Installé sur le campus de l’hôpital Necker, à Paris, l’Institut des maladies génétiques, Imagine, se définit comme un « tube à essai » géant. Ici, patients, médecins et chercheurs se croisent au quotidien. Avec une même obsession : les maladies orphelines.
Arrivé depuis moins d’un an chez Imagine, l’américain Alexion est l’un des pionniers du médicament « orphelin ». Fondée en 1992 par Leonard Bell, un scientifique de l’université Yale, dans le Connecticut, cette « biotech » est l’inventeur du Soliris, indiqué pour le traitement des patients atteints d’hémoglobinurie paroxystique nocturne.
Cette maladie très rare, à l’origine d’anémie sévère, est liée à une mutation génétique que l’on ne sait pas corriger. La molécule d’Alexion permet de réduire de façon importante les symptômes et de diminuer le recours aux transfusions. Elle doit être prise à vie.
400 000 dollars par patient et par an
Peu de personnes sont affectées par cette maladie : environ 8 000 en Europe et 3 000 aux Etats-Unis. Pourtant, le Soliris est l’un des médicaments qui se vend le mieux au monde, avec un chiffre d’affaires de 2,2 milliards de dollars (1,9 milliard d’euros) en 2014. Il pourrait même atteindre 5,4 milliards de dollars en 2020, si d’autres indications, encore en développement, sont approuvées. Une partie de cet argent a été réinvesti dans le développement de molécules prometteuses pour traiter d’autres maladies orphelines comme l’hypophosphatasie, à l’origine d’un déficit de la minéralisation osseuse et dentaire.
Depuis une décennie, la recherche sur les maladies rares – environ 8 000 ont été identifiées – a fait des pas de géants : les biotechs ont ouvert la voie et les grands groupes pharmaceutiques leur ont emboîté le pas. Des thérapies ont été lancées, qui révolutionnent la vie de patients jusqu’alors condamnés.
Leur prix est à la mesure de leur efficacité : jusqu’à 400 000 dollars par patient et par an. Nouvel eldorado des laboratoires, les maladies rares pourraient bientôt mettre les Etats face à un dilemme économique et éthique. Est-il possible de garantir un accès universel à ces médicaments onéreux qui se multiplient ? Doit-on, pour cela, faire une croix sur d’autres actions de santé publique ?
Au cœur d’Imagine, les chercheurs d’Alexion finissent tout juste de déballer caisses et cartons.Devant une paillasse, une laborantine, équipée de gants vert fluo, manipule, avec précaution, une pipette qui contient des cellules, qui seront, ensuite, cultivées. « Ici, nous créons des modèles cellulaires, grâce aux échantillons prélevés sur les patients suivis à l’Institut. C’est une chance unique ! », s’enthousiasme Jean-Philippe Annereau, qui dirige le centre de R&D d’Alexion. « Nous bénéficions aussi de la connaissance très précise qu’ont les médecins des maladies. Leurs hypothèses nous sont très précieuses. »
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Mesures incitatives
Les équipements dans lesquels Alexion a investi – dont un microscope Zeiss, construit sur mesure, d’une valeur de plusieurs centaines de milliers d’euros – sont partagés. De même que les droits sur une éventuelle découverte. Ce partenariat public-privé, sans équivalent en Europe, pourrait bien devenir un modèle à suivre, tant d’un point de vue scientifique qu’économique.
Alexion n’est, en tout cas, pas le seul à chercher la martingale. Les américains Celgene et Vertex ont été parmi les premiers à se lancer. Leurs médicaments, s’ils ne permettent pas de guérir, ont changé la vie des patients. Des maladies, jusqu’alors mortelles, sont devenues chroniques. A la clé, une belle récompense pour les inventeurs : selon une étude publiée fin 2015 par Evaluate Pharma, en 2020 Alexion devrait réaliser près de 7 milliards de dollars de chiffre d’affaires, Celgene 13 milliards de dollars et Vertex 6 milliards de dollars.
Leur compatriote Genzyme, acheté pour plus de 20 milliards de dollars, en 2011, par Sanofi, est aujourd’hui la filiale la plus dynamique du groupe hexagonal. Ses médicaments contre trois pathologies liées à un déficit d’enzymes – maladie de Gaucher, maladie de Pompe ou encore la maladie de Fabry,qui affectent, chacune, environ 10 000 personnes dans le monde, lui ont rapporté près de 2 milliards d’euros en 2014, soit 7 % du chiffre d’affaires de la division pharmacie du groupe français. Des géants commencent à émerger, tel Shire, le grand concurrent de Genzyme, qui a acheté, en janvier, pour 32 milliards de dollars, Baxalta, un autre grand nom des maladies rares.
Cet essor s’explique à la fois par les progrès de la science (biologie moléculaire, génétique), et l’adoption, des deux côtés de l’Atlantique, de mesures incitatives. En Europe, les médicaments orphelins bénéficient ainsi d’une période d’exclusivité de dix ans, c’est-à-dire qu’aucun laboratoire ne peut, pendant cette période, lancer un autre médicament pour traiter la même maladie (sauf s’il s’avère plus efficace).
Ce monopole garantit à l’industriel un revenu stable, ce qui réduit, en partie, le risque dans son modèle économique. Aux Etats-Unis, cette protection est réduite à sept ans, mais les labos bénéficient d’un crédit d’impôt de 50 % sur leurs investissements en R&D et de subventions pour financer leurs essais cliniques.
Mise sur le marché plus rapide
Enfin, compte tenu de l’enjeu pour les patients, les dossiers d’enregistrement bénéficient d’un examen prioritaire. Aux Etats-Unis, les médicaments orphelins obtiennent leur autorisation de mise sur le marché (AMM) en dix mois en moyenne, quand les autres médicaments doivent patienter plus d’un an. « Le dialogue avec les autorités de santé est beaucoup plus facile. Nous bénéficions des conseils scientifiques de leurs experts et nous discutons avec eux des protocoles d’essais cliniques », témoigne Gil Beyen, le dirigeant d’Erytech, une biotech française qui a mis au point une molécule destinée à « affamer » les tumeurs.
Elle pourrait décrocher son AMM à la fin de 2016, avec une première indication dans la leucémie aiguë lymphoblastique, un cancer rare du sang. « Nous avons investi 50 millions d’euros dans le développement de notre molécule, soit dix fois moins que pour un développement classique. La principale différence est la dimension des essais : l’étude requise pour l’enregistrement de notre médicament ne compte que 100 patients, contre plus de 1 000 habituellement », précise M. Beyen.
Une fois lancée, la molécule ne coûte pas non plus très cher en publicité. « Alors que les firmes pharmaceutiques classiques investissent souvent plus en marketing qu’en recherche, ces biotechs n’ont aucun mal à se faire connaître des patients. Ce sont, d’ailleurs, souvent les mêmes que dans les essais ! », rappelle Sébastien Malafosse, analyste chez Oddo. Dans ce contexte, les retours sur investissements peuvent être élevés…, mais le risque existe jusque dans la dernière ligne droite. Les allers-retours des investisseurs en sont le reflet. Après avoir connu un sommet à 40 euros, l’action Erytech est retombée à 20 euros en janvier.
La réussite de ces sociétés rebat aujourd’hui les cartes du secteur pharmaceutique. Spécialisée en hématologie, Celgene est l’inventeur du Revlimid. Ce médicament, indiqué pour traiter le myélome multiple – une maladie de sang qui touche 1 personne sur 100 000 – a réalisé, en 2014, un chiffre d’affaires de 3 milliards de dollars.
Il devrait être, en 2020, le médicament orphelin le plus vendu au monde, avec des ventes estimées à 10 milliards de dollars. « Nous réinvestissons 30 % de cet argent dans la R&D. C’est le meilleur moyen de financer l’innovation », souligne Jérôme Garnier, directeur médical de Celgene, en France.
Esprit pionnier et agilité
La société, qui pèse maintenant près de 80 milliards de dollars en Bourse, non loin de Sanofi, à 105 milliards, est aujourd’hui en mesure de construire un véritable groupe. Avec l’acquisition d’Abraxis et de Pharmion pour près de 3 milliards de dollars chacune, Celgene a étoffé son portefeuille d’anticancéreux « de niche ». L’achat de Receptos, en juillet 2015, pour 7 milliards de dollars, lui a permis de s’ancrer dans le domaine des maladies inflammatoires.
Ces biotechs avaient, toutes les trois, en portefeuille, des molécules prometteuses dans le traitement de maladies rares. « Nos développements sont davantage guidés par la science que par le marché », insiste M. Garnier. « Un super-médicament est d’abord un médicament qui apporte un progrès significatif dans un domaine où il n’y avait rien. »
Fondées par des scientifiques très proches des paillasses, ces biotechs ont un esprit pionnier et une agilité qui font souvent défaut aux grands laboratoires. « Tous les ans, des molécules disparaissaient à la suite d’essais décevants », explique, avec philosophie, Jérôme Garnier, en citant l’exemple de deux médicaments développés en partenariat avec Acceleron pour traiter certaines formes d’anémie.
Le premier, le Sotatercept, semblait promis à un bel avenir, mais le second, le Luspatercept, s’est finalement révélé plus efficace. « Il faut être humble sur le sujet », commente le directeur médical de Celgene, qui investit, chaque année, 30 % de son chiffre d’affaires en recherche, soit deux fois la moyenne du secteur.
Les premiers succès rencontrés dans les maladies rares sont aujourd’hui des modèles pour le développement de molécules destinées à traiter des maladies plus répandues. « On divise désormais les cancers en différentes sous-catégories, en fonction des caractéristiques génétiques de la tumeur. Nous avons ainsi identifié sept cancers du poumon différents, il y en a encore bien d’autres à découvrir », explique Leila Kockler, directrice médicale de Roche France. « Tant que certains patients ne répondent pas aux médicaments qui existent, il y a de la place pour des molécules “de niche” », poursuit la scientifique.
Limites financières
A l’avenir, les limites risquent davantage d’être financières que scientifiques. Selon Evaluate Pharma, les ventes de médicaments qui ciblent des maladies orphelines ont dépassé 100 milliards de dollars en 2015. Elles frôleront les 180 milliards de dollars en 2020… Soit 20 % des ventes de médicaments dans le monde (hors génériques), contre 11 % en 2010 !
En face, les Etats s’affolent déjà : alors qu’ils cherchent, par tous les moyens, à stabiliser leurs dépenses de santé, ces innovations les contraignent à remettre à plat leurs budgets et leurs priorités en matière de santé publique. « Je n’ai pas connaissance de molécules dont le développement a été arrêté pour des motifs économiques, mais je ne suis pas persuadé que cela n’arrivera pas, si l’on ne repense pas le financement de l’innovation. Nous devons trouver un nouvel équilibre », reconnaît M. Garnier.
L’équation est complexe, comme l’illustre le cas du Sovaldi et de l’Harvoni. Grâce à ces médicaments révolutionnaires, 95 % des personnes infectées par le virus de l’hépatite C (une maladie qui n’est pas rare) sont guéries en douze semaines. Jusqu’ici, elles devaient se contenter d’un cocktail de molécules toxiques, avec des nombreuses complications à la clé (cirrhose, cancer, transplantation). L’idéal serait donc de toutes les traiter, mais le prix de ces molécules (plus de 80 000 dollars par patient) pose un problème économique semblable à celui qui attend les Etats avec les maladies rares.
Selon l’Institute for Clinical and Economic Review – une ONG américaine qui a évalué, en 2015, le rapport coût-bénéfice de ces nouveaux traitements en Californie –, cela représenterait pour cet Etat un surcoût de 3 milliards de dollars. Et après vingt ans, en tenant compte des économies réalisées sur la prise en charge des complications, la facture s’élèverait encore à 1,8 milliard de dollars.
Pour réaliser cet investissement, doit-on renoncer à d’autres actions de santé publique, peut-être plus utiles ? En France, un décret, attendu en mars, sur les conditions de prise en charge des molécules les plus onéreuses (qui figure sur une liste dite « liste en sus ») devrait mettre cette question au cœur du débat public.
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