « 8 ans et demi, bientôt 9 », parle couramment français.
Une main tendue aux 629 migrants à la dérive
« Les Corses ont un fond de discours radical envers les étrangers mais va comprendre : dès qu’ils les rencontrent, la plupart du temps, c’est comme si tout s’effaçait », professe Lionel Mortini, le maire nationaliste de Belgodère, âgé de 49 ans, excédé par les réactions de certains militants aux « Tweet de Gilles et Jean-Guy ». La semaine dernière, Jean-Guy Talamoni et Gilles Simeoni, respectivement présidents de l’Assemblée de Corse et du conseil exécutif, le mini-gouvernement de l’île, ont proposé d’accueillir dans un port insulaire l’Aquarius, le navire de l’ONG SOS Méditerranée. Refoulé par les autorités italiennes, le bâtiment, chargé de 629 migrants, a finalement pu accoster à Valence, en Espagne, après avoir frôlé les rives corses. « Le geste des deux présidents est peut-être le plus fort qu’ils aient accompli jusqu’à présent. Mais certains voudraient plutôt qu’on s’occupe de la précarité sur place, comme si la solidarité devait se diviser », ajoute Mortini en levant les yeux au ciel.
« OUI, IL Y A EU DES RÉACTIONS NÉGATIVES. (…) TANT QUE J’AI LA MAJORITÉ, ON NE VA PAS ME DICTER CE QUE J’AI À FAIRE CHEZ MOI, NI L’ETAT NI PERSONNE. »LIONEL MORTINI, LE MAIRE DE BELGODÈRE QUI A ACCUEILLI LES SYRIENS
En l’espace de quelques années, ce costaud au crâne rasé est devenu une figure marquante de la politique insulaire, connu – et parfois détesté – pour son franc-parler. Pilier de l’actuelle majorité nationaliste, président de la communauté de communes de L’Île-Rousse - Balagne et de l’Office de développement agricole et rural de la Corse (Odarc), sorte de ministère local de l’agriculture, il effectue des sorties régulières qui lui valent autant d’estime que d’inimitiés : lui-même éleveur, il n’a pas hésité à fustiger dans la presse certains de ses collègues « chasseurs de primes à la vache » et « traîne-savates ». Il a aussi annoncé qu’il refusait d’instruire les dossiers de demande de subvention d’agriculteurs qui avaient insulté « ses » agents de l’Odarc.
Et il ne se fait guère d’illusions sur la popularité de son initiative : accueillir, il y a deux ans, la seule famille de réfugiés installée en Corse. « Oui, admet-il, il y a eu des réactions négatives, surtout sur les réseaux sociaux et pas vraiment des gens du village, qui se situeraient pourtant plutôt à la droite de Jean-Louis Tixier-Vignancour. [Avocat et figure politique de l’extrême droite, il fut candidat à l’élection présidentielle de 1965.] Mais ils votent pour moi parce que c’est moi. Et, tant que j’ai la majorité, on ne va pas me dicter ce que j’ai à faire chez moi, ni l’Etat ni personne. »
Au loin, encore et toujours la guerre
A Belgodère, où il a été réélu pour la deuxième fois en 2014 avec 98 % des suffrages dès le premier tour, personne n’a donc trouvé à redire lorsque les Al-Rahmoun se sont installés au deuxième étage d’un petit immeuble accolé à l’ancienne caserne de gendarmerie, à l’entrée du village. D’ordinaire, c’est Djamila, une Marocaine installée à Belgodère, qui assure la traduction, mais, cette fois, Zoubida, une habitante d’un village voisin établie en Corse depuis huit ans, fait office d’interprète des époux. Amina Al-Rahmoun, 27 ans, visage doux émergeant d’un voile bleu cobalt, hasarde parfois quelques mots d’un français balbutiant pour préciser le récit de son mari : la fuite de la région de Homs en 2012 parce qu’un frère militaire avait déserté l’armée de Bachar Al-Assad et que la famille était menacée, le camp de Wadi Khaled, dans le nord du Liban, où ils rejoignent leurs proches, puis l’attente ponctuée par deux naissances et le départ pour Paris avant de gagner la Corse.
Depuis leur installation à Belgodère, Marie-Claire Ceccaldi, adjointe au maire, veille sur le quotidien de la famille et peine encore à trouver les mots lorsqu’elle évoque l’arrivée des Al-Rahmoun, à bord du minibus piloté par Mortini : « Les petits étaient apeurés et épuisés. Le voyage avait été interminable, ils étaient malades. » Mais trois mois plus tard, à la fête de fin d’année de l’école, Ilat, l’aînée, Aïcha, 6 ans, et Ibah, 3 ans, les fillettes du couple, chantaient en corse. « Elles ne comprenaient pas les paroles, bien sûr, mais ce n’était pas le plus important », dit encore Marie-Claire, qui a dû apprendre au couple les bases des conversions en euros, lui expliquer qu’il fallait laisser le chauffage allumé en hiver – « ils pensaient qu’ils devraient rembourser tout ce qu’on leur donnait » – et même faire office de chauffeur lorsque Izzat cherchait du travail : son permis de conduire est « resté bloqué quatre mois quelque part dans les méandres de l’administration ».
Dans l’appartement à l’ameublement spartiate qu’ils occupent – pratiquement tout provient des dons des villageois –, ces tracasseries ne sont rien au regard du sujet de préoccupation majeur des Al-Rahmoun : la guerre, qui ne s’invite pas seulement dans les conversations téléphoniques hebdomadaires avec leurs proches restés au Liban et en Syrie ou sur leur écran de télévision, lorsque les chaînes arabes donnent des nouvelles du front. Il y a quelques semaines, Aïcha a piqué une crise de panique en entendant un avion survoler les environs. Amina a tenté de la rassurer. Personne ne bombarderait plus la maison. Mais la petite fille aux grands yeux noirs, la seule à avoir éprouvé quelques difficultés à s’intégrer à l’école, souffre du « mal du pays » et continue de réclamer sa grand-mère, « restée là-bas ».
Acclimatation en douceur
Izzat, lui, soigne sa nostalgie en jardinant dans le petit potager à flanc de colline qu’une habitante a accepté de mettre à sa disposition. Il y a planté du maïs et des pastèques, des « batates »– comprendre des « patates » –, des tomates et des courgettes dont il égrène les noms en arabe avant de taper sur le clavier de son téléphone pour obtenir une traduction sur Internet, de quoi alimenter les quiproquos et les éclats de rire. Marie-Claire Ceccaldi avoue avoir mis un peu de temps à comprendre qu’il ne réparait pas « les voitures de divorcés », mais avait été garagiste au Liban, ou que la famille n’avait jamais eu le moindre « rendez-vous à L’Ile-Rousse avec un pot de confiture », comme le suggérait le traducteur automatique.
« La barrière de la langue les empêche encore de participer tout à fait à la vie du village, reconnaît l’adjointe au maire, que les enfants considèrent comme une sorte de grand-mère. Les filles, elles, ont mis quelques mois pour apprendre le français. Amina a fait de gros progrès grâce aux cours qu’elle suit deux fois par semaine, Izzat se repose davantage sur elle pour communiquer. »La jeune femme, diplômée de couture et de coiffure, reste à la maison pour s’occuper d’Hassan, 24 mois, le dernier de la fratrie. A 33 ans, son mari voudrait ouvrir un snack où il proposerait des produits orientaux, peut-être faire venir l’un de ses six frères pour travailler avec lui et l’accompagner prendre du poisson sur la plage de l’Osari, où les premiers touristes prêtent à peine attention à sa silhouette solitaire et muette, une canne à pêche à la main.
« J’AI DÛ INSISTER COMME UN MALADE AUPRÈS DU MINISTÈRE DE L’INTÉRIEUR. ON ME RÉPONDAIT QUE RÉINSTALLER UNE FAMILLE SYRIENNE EN CORSE ÉTAIT IMPOSSIBLE. » JEAN-JACQUES BROT, À LA COORDINATION POUR L’ACCUEIL DES RÉFUGIÉS SYRIENS DE 2015 À 2017
Est-ce parce que Belgodère a connu un précédent, au milieu des années 1950, que les habitants se sont si rapidement habitués à la présence discrète des Al-Rahmoun ? Au village, en tout cas, tout le monde se souvient de Mohamed El Metea – surnommé « Babaye » sans que l’on sache très bien pourquoi –, arrivé un beau jour dans les bagages d’un haut fonctionnaire de l’administration coloniale natif du coin. Sa femme l’y a rejoint et cinq filles y sont nées. La famille n’a pas abandonné la religion musulmane, mais, « le dimanche, Barka, la mère, habillait les petites avec soin et les emmenait à la messe,se souvient une employée de mairie. Elle disait toujours : “On vit ici, donc on fait comme les gens d’ici. Et puis on n’a qu’un seul dieu, alors quelle différence ?” » Au fil des ans, certaines filles sont parties sur le continent, d’autres sont restées dans l’île. L’une d’elles, Aïcha, est devenue conseillère municipale, élue sur la liste de Mortini. « Une famille corse typique », lâche ce dernier, qui ne comprend « même pas pourquoi on parle encore de ça : leur intégration s’est faite naturellement, ce n’est plus un sujet de discussion depuis longtemps. »
Les Al-Rahmoun, eux, ignorent tout de la détermination du maire à les accueillir sans autre raison « que tendre la main à ceux qui souffrent », des mois interminables passés à tenter d’obtenir gain de cause face à « des représentants de l’Etat plutôt médiocres et réticents sur place ». Aujourd’hui, l’élu nationaliste corse – toujours cette histoire de fronts renversés – tresse des couronnes de lauriers à « ce type, un préfet qui a bataillé tout seul à Paris et incarnait la puissance publique dans ce qu’elle peut avoir de noble : sans lui, nous n’aurions jamais abouti ».
Le « type » en question s’appelle Jean-Jacques Brot et, avant d’être nommé préfet des Yvelines, au mois d’avril, a été pendant trois ans chargé de la mission de coordination pour l’accueil des réfugiés syriens et irakiens auprès du directeur général des étrangers en France. « Lorsque ce maire, que je n’ai jamais rencontré en personne, m’a appelé au téléphone, j’ai su à sa voix que tout irait bien, se souvient-il. Mais j’ai dû insister comme un malade auprès du ministère de l’intérieur, où on me répondait que réinstaller une famille syrienne en Corse était impossible, qu’elle allait subir du racisme, se faire agresser. Ce genre d’inquiétudes est absurde : partout où l’on accueille de manière personnalisée et individualisée, où l’on assure le suivi des réfugiés, où l’on associe élus, population et associations, il n’y a jamais le moindre problème. En Corse comme sur le continent, il y a juste des trésors de générosité inexploitée. »
Mortini, lui, ne donne pas dans l’angélisme, n’ignore ni les regards en coin ni les critiques sotto voce de certains de ses administrés. « Et après, on fait quoi ?, interroge-t-il. On va à l’église prier gentiment sans appliquer les préceptes du Christ ? Qui veut faire croire que quelques centaines de personnes en plus vont bouleverser cette île où on ne pense plus qu’à faire du fric et où on tourne le dos aux gens ? »
EN 1915, L’ÎLE ACCUEILLE 744 RÉFUGIÉS JUIFS VENUS D’ALEP ET DE PALESTINE. « TOUT A ÉTÉ FAIT POUR RENDRE SUPPORTABLE ET MÊME AGRÉABLE À CES MALHEUREUX EXILÉS LEUR SÉJOUR EN CORSE », CONSTATERA, ÉBAHI, LE DÉLÉGUÉ DE L’ALLIANCE ISRAÉLITE UNIVERSELLE.
En octobre 2015, l’Assemblée de Corse, alors présidée par le communiste Dominique Bucchini, avait adopté à l’unanimité une délibération visant à l’accueil de 200 personnes sur deux ans. Aucune n’y a été réinstallée, moins par crainte de dérapages xénophobes que par pure logique comptable. « Il aurait fallu les faire venir jusqu’en Corse, pour ensuite, une fois qu’on les avait accueillies, […] les faire retourner sur le continent pour accomplir un certain nombre de démarches administratives », expliquait à l’époque Jean-Philippe Legueult, le secrétaire général de la préfecture de Corse-du-Sud aux caméras de France 3 Corse ViaStella. La Corse entretient pourtant la mémoire d’un long passé de terre d’accueil. Elle « a ainsi vu débarquer tour à tour Ibères et Ligures, Carthaginois et Romains, Byzantins et Sarrazins, Pisans et Génois avant d’être rattachée à la France. […] Tous ces apports successifs se sont fondus dans un monde unique », observe le grand historien et disciple de Braudel Maurice Aymard dans La Méditerranée. Les hommes et l’héritage.
Sans remonter à l’Antiquité, 3 000 Russes fuyant le bolchevisme débarquent ainsi à Ajaccio en 1921, où le préfet de l’époque est contraint de rationner les dons de la population, qui affluent – trois cents exilés feront souche dans l’île. Six ans plus tôt, 744 réfugiés juifs venus d’Alep et de Palestine les avaient précédés dans l’exil. L’accueil de la population, dans une région pourtant saignée à blanc par la première guerre mondiale, est d’une telle générosité que le délégué de l’Alliance israélite universelle, dépêché dans l’île, se montre ébahi : « Tout a été fait, écrit-il dans un rapport, pour rendre supportable et même agréable à ces malheureux exilés leur séjour en Corse. » La plupart s’y établiront et la communauté juive, autrefois nombreuse et prospère, finira même par s’assimiler totalement à la population locale.
Lionel Mortini ne sait pas si les Al-Rahmoun connaîtront le même sort et, à vrai dire, le colosse nationaliste ne s’en soucie guère. Attablé à la terrasse du Sans-souci, un bar du village où la sono diffuse des standards de Billie Holiday et de Dean Martin, le maire de Belgodère ne se pose pas tant de questions. « S’ils veulent repartir un jour pour reconstruire leur pays, c’est tout le bien que nous leur souhaitons. Et, s’ils veulent rester ici, ils sont chez eux. C’est aussi simple que ça. »
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