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vendredi 22 juin 2018

Les lesbiennes peinent à faire entendre leur voix

Cinq ans après le mariage pour tous, alors que les gays ont gagné en visibilité, les lesbiennes restent dans l’ombre. Une volonté de se fondre dans le décor, car être femme et lesbienne, pour certaines, c’est la double peine.
LE MONDE |   Par 

Martyna et Olga, sur les bords de la rivière Vistuale, à Cracovie (Pologne), le 1er juillet 2016.
Martyna et Olga, sur les bords de la rivière Vistuale, à Cracovie (Pologne), le 1er juillet 2016. LENA MUCHA

Et si plonger dans la vie des lesbiennes en 2018 pouvait s’apparenter à cette scène fugace, un samedi soir printanier ? Vingt ans après le pacs, cinq ans après le mariage pour tous et l’adoption homoparentale, les femmes qui aiment les femmes restent, dans tous les domaines, des femmes de l’ombre. Le premier couple homosexuel français marié, en mai 2013, à faire l’ouverture des journaux télévisés de 20 heures ? Des hommes, alors qu’il y a presque autant de mariages de femmes. Les rumeurs d’homosexualité sur telle ou telle personnalité en vue ? « Toujours sur des mecs. Les femmes, ça n’intéresse pas, soupire Flora ­Bolter, ancienne présidente du Centre LGBT ­Paris-Ile de France. Où sont les lesbiennes ? Planquées et invisibles, ajoute-t-elle. On n’est pas vues, pas perçues, ignorées. Il y a une mise à l’écart, un déni, et une violence indirecte. Comme, par exemple, lorsqu’un gynéco me dit : “Vous viendrez quand vous aurez une sexualité.” »
La loi du silence
Combien de femmes, parmi la vingtaine rencontrée pour ce reportage, raconteront des anecdotes similaires ? Cet hôtelier qui leur prépare des lits jumeaux bien qu’elles aient réservé une chambre avec un lit double. Ce propriétaire d’appartement qui leur rétorque « ne pas prendre de colocataires ». Ou cet urgentiste à l’hôpital qui bloque l’accès à la chambre au motif que « seuls les proches sont acceptés ». Camille, quimpéroise de 29 ans, en a fait l’expérience. « Ces mecs n’ont pas voulu voir qu’on était un couple, c’est symbolique, relate-t-elle autour d’un café dans un bar de Brest. On est obligées de se justifier, c’est là que commence l’inégalité. On devient un cas à traiter. Les lesbiennes ne sont pas vues parce qu’on ne veut pas les voir. »
« CES MECS N’ONT PAS VOULU VOIR QU’ON ÉTAIT UN COUPLE, C’EST SYMBOLIQUE. ON EST OBLIGÉES DE SE JUSTIFIER, C’EST LÀ QUE COMMENCE L’INÉGALITÉ. » CAMILLE, 29 ANS
En 2015, l’association SOS Homophobie publiait une enquête d’envergure sur la visibilité des lesbiennes et la lesbophobie, menée auprès de plus de 7 000 Françaises lesbiennes. Résultat : 33 % des interrogées l’avaient confié à « quelques membres de leur famille ». Et 38 % sur leur lieu de travail à « quelques-uns de leurs collègues ». « Il y a une loi du silence qui persiste à cause d’une lesbophobie très ancrée dans la société, au travail, dans l’espace public », révèle Joël Meunier, le président de l’association. Cette homophobie contre les femmes tendrait à reculer, selon le récent rapport annuel de SOS Homophobie. Mais elle subsiste. Deux cent cinquante-sept témoignages ont encore été livrés en 2017 : rejet d’un parent, insultes à l’école ou sur les réseaux sociaux, discriminations ou violences, comme ces deux couples de jeunes filles frappées cet hiver dans le Transilien et dans un bus à Paris. En 2017, l’association recensait près d’une agression physique lesbophobe tous les dix jours en France.
Martyna et Olga, au Cocon Karaoke Nightclub de Cracovie (Pologne), le 1er juillet 2016.
Martyna et Olga, au Cocon Karaoke Nightclub de Cracovie (Pologne), le 1er juillet 2016. LENA MUCHA
« Etre femme dans notre société, c’est déjà être discriminée,reprend ­Camille. Femme et lesbienne, c’est la double peine. » Une situation moins éprouvée par les gays, cible marketing de choix depuis vingt ans. A eux, les bars et boîtes de nuit avec pignon sur rue, les plages, saunas, croisières, études marketing et applis de rencontres à la pelle. Des visages identifiés dans les médias, de Laurent Ruquier à Stéphane Bern, posant en « une » de Paris Match avec son compagnon. Les femmes homos, elles, s’épanouissent plus discrètement, en miroir inversé des gays. Pour la plupart, avec un certain bonheur. Comme Fabienne, lilloise de 45 ans, maman de deux enfants. Son homosexualité très tôt revendiquée n’a jamais été un sujet. « Quel que soit le milieu professionnel dans lequel j’ai exercé, je n’ai jamais eu de problème. J’ai pourtant travaillé pour un promoteur immobilier où les réunions de chantier étaient exclusivement masculines. Je ne me suis jamais posé de questions, j’ai toujours foncé. Je pense que tout est dans la manière d’assumer les choses. »
« Pour vivre heureuses, vivons cachées »
« Il y a quelque chose de très intériorisé chez les lesbiennes : pour vivre heureuses, vivons cachées. Surtout pour celles qui ont eu envie de gravir les échelons, explique la journaliste Marie Labory, présentatrice du journal télévisé d’Arte depuis huit ans. J’ai longtemps été la seule et unique lesbienne à la télé. Pour grimper dans la sphère politico-médiatique, il faut des mentors. Entre hommes, la cooptation marche très bien ! Et puis, il y a une standardisation des physiques de télé : il faut être ultraféminine. Je n’ai pas été prise par les autres chaînes. A Arte, on ne m’en parle pas, je me sens libre. » Aujourd’hui mariée et mère de jumeaux après une PMA, elle note « une amélioration du discours, dans une société beaucoup plus ouverte, mais pas de la visibilité. Il y a pas mal de lesbiennes au placard, par protection, et surtout pas mal qui n’ont pas gravi les échelons », regrette-t-elle.
Dans les lieux de pouvoir, les lesbiennes se sont pour beaucoup fondues dans le décor. « Les femmes lesbiennes à un poste élevé dans le monde économique, on ne les voit pas, constate Catherine Tripon, porte-parole de l’Autre Cercle, association qui œuvre depuis plus de vingt ans pour l’intégration au travail des personnes LGBT. Les femmes engénéral doivent se battre pour progresser. Si en plus elles assument leur orientation sexuelle, elles se heurtent à un double plafond de verre. Dans l’éducation nationale, elles ne se rendent pas visibles. » Comme cette professeure de lettres de 40 ans, dans un lycée du Pas-de-Calais, qui souhaite garder l’anonymat : « Mes collègues savent que je suis lesbienne, mais pas mes élèves. Je ne veux pas d’un mélange des genres. Et le dire pourrait devenir problématique avec certains parents. »
« LES FEMMES EN GÉNÉRAL DOIVENT SE BATTRE POUR PROGRESSER. SI EN PLUS ELLES ASSUMENT LEUR ORIENTATION SEXUELLE, ELLES SE HEURTENT À UN DOUBLE PLAFOND DE VERRE. » CATHERINE TRIPON, PORTE-PAROLE DE L’AUTRE CERCLE
Marie, elle, est cadre marketing dans une grande entreprise du Nord. « Je ne l’affiche pas, et ça ne me plairait pas, car il y a l’image que la boîte peut renvoyer. » Pour gagner en visibilité dans les palais de justice, l’avocate en droit de la famille Emilie Duret a cofondé, il y a un an, l’Association française des avocats LGBT +. « La femme qui a le pouvoir et l’argent, c’est une exception dans une société où toute l’ambiance est masculine. Les lesbiennes sont à la marge de la marge », affirme-t-elle en racontant l’histoire de ce couple dont l’autre maman, qui n’a pas porté l’enfant mais l’a adopté, n’a pas osé demander le congé d’accueil de l’enfant de onze jours. Ses collègues ne l’avaient pas vue enceinte, et pour cause. « Elle avait peur de dire qu’elle avait une femme, qu’elles venaient d’avoir un enfant, pour ne pas devenir la lesbienne de service ou par crainte de perdre de l’ascendant sur ses équipes. » C’est donc une visibilité sociale ordinaire et en pointillé qui se dessine ici et là : à la crèche, à l’école, quand une maman, puis l’autre, viennent chercher les enfants. Souvent après une PMA à l’étranger, à Bruxelles ou Barcelone, « dans la clandestinité », disent-elles.

Lesbophobie

A l’invisibilité, choisie ou subie, Sophie, 33 ans, avance son explication : « La lesbienne, tu lui enlèves le paramètre du sexe masculin : elle n’a besoin ni d’un homme ni d’un pénis. Cela fait peur et n’arrange personne, car on s’affranchit de ce qui est le fondement de toutes les sociétés modernes : le sexe de l’homme. Et ça, personne n’en a envie. » En septembre, alors qu’avec sa femme elles rentraient chez elles, à Paris, un homme les interpelle : « Oh, vous vous tenez la main ! Je peux y mettre ma bite ? » Un témoignage courant. Comme celui de Camille, ingénieure de 29 ans au CNRS : « En soirée, avec ma copine, des mecs hétéros viennent nous dire : “Continuez comme ça, vous m’excitez”. Pour eux, c’est une animation. »
Les clichés ont la vie dure et le fantasme associé aux lesbiennes n’est pas cantonné aux vitrines des peep shows de Pigalle placardant « lesbiennes en chaleur »« Le couple de femmes n’est pas pris au sérieux, car c’est un fantasme sexuel, cela revient beaucoup dans les témoignages reçus sur notre ligne d’écoute, abonde Joël Meunier de SOS Homophobie. Beaucoup de gens considèrent que la lesbienne va devenir hétéro, qu’elle n’a pas rencontré le bon homme. Derrière tout ça, il y a l’imaginaire que les femmes sont d’abord là pour procréer. Si elles se mettent ensemble parce qu’elles s’aiment, elles ne sont pas à leur place. C’est une forme de lesbophobie quasi naturaliste. »
« LE COUPLE DE FEMMES N’EST PAS PRIS AU SÉRIEUX, CAR C’EST UN FANTASME SEXUEL. BEAUCOUP DE GENS CONSIDÈRENT QUE LA LESBIENNE VA DEVENIR HÉTÉRO, QU’ELLE N’A PAS RENCONTRÉ LE BON HOMME. » JOËL MEUNIER, DE SOS HOMOPHOBIE
A la Marche des fiertés à Paris, le 30 juin, elles devraient être nombreuses dans les rues de la capitale. Mais à côté de cet événement annuel et des quelques soirées itinérantes pour filles, les bars lesbiens se raréfient. « On n’a plus de QG, c’est la pénurie de lieux », témoigne Jacotte. A 55 ans, cette célibataire a connu le Paris de la grande époque lesbienne, les soirées au Katmandou, au Privilège ou au Pulp. « On dansait, on picolait, notre génération a bien fait la fête »,dit-elle en glissant qu’avoir découvert son homosexualité il y a trente ans avait « donné du piment à [s] a vie ». Elle a vu les établissements fermer l’un après l’autre et, au fil du temps, « le regard sur les lesbiennes évoluer positivement ». A commencer par le sien. « Avant, la lesbienne était garçon manqué, c’était un code pour se reconnaître. Aujourd’hui, les filles sont davantage lipstick : plus féminines, plus naturelles. Elles n’ont plus besoin de ressembler aux hommes. On les reconnaît moins facilement, c’est presque un jeu de se dissimuler. » Toutes ses copines lesbiennes ont des enfants et, à la Marche des fiertés, « il y a un petit train pour qu’ils suivent le cortège sans avoir besoin de marcher, indique-t-elle en riant. Ce qui a changé, c’est que les lesbiennes sont des mamans, c’est pour ça que le gouvernement ferait bien de légiférer, ils sont très loin de la réalité ! ».

Invisibles, inaudibles

Reste que pour faire des rencontres, c’est toujours « la galère ».Une petite musique qui partout revient en boucle. Quelques sites ont la cote, comme Sortir entre filles, les applis de rencontre Tinder ou Meetic. A Paris, trois bars tiennent bon, et le Rosa Bonheur, institution au cœur du parc des Buttes-Chaumont (Paris 19e), affiche un insolent succès. Sa patronne, Michelle Cassaro, en a fait un « lieu de filles ouvert à tout le monde », que les gays squattent le dimanche soir. « L’idée, c’est que c’est la place du village où boire un verre, grignoter, danser. Chez moi, les femmes se sentent bien et s’assument totalement. » Le Rosa ­Bonheur a son équipe de foot, sa chorale et ses couples formés en nombre. « Il y a plein de petites filles qui s’appellent Rosa car leurs mamans s’y sont rencontrées. Nous, on repeuple la France avec tout type de couple ! », s’amuse-t-elle.
Loin de Paris, la vie festive lesbienne n’a pas le même parfum. « En province, il n’y a que quelques bars pour mecs avec trois nanas dedans », assure Flora Bolter. Plusieurs raisons à cela : un modèle économique difficile à tenir, la concurrence d’Internet et la précarité du public. « Les lesbiennes ont moins de pouvoir d’achat. Elles n’ont pas le niveau de vie des gays ! Parce que les femmes gagnent moins que les hommes. » En moyenne, 23,7 % d’écart salarial hommes-femmes, selon l’Insee. Et elles ont des enfants, pour beaucoup d’entre elles.
« LE MOT ­ “LESBIENNE” EST IMPRONONÇABLE DANS LES MÉDIAS. LES LESBIENNES N’EXISTENT PAS PARCE QU’ELLES NE SONT NI NOMMÉES NI INVITÉES » ALICE COFFIN, COFONDATRICE DE LA CONFÉRENCE EUROPÉENNE LESBIENNE
A l’automne, le gouvernement devrait présenter son projet de révision de la loi de bioéthique. La PMA, qui s’adresse aujourd’hui aux couples hétérosexuels infertiles, pourrait être étendue aux femmes célibataires et aux couples de femmes. Selon plusieurs sondages récents, 60 % des Français y seraient favorables. « Mais aujourd’hui, un plateau télé sur la PMA, c’est trop souvent un membre du gouvernement contre un membre de La Manif pour tous, déplore Alice Coffin, cofondatrice de la Conférence européenne lesbienne. Le mot ­ “lesbienne” est imprononçable dans les médias. Les lesbiennes n’existent pas parce qu’elles ne sont ni nommées ni invitées », selon elle. Les plus militantes d’entre elles voudraient pourtant peser dans ces débats. « Nous sommes plus que légitimes, revendique l’avocate Emilie Duret. Nous voulons y être représentées. » Puis elle marque un blanc. Et s’interroge : « Mais par qui ? »

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