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samedi 27 août 2016

Yann Algan : « Rien ne peut expliquer que l’école amplifie les inégalités »

LE MONDE IDEES | Propos recueillis par Aurélie Collas et Mattea Battaglia

Dans une école du 19e arrondissement de Paris, en avril 2007.
Dans une école du 19e arrondissement de Paris, en avril 2007. MYR MURATET

L’économiste Yann Algan est professeur à Sciences Po. Spécialiste des politiques publiques et de l’éducation, il est notamment l’auteur de La ­Fabrique de la défiance, coécrit avec Pierre ­Cahuc et André Zylberberg (Albin ­Michel, 2012).
Pour cette rentrée des classes, nous avons eu grand plaisir à faire revivre ­les souvenirs d’école de personnalités du monde politique, artistique, économique… Et si l’on vous demandait, à vous, ce que l’école vous a apporté, que répondriez-vous ?
Je fais partie des personnes qui gardent un souvenir douloureux de l’école. J’étais un élève extrêmement dissipé et clairement en échec scolaire. Que ce soit durant ma scolarité à l’école primaire, à Tahiti, ou celle au collège et au lycée, à Paris, je passais toujours de justesse d’un niveau à l’autre et j’ai même redoublé. « J’espère que vous n’en avez qu’un comme ça ! », ne cessaient de dire les enseignants à ma mère. Cette période restera un trou noir dans ma vie : je me rappelle seulement de quelques phrases stigmatisantes.
Les seuls souvenirs positifs que je conserve sont liés à quelques-uns de mes camarades – c’est à l’école que j’ai construit les plus belles amitiés – et quelques professeurs. Ainsi, cet enseignant de français, en classe de troisième, qui m’a appris l’exigence, la motivation et la persévérance. « Yann, ne t’intéresse pas aux résultats, ce serait à désespérer dans ton cas. Mais il y a une chose que tu dois garder précieusement, c’est ton opiniâtreté. » Son conseil m’a un peu libéré, et peut-être guidé vers mes recherches actuelles sur le rôle des compétences non cognitives, dont la ténacité, l’audace et l’empathie sont la colonne vertébrale.
Ce n’est qu’en terminale que j’ai découvert le plaisir d’apprendre et que je me suis mis à travailler d’arrache-pied. Là encore, grâce à un enseignant : mon professeur de philosophie, M. Cabasso, que je salue.
Si l’école n’est pas toujours une source de souvenirs heureux, chaque ancien écolier, quel que soit son parcours, garde en mémoire la « bonne » rencontre, avec le « bon » professeur. Pourquoi ­les relations de confiance à l’école semblent-elles si rares ?
Comme vous le soulignez, on se souvient toujours d’un professeur qui, par une phrase, a pu changer une scolarité. La recherche confirme que l’« effet professeur » est crucial : il compte davantage, sur un parcours scolaire, que l’effet familial, et plus que les interactions avec les camarades ou que la taille des classes.
Ce n’est pas l’envie de bien faire des professeurs qui est en cause : en France, nos professeurs sont admirables et ils témoignent d’une vraie vocation pour leur métier. Le problème tient à leur isolement au quotidien, à leur impréparation à la gestion de classes hétérogènes, à leur difficulté à s’adapter aux besoins de chacun et au mythe de la classe silencieuse qui recueille la parole du maître.
Cette école fantasmée est en contradiction complète avec toutes les recherches en psychologie sur le développement de l’enfant et de l’adolescent : une classe bruyante peut être une classe qui échange et construit collectivement un savoir, alors qu’une classe silencieuse peut être une classe qui dort.
Les enquêtes internationales le disent : en France, seulement six enseignants sur dix s’estiment bien préparés dans leur discipline contre neuf sur dix, en moyenne, au sein de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE).
Près d’un tiers du corps enseignant français nourrit un sentiment d’impuissance, d’isolement ou de fatalisme. Attachée, au nom de l’égalitarisme, au dogme du « programme commun à tous », la France reste enfermée dans le schéma du « professeur face à un collectif » plutôt que de s’ouvrir à celui du « professeur face à un élève ».
Ce climat scolaire semble avoir une incidence sur la vie en société : selon les études, elle est marquée, en France plus qu’ailleurs, par la méfiance. L’école est-elle aux racines de ce mal collectif ?
Si vous n’avez jamais appris à avoir confiance en l’autre dès le plus jeune âge, vous ne pouvez pas apprendre à coopérer une fois que vous êtes salarié au sein d’une entreprise. Oui, nous pouvons établir un lien entre le fonctionnement de l’école, des entreprises, de l’Etat et des relations sociales.
La France est, parmi les pays de l’OCDE, celui où les relations entre les employés et les manageurs sont les plus conflictuelles et où le sentiment de pouvoir compter sur les autres est le plus faible. On comprend aisément pourquoi les Français sont particulièrement angoissés au travail.
Cette absence de coopération et de confiance a un impact sur la croissance économique : les pays où la confiance est élevée et où les relations de travail sont peu hiérarchisées se spécialisent dans les secteurs de l’innovation et de la recherche. A l’inverse, dans les pays où les relations de travail sont empreintes de défiance, les capacités de changement et d’innovation deviennent limitées.
Vous faites aussi le lien avec notre rapport aux institutions.
Les Français font partie des citoyens qui se défient le plus de leurs institutions publiques, et, plus généralement, qui se défient le plus les uns des autres. Ils ont confiance en leurs proches et en leur cercle familial, ils mettent en avant leur « bonheur privé », mais ils sont méfiants à l’égard de tous ceux qu’ils ne connaissent pas. Ce sont les Français qui expriment le plus de « malheur public », une forme de pessimisme collectif, parce qu’ils ne parviennent pas à imaginer un projet collectif.
Dans « La Fabrique de la défiance », vous décrivez le fonctionnement « vertical » de l’école, qui favorise le tri et la reproduction sociale. Est-ce cela qui est en cause ?
L’école française est effectivement l’archétype de l’enseignement vertical : l’enseignant professe au tableau et pose ses questions, tandis que les élèves prennent des notes et lui répondent. Un élève français comprend dès le CE2 qu’on attend de lui les bonnes réponses, et non les bonnes questions.
Les différentes enquêtes internationales portant sur les jeunes de 15 ans – quasiment la fin de la scolarité obligatoire – montrent une chose stupéfiante : deux de nos élèves sur trois disent consacrer tout leur temps, en classe, à la prise de notes en silence et n’avoir jamais travaillé en groupe.
Il n’est pas choquant qu’à certains moments l’enfant travaille seul ou qu’il prenne des notes, mais ce qui est frappant, quand on compare la France à d’autres pays, c’est le déséquilibre qui caractérise notre système éducatif : il est encore plus accentué qu’au Japon, un pays pourtant réputé pour sa pédagogie verticale.
D’autres pays, au contraire, mettent l’accent sur l’enseignement horizontal : les élèves posent des questions et travaillent en groupe, collectivement, sur des projets. Les pays scandinaves, les Etats-Unis mais aussi les pays méditerranéens et ceux d’Europe continentale parviennent à équilibrer au mieux travail collectif et cours magistraux. La France est le seul pays où le déséquilibre est aussi prononcé : nous sommes les champions de l’absence de travail en groupe !
L’enquête internationale PISA, qui porte sur plus de 500 000 élèves dans les pays de l’OCDE, montre que notre système scolaire obtient des résultats moyens et produit des inégalités. Les enquêtes nationales ne disent pas mieux : en fin d’école primaire, un élève sur cinq n’a pas les bases suffisantes en français, 30 % sont dans le même cas en mathématiques et en sciences, selon des chiffres rendus publics avant l’été. Y a-t-il un lien entre ces piètres performances et les méthodes que vous décrivez ?
Les méthodes verticales réussissent à une minorité de très bons élèves, mais elles sont inefficaces pour l’ensemble. Le problème, c’est qu’elles ne permettent pas de développer les compétences dites non cognitives : la capacité d’être persévérant et motivé, de s’autodiscipliner ou de coopérer avec les autres.
Vous évoquiez PISA : cette enquête montre que les élèves français sont bons lorsqu’il faut restituer des connaissances, mais qu’ils ont des scores médiocres dans les épreuves où il faut au contraire s’adapter, faire preuve d’esprit critique ou d’innovation ou développer une opinion personnelle – sortir du cadre scolaire, en somme.
Les recherches récentes ont pourtant montré que ce sont ces compétences non cognitives qui expliquent l’essentiel de la réussite des élèves. Elles apportent plus que les capacités intellectuelles et les connaissances acquises.
Beaucoup de nos voisins nous envient notre école publique, gratuite et obligatoire. Les Français, que l’on dit prompts à se lamenter, ne se trompent-ils pas de constat en renvoyant presque toujours leurs difficultés à l’école ?
Il ne s’agit pas de nier ce qui fonctionne : notre école est gratuite, c’est vrai, et notre élite y est très bien formée. Il ne s’agit pas non plus de faire de l’école la responsable de tous les dysfonctionnements, qu’ils soient sociaux, économiques ou familiaux.
Mais ce qu’on attend de l’école, c’est qu’elle corrige les inégalités. On ne lui demande pas de les reproduire et encore moins de les amplifier ! Dans les zones très défavorisées, où l’on envoie des jeunes professeurs qui ne sont pas suffisamment préparés à leur métier, l’école est souvent la seule institution publique qui subsiste, c’est un peu la dernière chose qui peut sauver. On attend beaucoup de l’école, peut-être trop. ­Cependant, rien ne peut expliquer qu’elle amplifie, comme elle le fait aujourd’hui, les inégalités.
« Il n’y a pas de fatalité » : c’est un peu votre credo. De même que la confiance s’érode, elle peut se restaurer. Comment les enseignants peuvent-ils contribuer à cet exercice de « restauration » ?
Contrairement aux compétences cognitives, les compétences sociales sont très malléables : elles peuvent se compléter à tout âge. En la matière, il n’y a pas de retard à compenser, pas de « coche » définitivement loupé : ces aptitudes sont accessibles dès lors qu’on s’attelle à les développer. Reste la question du comment.
Pour qu’une école de l’empathie voie le jour, il faudrait consacrer une place, sur le temps scolaire, à l’apprentissage de l’autonomie, de l’autodiscipline, de la maîtrise de soi. Apprendre aux élèves à différer leurs plaisirs, en somme. Et leur rappeler sans cesse qu’il n’y a pas d’essentialisme : « Vous n’êtes ni bons, ni mauvais en soi. Vous êtes en train de faire un effort. » Cela implique de remettre à plat tout notre système d’évaluation.
Pourquoi ne pas introduire à l’école des exercices très spécifiques permettant de travailler sur le sentiment de satisfaction à court et à moyen termes – je pense en particulier à la pédagogie par contrat ? Pourquoi ne pas adopter une méthodologie mâtinée d’une dose de développement personnel ou de « coaching » que les enfants pourraient appliquer en classe, mais aussi en rentrant chez eux ? Se concentrer, par exemple, cinq minutes avant d’allumer un écran ou prendre le temps de se remémorer la journée avant d’embrayer sur autre chose.
Les réformes engagées par la gauche – notamment le « nouveau collège », qui se met en place à la rentrée – vont-elles, selon vous, dans le bon sens ?
Rétablir la confiance passe par deux préalables : miser sur le travail de groupe et mélanger les publics scolaires pour faire barrage à l’entre-soi. C’est la voie qui me semble être engagée avec la réforme du collège promue par la ministre de l’éducation, Najat Vallaud-Belkacem, qui demande aux enseignants de privilégier une approche interdisciplinaire. Je loue personnellement le courage de notre ministre. Une fois passé l’écume des crispations, l’histoire retiendra ses réformes.
L’historien Antoine Prost écrivait qu’on « peut tout changer dans l’éducation nationale, sauf la façon d’enseigner ». Les décisions politiques peuvent-elles avoir une influence ou le changement ne peut-il venir que des acteurs de l’école ?
Passer d’une intelligence individuelle à une intelligence collective implique, je crois, de laisser les bonnes pratiques et les exemples vertueux remonter, puis de favoriser leur mise en réseau. Autre nécessité corrélée à la première : objectiver ces propositions par le biais d’un organisme d’évaluation indépendant. Mais cela implique de se laisser du temps et de s’émanciper des « bornes » chronologiques propres à la politique. Le temps de la politique ne correspond pas à celui, plus long, des réformes éducatives.
Un mouvement de fond, valorisant ­les savoirs mais aussi les savoir-faire, semble à l’œuvre.Jules Ferry appelait déjà de ses vœux, dans un discours de 1880, des méthodes qui consistent « non plus à dicter comme un arrêt la règle à l’enfant, mais à la lui faire trouver », et qui ­ « se proposent avant tout d’exciter la spontanéité de l’enfant ». Prenons-nous enfin ce virage ?
Il existe, aujourd’hui, une liberté reconnue des méthodes pédagogiques. Mais c’est un leurre de croire que l’école hérite, avec chaque élève, d’une page blanche : elle se confronte, à travers chacun d’entre eux, à un environnement social, culturel et économique donné, un kaléidoscope de situations hétérogènes.
D’où l’urgence de passer d’une école fondée sur l’universalité – un prétendu « même programme pour tous » implicitement destiné à un élève idéal – à une école tout aussi républicaine, mais fondée sur la maximisation des capacités de chacun. Le but est d’amener l’ensemble des élèves, en particulier les moins privilégiés, au maximum de leurs capacités.
Il n’y a rien de mal à défendre une logique d’efficacité plutôt qu’une logique d’universalité en misant sur une personnalisation beaucoup plus importante des approches pédagogiques et, surtout, sur des programmes moins formels qui s’adressent à tous. Ceux d’aujourd’hui ont été conçus par des universitaires très spécialisés et ils s’adressent aux futurs spécialistes des disciplines.
A l’ère des savoirs immédiatement accessibles, le numérique peut-il contribuer à l’avènement de cette « autre » école ?
Qui peut ignorer que le numérique nous autorise à imaginer d’autres réponses pédagogiques ? Il peut être utilisé comme un levier d’innovation central. Il permet tout d’abord d’assurer la couche fondamentale des compétences : un MOOC [formation en ligne ouverte à tous] ou une tablette digitale sont mobilisables à tout instant par les élèves, et ils peuvent répéter plusieurs fois les notions fondamentales sans se lasser, sans se fatiguer, sans se désespérer…
Le numérique permet également de personnaliser l’enseignement et de détecter les difficultés des élèves : il est maintenant possible, à partir des tablettes, de détecter les difficultés d’apprentissage de la lecture de chacun. Cette révolution va permettre d’enrichir le métier des enseignants en leur permettant de personnaliser davantage leur enseignement. Cela leur permettra également de disposer de plus de temps pour se focaliser sur le développement des compétences sociales et non cognitives des élèves, un champ qui, par définition, ne peut se passer du contact humain.

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