D’innombrables règles régissent notre rapport à la nourriture. Comment nous sont-elles inculquées, comment évoluent-elles ? Regards croisés de chercheurs.
Trois fois par jour, nous nous plions sans même y penser à des rituels extrêmement codifiés autour de la nourriture. Que nous habitions à la mer ou à la campagne, que nous soyons ouvrier ou cadre, que nous ayons 15 ans ou un âge avancé, nous passons à table dans un bel ensemble, nous mangeons toujours les plats dans le même ordre, nous distinguons sans hésiter un menu ordinaire d’un dîner de fête.
Si se nourrir est un besoin physiologique, prendre un repas est un « fait social total », au sens où l’entendait l’anthropologue Marcel Mauss au début du XXe siècle : il raconte à la fois nos règles de civilité, notre hiérarchie sociale et notre goût pour la commensalité.
Pour que cette symphonie alimentaire fonctionne sans heurts, les manières de table sont, dans chaque groupe humain, gouvernées par des conventions sociales très élaborées. « Que l’on mange ensemble ou par groupes, avec ou sans les femmes, avec ou sans les enfants, selon un ordre hiérarchique ou de manière égalitaire, en silence ou en conversant, les conduites individuelles sont encadrées de manière plus ou moins contraignante par un code implicite ou explicite d’usages, résume le sociologue Claude Fischler dans Les Alimentations particulières (Odile Jacob, 2013). [Ce code nous dit] comment et combien se servir ou être servi, dans quel ordre de préséance et selon quelle répartition des quantités ou des morceaux. »
C’est principalement au sein du cercle familial que les enfants découvrent, apprennent et intègrent peu à peu les innombrables règles qui régissent notre rapport à la nourriture. « Les manières de table sont inculquées aux enfants et, avec elles, à travers elles, les règles les plus fondamentales du rapport à autrui et aux proches, du partage, de la responsabilité et de la solidarité, de la hiérarchie dans le groupe, de la morale religieuse », poursuit Claude Fischler.
Pour mieux comprendre cet apprentissage, Anne Dupuy, sociologue à l’université Jean-Jaurès de Toulouse et lauréate de la Fondation pour les sciences sociales (FSS), s’est intéressée de très près au « travail nourricier » accompli par les parents – et à la manière dont les pères et les mères se le répartissent.
Exigences « diet-esthétiques »
Malgré les discours sur l’égalité, les hommes restent encore en marge des cuisines. « Qu’on aborde ce travail sous l’angle des tâches domestiques (s’approvisionner, préparer, réchauffer, servir), des tâches parentales (nourrir l’enfant), des tâches ménagères (ranger, disposer, nettoyer), des charges mentales et physiques (anticiper, prévoir, penser, faire, organiser) ou du travail relationnel (aimer, donner, bien nourrir, partager), les disparités hommes-femmes résistent », résume Anne Dupuy. Avec la révolution de l’égalité des sexes, les hommes participent cependant plus activement à ce rituel, qui permet aux enfants d’assimiler à la fois de la nourriture et des règles du jeu.
En s’invitant de plus en plus souvent dans les cuisines, les hommes modifient la donne. « Leur investissement transforme les pratiques et la socialisation alimentaire des enfants », affirme le sociologue François Dubet, directeur scientifique de la FSS. Car hommes et femmes n’ont pas le même rapport à la nourriture. « Les femmes sont plus perméables que les hommes aux discours nutritionnels, souligne Anne Dupuy. Les exigences “diet-esthétiques” sont plus fortes pour elles, le contrôle médical est plus important et la construction du plaisir alimentaire est différente : les femmes sont poussées à adopter une nourriture modérée, voire ascétique, les hommes à s’inscrire dans une attitude plus hédoniste. »
Ces disparités ont des conséquences sur la socialisation des enfants. Lorsque les pères s’occupent des repas, le plaisir est souvent au rendez-vous : les études montrent qu’ils cuisinent plus souvent des nouilles que des légumes frais, emmènent volontiers leurs enfants au McDo et leur font vivre des expériences sensorielles nouvelles en leur proposant du piquant, de l’amer ou du croquant – le Tabasco, le poivre, la moutarde ou le café. Leur présence se traduit donc par un « relâchement dans les tensions éducatives qui n’est pas sans effet sur la socialisation des enfants, et notamment sur le plaisir, qui est le moteur des conduites alimentaires », constate Anne Dupuy.
Nouvelles disparités hommes-femmes
Parce que la participation des pères est encore rare, elle s’accompagne en outre d’un « surinvestissement affectif et ludique » qui contraste avec les préoccupations gestionnaires et diététiques des femmes. Elles assurent le quotidien ; ils emmènent les enfants faire les courses, proposent un atelier cuisine, les incitent à préparer les aliments. « J’essaie, oui, de les faire participer, raconte le père de deux filles de 5 et 9 ans interrogé dans le cadre de cette étude. (…) Quand on est dans la cuisine du week-end, on a le temps de leur expliquer, de leur faire toucher des choses. C’est aussi de l’apprentissage mais il faut un peu de temps. C’est vrai que tous les jours, ça deviendrait une contrainte. »
La conclusion d’Anne Dupuy est claire : les mères, qui sont chargées de surveiller l’équilibre diététique de leurs enfants, s’inscrivent dans le registre du « bien nourrir » alors que les pères insistent sur « le plaisir alimentaire partagé, l’éveil sensoriel, la gastronomination des cuisines populaires et le renforcement des injonctions au bien-être dans la parentalité ». Ces disparités nourrissent un curieux paradoxe : l’arrivée des pères dans les cuisines, qui est un signe tangible et salutaire des progrès de l’égalité hommes-femmes, fabrique aussi, en silence, de nouvelles disparités. « Les femmes adhèrent au “mauvais rôle” alors que les hommes prennent la bonne part », résume le sociologue François Dubet.
Si l’apprentissage du savoir-vivre alimentaire a essentiellement lieu dans les familles, il est également présent dans les cantines scolaires. Pour mieux comprendre ce moment, Géraldine Comoretto, sociologue à l’université de Versailles-Saint-Quentin-en-Yvelines, a étudié pendant deux ans trois écoles élémentaires de la région parisienne ayant un recrutement social et culturel différent. « Les règles de la bienséance sont transmises aux élèves par les encadrants dès l’entrée au cours préparatoire, constate-t-elle. Les élèves doivent apprendre à partager le plat principal collectif, à ne pas trop se servir ou à ne pas vider de déchets dans le plat avant que tout le monde ait fini de manger. »
La « Dimension éducative » de la cantine
Plus largement, la cantine scolaire est, selon elle, l’occasion d’assimiler des règles de solidarité et des principes d’autonomie dont les élèves feront usage durant toute leur vie – et pas seulement autour d’une assiette. Comme les jeux de la cour de récréation, le repas à la cantine scolaire possède, selon la sociologue, une véritable « dimension éducative ». « Le repas collectif est l’occasion d’apprendre aux enfants à participer et à s’entraider, constate-t-elle. Dans les écoles fonctionnant en service à table, les encadrants cherchent ainsi à autonomiser les élèves. Certains sont nommés chef de table ou responsable de la distribution du fromage ou des desserts. »
Ce travail de socialisation n’a rien d’aisé – pas parce que les enfants sont « mal élevés » mais parce qu’ils n’ont pas forcément intégré les mêmes règles au sein de leurs familles. Les élèves qui viennent de milieux favorisés critiquent ainsi les écarts de conduite de leurs camarades, en leur demandant vertement, par exemple, de ne pas parler la bouche pleine. « Le repas au restaurant scolaire oppose des apprentissages, des normes et des valeurs en matière d’alimentation qui diffèrent selon la source dont ils émanent – famille, institution, personnel encadrant, pairs, explique Géraldine Comoretto. L’enfant est ainsi confronté à une pluralité d’influences et d’injonctions contradictoires qui l’éprouvent et le construisent socialement. »
Ces clivages sociaux sont manifestes dès l’école primaire. Le repas à la cantine est eneffet l’occasion de comparer les manières de table, mais aussi de converser au sujet de la nourriture. Lorsque les enfants tentent de « se mettre en avant en valorisant leurs connaissances culinaires » ou « d’argumenter au sujet de leurs préférences », ils ne le font évidemment pas tous de la même manière. « Les discussions autour de la composition des menus s’observent principalement dans l’école de milieu supérieur, où les élèves disposent d’une certaine aisance à discourir sur leurs goûts et dégoûts », observe la sociologue.
Chez les étudiants, un joyeux désordre
Que deviennent ces codes une fois que les enfants ont quitté leur famille ? Les étudiants respectent-ils encore la règle des trois repas par jour ? Les vertus de l’équilibre alimentaire ? Pas vraiment. Lorsqu’ils accèdent à l’autonomie, les jeunes marient en effet dans un joyeux désordre les vertiges de l’indépendance, les affres de la culpabilité et la nostalgie de l’enfance. « Alternant excès alimentaires en groupe et repas frugaux en solitaire, ils tentent de remettre un peu d’ordre dans leur alimentation lorsqu’ils fréquentent des restaurants universitaires et lorsqu’ils retournent chez leurs parents », résume Andréa Gourmelen, maître de conférences en sciences de gestion à l’université de Montpellier et lauréate de la FSS.
Avec le départ du foyer familial et la découverte de la liberté, le sacro-saint rituel des trois repas par jour s’éloigne : beaucoup d’étudiants sautent le petit déjeuner, grignotent dans la journée des sandwichs, des compotes ou des barres chocolatées, mangent ce qui leur tombe sous la main le soir, quand ils ont faim. L’équilibre nutritionnel n’est pas une priorité : ils sortent entre amis au McDo et consomment volontiers de l’alcool. « Les potentiels risques de ces excès sur la santé ne semblent pas ignorés, mais les jeunes privilégient l’instant présent et savourent cette liberté en groupe », constate la chercheuse.
Les règles assimilées durant les années d’enfance n’ont pas entièrement disparu pour autant.« Les étudiants savent qu’ils mangent mal et n’ignorent pas les recommandations relatives à la bonne alimentation », constate le sociologue François Dubet. « Ce n’est pas le savoir, mais le savoir-faire qui fait défaut aux étudiants, renchérit Andréa Gourmelen. Interrogés sur ce qu’est un repas équilibré ou une alimentation saine, ils apportent des réponses précises. Ce qui montre que les connaissances ont été acquises, même par ceux qui n’adoptent pas un comportement alimentaire exemplaire. »
Colloque « Que manger ? Pratiques, normes et conflits alimentaires »
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