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lundi 15 février 2016

« Entendeur de voix », il devient expert au service de l’institution psychiatrique

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | Par Catherine Mary

Vincent Demassiet, "entendeur de voix", le 2 février 2016, à Tourcoing. OLIVIER TOURON / DIVERGENCE

Vincent Demassiet entend des voix. « T’es nul, t’es un minable », lui disaient-elles naguère. Et il les croyait. Il les croyait car il les entendait vraiment, comme si elles étaient celles de personnes réelles. Parfois même, elles lui donnaient des ordres et lui prédisaient le pire s’il ne les exécutait pas. Par exemple, la mort de ses parents. Aux yeux des psychiatres, Vincent Demassiet était schizophrène et ses voix le rendaient dan­gereux. Pour lui et pour les autres. Il fallait donc les éradiquer.
Et pour cela, un seul moyen, les neuroleptiques, prescrits à des doses croissantes, atteignant sept fois celle préconisée par l’autorisation de mise sur le marché. « J’avais la tête qui penchait, je pesais 204 kg, et un filet de bave coulait de mon menton », raconte-t-il face à la vingtaine de personnes, captives et graves, venues l’écouter dans la petite salle de l’espace Khiasma, aux Lilas (Seine-Saint-Denis). Son élocution est parfois hachée, puis les mots se bousculent, comme précipités par l’urgence de dire. Invité par Dingding­dong, collectif de production de savoirs sur la maladie de Huntington qui s’appuie sur l’expertise des patients pour inventer de nou­velles manières de vivre avec la maladie, il ­témoigne, en tant que président du Réseau français sur l’entente de voix (REV).

« Cela provoque un effet de soulagement absolu quand un entendeur rencontre un autre entendeur sans la stigmatisation de la psychiatrie », se souvient-il, évoquant sa rencontre avec le groupe du REV. « C’est un témoignage puissant, qui illustre ce qui peut se produire lorsque la rencontre entre le psychiatre et son patient ne se fait pas. Vincent a le courage de s’exposer et c’est important », commente à son tour la psychologue Magali Molinié, secrétaire du REV, qui intervient ce soir-là à ses côtés.
« Vincent Demassiet a vécu quelque chose d’extrême. Dans son cas, il a dû y avoir un effet miroir, et tout le monde a eu peur que les voix le poussent à agir dangereusement », ajoute le psychiatre Erwan Le Duigou, de l’unité de psychologie médicale de Lunéville (Meurthe-et-Moselle), qui a accompagné la mise en place d’un groupe d’en­tendeurs de voix. « Son parcours est exemplaire d’une trajectoire remarquable en psychiatrie. Vincent Demassiet a été au-delà de la stigmatisation et de la codification des ma­ladies », complète le psychiatre et psycha­nalyste Patrick Landman.

Un ami qui se transforme en bourreau

Tout commence par une série de viols qu’il subit pendant deux ans à l’adolescence, par un jeune homme, seul d’abord, puis collectivement. Vincent Demassiet a 11 ans et vit dans la métropole lilloise. A la maison, c’est son père, un commerçant flamand catholique, qui commande. Avec lui, il faut se montrer toujours fort. Chaque mercredi, Vincent Demassiet est confié à « la bonne dame du ­cathé ». Celle-ci a un fils, auprès duquel il trouve, dans un premier temps, l’attention qui lui manque. « J’ai vu un jeune adulte qui prenait du temps pour s’occuper de moi », confie-t-il. Jusqu’à ce que l’ami se transforme en bourreau, « des attouchements d’abord, puis des viols avec pénétration ». Pour supporter, Vincent Demassiet se raccroche à des détails du décor restés gravés dans sa mémoire, les défauts de la reliure d’un livre en cuir, les brins du nid d’un oiseau dans l’arbre vu par la fenêtre, un stylo rapporté d’un voyage au Royaume-Uni. Il ne parle pas, craignant la réaction de son père, « parce que c’était ma représentation des choses, et aussi mon éducation ».
Son corps, cependant, ne le laisse pas tranquille. Il a des crises de spasmophilie, associées à l’image d’un oiseau tombant d’un nid et suivies d’un évanouissement. Son père l’emmène alors chez un exorciste qui détecte en lui un démon sexuel. Une cérémonie a lieu, et sans que Vincent Demassiet se l’explique encore, les crises disparaissent.
Il grandit avec son fardeau jusqu’à ce jour où, à l’âge de 17 ans, il s’apprête à avoir pour la première fois une expérience sexuelle consentie. Alors, une voix se met l’insulter, il croit que c’est celle de l’ami désiré. Il rentre chez lui, fait sa première tentative de suicide, est hospitalisé pour dépression. Puis il poursuit ses études et débute dans le milieu de la publicité. Il est doué, gravit les échelons dans une agence renommée, se lance à corps perdu dans une vie mondaine et débridée. Pour tenir le coup, il consomme de la cocaïne, devient dépendant du sexe. « Je croyais être heureux, j’étais un bouffeur d’affaires et de pognon, et j’essayais tout ce qui peut se faire en matière de sexe, résume-t-il. C’est parce que je ne vivais pas d’émotions que je pouvais être un requin. »

« Vincent est schizophrène »

Un jour pourtant, il tombe amoureux ; et les voix entendues à 17 ans reviennent. Il n’en parle pas mais consulte un psychiatre qui le soigne pour une dépression. Un jour, n’y tenant plus, il avoue entendre des voix, et son psychiatre se met à lui prescrire des neuroleptiques sans l’informer du nouveau diagnostic qu’il pose, la schizophrénie. Jusqu’à ce que Vincent Demassiet le questionne, lors d’un rendez-vous où son ami l’accompagnait. « Il s’est tourné vers mon ami comme si je n’étais pas là et lui a dit : “Vincent est schizophrène” », se souvient-il, accusant encore le coup. Les voix se font rétives et les doses de neuroleptiques augmentent, comme leurs effets secondaires, inhibition des émotions et de la satiété, impuissance.
Vincent Demassiet grossit, s’avachit, multiplie les séjours en hôpital psychiatrique. A sa demande d’abord, puis à celle d’un tiers, et enfin d’office, lorsqu’il lui arrive de se retrouver égaré à des kilomètres de chez lui. L’image qu’il a de lui-même se dégrade. Ne se supportant plus, il pousse son ami à le quitter, envisage le suicide, s’achète un pistolet et s’entraîne à tirer sur une citrouille, « pour ne pas [se] manquer ». Mais son projet n’aboutira pas. Entre-temps, il est informé de l’existence d’un groupe d’entendeurs de voix qui se tient à Lille, dans le centre collaborateur de l’Organisation mondiale de la santé. Il s’y rend malgré son poids, qui le handicape lors de tout déplacement. A son arrivée dans le groupe, on l’accueille en lui offrant une tasse de café, une marque de considération qui le surprend. Il s’installe sur une chaise pour somnoler quand un des membres du groupe l’interpelle : « Toi tu n’es pas schizophrène. Tu es Vincent et tu es entendeur de voix. » Vincent Demassiet tend l’oreille, s’étonnant qu’on ne l’appelle pas « le schizo », comme il en a pris l’habitude.
Il reviendra ensuite au centre, y trouve de l’aide. Comme cette fois où les entendeurs lui suggèrent de s’équiper d’un portable pour se libérer de l’angoisse d’être remarqué en train de crier durant le trajet jusqu’au lieu où se tient la réunion. « Si tu cries dans le téléphone, les gens ne te regarderont pas de la même manière. » Il apprend à profiler ses voix en les identifiant d’après leur sexe, leur tonalité, leurs habitudes. Il commence alors à leur fixer des règles, les réprimander, les apprivoiser. Il comprend qu’elles surviennent à chaque fois qu’il tombe amoureux. Il se rappelle en effet s’être senti aimé par son violeur, et réalise que les émotions liées au désir sexuel réveillaient son traumatisme. Petit à petit, il reprend le contrôle de sa vie et, en accord avec son psychiatre, diminue les doses de neuroleptiques jusqu’à pouvoir s’en passer. De patient, il est devenu expert au sein de l’institution psychiatrique et aide à son tour les entendeurs de voix.
A présent, affirme-t-il, ses voix sont devenues sa force. Elles l’avertissent quand une émotion trop violente surgit et l’aident à gérer le stress. « Elles sont devenues un outil formidable pour moi. Je suis quelqu’un de plus heureux maintenant, et cela, c’est grâce à mes voix », conclut-il.
  • Catherine Mary 
    Journaliste au Monde

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