On peut l’envisager comme un aliment, un médicament, un produit du corps humain... Un choix qui n’est pas sans implication juridique, rappelle la chercheuse Mathilde Cohen.
Nous savons ce qu’est le lait maternel, mais s’il fallait définir son statut, nous serions bien embarrassés. Est-ce un aliment réservé aux nourrissons, comme on le pense spontanément ? Une substance dont les qualités thérapeutiques ont été vantées tant par Hippocrate que par Diderot, qui le classait parmi les « aliments médicamenteux ordonnés aux adultes dans certains cas » ? Un produit du corps humain, comme le sang et le sperme, qui doit être collecté par des établissements spécialisés ? Ou une forme de communication qui crée de quasi-liens de parenté – jadis, les frères ou les sœurs de lait n’avaient pas le droit de se marier ?
Pour éclairer cette question aux conséquences juridiques non négligeables, Mathilde Cohen, chargée de recherche au CNRS, maître de conférences à l’université du Connecticut et lauréate de la Fondation pour les sciences sociales (FSS), fait un détour par l’histoire. Jusqu’au XXe siècle, l’alimentation au biberon de lait animal était rare – il tournait très rapidement, devenait vite frelaté ou contaminé. Comme on ne pouvait ni conserver ni stocker le lait maternel, le marché du lait humain était celui de l’« allaitement mercenaire » : les enfants étaient placés chez des nourrices qui s’engageaient, contre un salaire, à allaiter le bébé.
Révolution culturelle
En France, cette pratique, qui atteint son apogée aux XVIIIe et XIXe siècles, connaît un immense succès. « Dès le XIIIe siècle, l’industrie nourricière est tellement importante que des bureaux de placement apparaissent pour appareiller nourrices et parents : des “meneurs” et des “meneuses” vont chercher les nourrices dans les campagnes tandis que des “recommanderesses” les mettent en relation avec les familles, raconte la chercheuse. A compter du XIVe siècle, les premières règles de droit sont édictées. Elles visent d’abord à protéger les intérêts économiques de ces intermédiaires. Quelques siècles plus tard, elles se préoccuperont de la santé des bébés, avant de s’intéresser, à la fin du XIXe siècle, au bien-être des nourrices et de leurs enfants. »
Au début du XXe siècle, les progrès scientifiques bouleversent ces pratiques. Les premiers tire-lait électriques, la pasteurisation, le conditionnement stérile et le transport des marchandises permettent pour la première fois de séparer le lait humain de sa productrice. A cette révolution technique s’ajoute, au tournant du XXe siècle, une révolution culturelle : dans un monde empreint d’hygiénisme et de puritanisme, le lait des nourrices apparaît corrompu, voire dangereux, en raison de leur activité sexuelle, de leur alimentation inadéquate et des faiblesses physiques et morales qu’on leur impute.
Aujourd’hui, l’allaitement est devenu « l’apanage de la mère », résume Mathilde Cohen. Il existe cependant, en France, un « marché » du lait humain. Nés dans l’entre-deux-guerres, les lactariums qui fournissent du lait aux prématurés ou aux bébés malades sont régis par des lois sanitaires extrêmement strictes.
Face à cette réglementation, un marché informel de lait humain s’est développé sur Internet – des pratiques vivement critiquées par l’Agence nationale de sécurité des médicaments et des produits de santé, qui craint, souligne la juriste, « de voir entrer dans la logique marchande un produit du corps humain qui touche à l’intimité des personnes et à leur intégrité autant qu’à la santé publique ». Car la commercialisation du lait humain, comme celle des organes ou des gamètes, « soulève des controverses morales qui favorisent ou bloquent l’émergence d’un marché institutionnalisé ».
Vente et don illégaux
Ce regard éthique transparaît dans le statut juridique du lait humain : aux yeux du Code de la santé publique, il est un « produit de santé » dont les lactariums ont le monopole. La vente ou le don de lait humain sont donc illégaux : comme le sang ou le sperme, ce « produit du corps humain » doit être utilisé uniquement à des fins thérapeutiques et échangé dans des conditions d’anonymat.
Mais une tout autre conception prévaut aux Etats-Unis, où le Code of Federal Regulations considère que le lait n’est justement pas un produit du corps humain (human tissue). « Il n’est donc pas soumis à la stricte réglementation qui encadre la collecte, le traitement et la distribution de ces produits. Il n’est pas non plus un aliment ou un médicament réglementé par la Food and Drug Administration. Face à ce quasi-vide juridique, les banques de lait américaines ont pris l’initiative de s’autoréglementer. »
Comment expliquer une telle différence de regard sur un même produit ? Comment comprendre que ces deux pays, pourtant proches sur le plan économique, social et culturel, aient accordé au lait humain des statuts aussi différents ? Mathilde Cohen voit trois explications : la France est un pays de tradition plus interventionniste et étatiste que les Etats-Unis, notamment dans le domaine de la santé publique ; elle a un long passé de réglementation en matière d’alimentation infantile ; et elle a eu, dès le XVIIIe siècle, des angoisses natalistes qu’un pays d’immigration comme les Etats-Unis n’a jamais connues.
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