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vendredi 22 juin 2018

«La particularité de l’immigration actuelle est que le trajet est aussi devenu traumatisant»

Par Kim Hullot-Guiot — 

Opération de sauvetage, au large de la Libye, le 4 mai.
Opération de sauvetage, au large de la Libye, le 4 mai. 
Photo Louisa Gouliamaki. AFP

Violences, guerre, exil… Les migrants souffrent de traumas lourds. Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, anthropologue de formation, raconte son expérience en tant que psychologue à l'hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis), où elle reçoit réfugiés, demandeurs d'asile et déboutés.

Marie-Caroline Saglio-Yatzimirsky, anthropologue de formation, raconte dans la Voix de ceux qui crient (Albin Michel) son expérience en tant que psychologue à l’hôpital Avicenne de Bobigny (Seine-Saint-Denis), où elle reçoit réfugiés, demandeurs d’asile et déboutés. Avec l’aide d’un interprète, elle travaille avec eux sur leur parcours et leurs traumas.

A quel moment du parcours d’exil se manifeste la nécessité de s’occuper de sa santé mentale ?
Au départ on arrive, on cherche comment survivre, où habiter, et puis tout à coup ça commence à s’enkyster, on voit que ça va durer longtemps et c’est là que ça commence psychologiquement à être terrible. Tout ressort.
Comment l’hôpital est-il perçu ? Y a-t-il de la défiance ?
Très vite, l’hôpital est identifié comme l’une des rares institutions, contrairement à toutes les autres où il faut décliner son identité, hospitalière, au sens propre du terme. Les patients arrivent, ils savent qu’ils vont mal, qu’ils ne dorment plus, que des images les hantent, qu’ils font des choses bizarres, ils crient et ne s’en souviennent pas, parlent dans leur sommeil, ça les terrifie, ils ne se souviennent pas de choses précises, de dates de naissances, ils ont du mal à se repérer, la mémoire est très atteinte… C’est cognitif, c’est le trauma qui fait ça, ils ont des impressions d’incohérence avec eux-mêmes, certains vont très mal même physiquement. Récemment, je recevais quelqu’un qui s’était fait taper sur la tête, il y a cinq ou six ans, et avait l’impression que la bosse grandissait maintenant, ça le rendait fou, il ne pouvait plus dormir. Mais évidemment il y a des appréhensions quand on arrive. Surtout quand les autres, dans votre communauté, vous ont dit que vous étiez fou.
La communauté n’est pas un refuge ?
Ça dépend. Dans les communautés qui sont là depuis longtemps, les gens ont leur vie ici, ils ne veulent plus entendre parler de la guerre, tandis que d’autres veulent la continuer, refaire vivre les réseaux ici. Les effets de solidarité sont limités, souvent monnayés. C’est terrible pour les demandeurs d’asile quand ils se rendent compte qu’ils ne sont pas épaulés par leur communauté. Une des premières choses dont ils parlent, c’est du rapport avec la communauté, et on sent à quel point la solitude est insupportable.
Dans votre livre, vous soulignez le fait qu’il faut à la fois, dans le processus administratif, raconter de quoi on est victime, et en même temps ne pas rester dans cet état de victime toute sa vie…
Il faut réussir un retournement («heureusement que vous êtes partis, là-bas c’est la mort»), car les trois quarts culpabilisent énormément d’avoir laissé les autres, morts ou vifs. Chez les Syriens, le sentiment de trahison est très fort.
Quelle importance revêt le vrai ou faux dans votre travail ?
Je me fiche du côté vrai-pas vrai de leur récit. Par exemple, une jeune femme que sa mère avait fait partir pour éviter l’excision, quand elle est arrivée se présentait comme orpheline, alors qu’elle a sa mère au téléphone tous les jours. Mais c’était trop violent, pour elle, comme déchirement. La question qu’on se pose nous, c’est : quel est l’enjeu psychique pour la personne de se positionner comme ça. Ce qui nous intéresse, c’est tout ce que le patient met en place pour tenir. En général, un récit tronqué, un faux nom, devient très problématique psychiquement. Quelqu’un qui se fait appeler par le nom de son père mort pour utiliser son passeport, par exemple, ce n’est pas anodin.
Ce public est-il susceptible de plus se mettre en danger ?
Oui, bien sûr. Quelques fois parce qu’il est confus. Je vois des patients qui traversent la rue et qui ne voient plus rien et qui risquent de se faire écraser. On se demande toujours s’il n’a effectivement pas vu ou s’il n’y a pas aussi quelque chose là de volontaire.
Avez-vous des patients qui ont du mal à sortir du ressassement, parce que ce serait perdre une forme d’identité ou d’histoire ?
Je pense qu’une mère de famille qui a vu ses enfants tués n’a absolument pas envie d’oublier, elle ne veut pas en sortir. Elle continue à vivre, mais machinalement, elle se maintient en survie, comme on se mettrait sur pilote automatique.
Vous expliquez que les contacts avec la police peuvent faire resurgir des traumas.
Dans le trauma, parmi les symptômes, il y a l’évitement. Autrement dit, les personnes font tout ce qu’elles peuvent pour éviter de se retrouver face à l’effroi, comme un militaire en habits, une arme… C’est vrai que la sécurisation pendant l’état d’urgence, par exemple des gares, a transformé des lieux d’hospitalité – où on pouvait dormir – en des lieux de panique. Ça les ramène instantanément à la violence.
Vous évoquez aussi le fait que les traumas peuvent être ravivés par une odeur, un son…
Tous les éléments sensoriels réactivent la peur, le trauma. J’ai un patient, à chaque fois qu’il sentait une odeur de shit, entrait tout de suite dans un état de panique, car c’est ce qu’on l’avait obligé à fumer, beaucoup, pour le faire parler. Ça le mettait dans un état inimaginable, et on sent quand même cette odeur partout. Ce qu’on travaille c’est : comment se dégager de ce moment insupportable ?
Il y a aussi les traumas liés au parcours migratoire…
C’est la particularité de l’immigration actuelle : le trajet est devenu aussi traumatisant. Cette dimension de répétition est terrible : vous avez déjà été malmené dans votre pays, vous passez par la Libye, où tout va recommencer. C’est là que vous passez dans une autre dimension, et vous ne savez plus très bien qui vous êtes. La Libye, on ne peut pas y passer sans y laisser de soi-même.

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