Le 9 juin 2015, une note au titre extravagant témoignait d’un réveil des consciences sur un sujet pourtant sérieux : l’importance du sexe… ou plutôt, de sa prise en compte dans le champ de la santé. « Considérez le sexe comme une variable biologique », tel était le message de cette note, publiée sur le site des National Institutes of Health (NIH) américains – la plus grosse force de frappe mondiale en recherche biomédicale. Elle exhortait les chercheurs à analyser le rôle des différences sexuelles dans leurs études chez l’animal ou dans l’espèce humaine. « Etudier les deux sexes est un fil directeur des recherches en santé », résumait-elle.
« Beaucoup d’études chez l’animal, par exemple sur l’obésité ou les effets d’une alimentation riche en sucre ou en graisse, ont montré des différences entre mâles et femelles. Cela a sensibilisé les grandes agences de financement de la recherche à l’importance de soutenir des projets prenant en compte les deux sexes », explique Yann Hérault, qui dirige l’Institut clinique de la souris à Strasbourg (ICS). Car trop souvent, ces travaux excluaient les femelles, « pour des considérations scientifiques et financières. Les souris femelles ont un cycle ovarien de quatre à cinq jours, et les hormones de ce cycle modifient la physiologie. Pour obtenir 10 souris femelles au même stade du cycle, il en fallait au moins le double ! Pour simplifier, on n’étudiait que des mâles, mais les résultats étaient biaisés en faveur de ce sexe. Je pense qu’il est primordial d’inclure des femelles dans les recherches, à un stade ou un autre des projets. »
« Un mélange de militantisme et de science »
La médecine serait-elle sexiste ? Ainsi posée, la question fait craindre le parti pris. Sur le sujet, « il y a assez souvent un mélange de militantisme et de science. Cela rend les choses difficiles à apprécier », admet la professeure Geneviève Chêne, directrice de l’Institut de santé publique Inserm/Aviesan. Les chausse-trapes ne manquent pas : ce sont des préjugés tenaces, ou qui prennent la forme d’ouvrages grand public sur le « sexe des maladies », mêlant à quelques constats fondés des contre-vérités « proches de l’escroquerie », estime un expert.
L’interrogation est pourtant légitime : en matière de santé, les femmes et les hommes sont-ils égaux ? Disposent-ils des mêmes chances face à la maladie, face aux moyens de prévention, de diagnostic et de traitement ? Comment les stéréotypes liés au genre, c’est-à-dire aux constructions sociales des identités féminine ou masculine, influencent-ils les comportements des patients et des professionnels de santé ? Comment retentissent-ils sur la qualité des soins ?
« Au-delà des différences biologiques liées au sexe, la dimension du genre est trop souvent négligée dans les recherches biomédicales. Et cela, particulièrement en France », a souligné le professeur Yves Lévy, PDG de l’Inserm, lors de la Journée annuelle du comité d’éthique de l’Inserm, le 10 juin, à Paris.
Des différences si mal connues
Comment ne pas s’étonner, à l’heure où la « médecine personnalisée » est érigée en modèle, que les différences liées au sexe et au genre soient si mal connues, si peu explorées et si peu prises en compte dans les pratiques médicales ? « De l’autisme à la polyarthrite rhumatoïde et aux affections cardiovasculaires, de nombreuses maladies présentent des différences marquées entre sexes, dans leur fréquence, leur sévérité ou leurs symptômes, résume le professeur David Page, l’un des plus éminents spécialistes du chromosome mâle (le Y), directeur du Whitehead Institute (MIT, Cambridge, Massachusetts). Dans la plupart des cas, on sait encore très peu de chose sur les origines biologiques de ces différences. Il est vraiment temps de conduire des recherches sur le sujet. »
La prise de conscience n’est pourtant pas neuve. Outre-Atlantique, elle date d’il y a plus de vingt ans ! « Dans les années 1980 et au début des années 1990, la sous-représentation des femmes et des minorités ethniques en tant que sujets de recherche a commencé à être pointée du doigt par des scientifiques et des chercheurs en sciences sociales », racontent les auteurs de la note du Comité d’éthique de l’Inserm « Genre et recherche en santé » (juin 2014). La santé des femmes est alors devenue un enjeu, grâce à la mobilisation de chercheurs ou de médecins réputés, telle Florence Haseltine, auxquels se sont jointes des représentantes démocrates du Congrès américain.
Ce lobbying conduira à l’adoption d’une loi : le NIH Revitalization Act, signé en 1993 par le président Bill Clinton. Elle imposait aux NIH d’inclure des femmes et des personnes issues des minorités dans leurs projets de recherche – et d’analyser les données propres à ces groupes. Les NIH devaient aussi financer l’Office pour la recherche sur la santé des femmes (ORWH), créé en 1990 – instance qui est à l’origine de la note du 9 juin.
Des biais de recrutement subsistent
En 1993, la Food and Drug Administration (FDA) révisait aussi les règles de participation des femmes dans les essais cliniques financés par les sociétés pharmaceutiques. Ce fut notamment « grâce au HIV Law Project, qui déposa une pétition mettant en cause la FDA », rappelle le comité d’éthique de l’Inserm. Auparavant, la réglementation en vigueur excluait des essais précoces les femmes en âge de procréer, dans un souci de protection des fœtus potentiels. Mais les directives de 1993 ont permis l’inclusion des femmes, même dans les premières phases d’expérimentation de nouveaux médicaments, à condition qu’elles aient recours à une forme de contraception. Aujourd’hui, qu’en est-il de l’inclusion des femmes dans les essais cliniques ? D’indéniables progrès ont été accomplis, notamment dans le domaine des infections par le virus du sida. Mais des biais de recrutement subsistent dans le champ des maladies cardiovasculaires, par exemple.
Revenons au premier volet du problème, la dimension biologique. Surprise : même les différences génétiques entre sexes restent un mystère ! En témoigne le modèle de la souris, avec laquelle nous partageons 95 % de nos gènes. Depuis 2011, un projet mobilise 18 centres dans le monde pour élucider les fonctions précises des 25 000 gènes de ce rongeur. « L’analyse des 500 premiers gènes de la souris a révélé l’importance d’inclure autant de femelles que de mâles dans ces études, souligne le chercheur Yann Hérault, qui participe à ce vaste projet. Nous avons ainsi découvert qu’environ 10 % des gènes de la souris ont des effets fonctionnels différents chez les mâles et chez les femelles. Nous ne nous attendions pas à un tel écart ! »
Nombre de ces gènes dont les effets diffèrent selon le sexe ne sont pas situés sur des chromosomes sexuels (XX chez les femelles, XY chez les mâles). « Ce n’est peut-être pas si surprenant. D’une part, beaucoup de produits des gènes du chromosome X participent à la régulation de gènes situés sur d’autres chromosomes. D’autre part, le niveau d’expression des gènes du X diffère entre les sexes », explique Edith Heard, professeure au Collège de France, spécialiste du chromosome X à l’Institut Curie (Paris). « Les travaux d’un généticien américain, Hunt Willard, ont montré que chez les femelles, beaucoup de gènes du X – jusqu’à 25 % chez la femme – peuvent échapper à l’inactivation habituelle d’un des deux exemplaires du X dans différents tissus. Les femmes ont ainsi une bien plus grande diversité génétique que les hommes – aussi parce que ce ne sont pas les mêmes gènes du X qui sont inactivés dans les différentes cellules d’une même personne XX. »
Sensibilités variables
Ces différences génétiques pourraient-elles expliquer les sensibilités variables des hommes et des femmes à certaines maladies affectant les deux sexes ? « La plus grande diversité génétique et phénotypique des femmes pourrait augmenter leur capacité à résister à certaines maladies », estime Edith Heard. Les hommes, par ailleurs, sont bien plus sensibles à des maladies liées à l’X, comme certaines déficiences intellectuelles ou l’hémophilie : chez les individus XY, une mutation sur un gène du X n’est pas compensée par la version normale de ce gène sur l’autre copie du X.
A l’inverse, le « double X » des femmes expliquerait-il leur sensibilité accrue à de nombreuses maladies auto-immunes ? L’hypothèse – à confirmer – est séduisante. Pour qu’elles ne s’attaquent pas à nos propres tissus, certaines de nos cellules immunitaires (des lymphocytes) sont éduquées dans le thymus. Chacun de ces lymphocytes y est exposé à des protéines de nos tissus. Ceux qui réagissent à l’une de ces molécules sont impitoyablement éliminés. Les survivants n’agressent donc pas les tissus de l’organisme. Mais chez les femmes, certains lymphocytes pourraient n’être exposés qu’à des protéines formées à partir des gènes de l’X paternel ou du X maternel. Ce défaut d’éducation pourrait les inciter à attaquer, plus tard, des molécules qu’ils n’auraient pas appris à reconnaître comme faisant partie intégrante de l’individu.
Dans le domaine des maladies neuropsychiatriques, comprendre les différences entre sexes reste un défi. Parce que l’autisme est en moyenne quatre fois plus fréquent chez les hommes, on a d’abord recherché les gènes du chromosome X qui pourraient être en cause. Deux gènes ont été découverts en 2003 par Thomas Bourgeron (Institut Pasteur, Paris) : ils codent des protéines (les neuroligines) impliquées dans le fonctionnement des synapses. Mais leurs mutations sont rarissimes. « Ces gènes n’expliquent donc pas l’excès d’autisme chez les garçons », tranche le généticien Jean-Louis Mandel, professeur au Collège de France.
Mais une hypothèse intéressante a été développée par Simon Baron-Cohen, psycho-pathologiste à l’université de Cambridge (Royaume-Uni). « Selon cette hypothèse, l’autisme serait une “manifestation extrême de cerveau masculin”, explique Jean-Louis Mandel. Par rapport à un cerveau féminin, un cerveau masculin serait plus apte à “systématiser”, c’est-à-dire à analyser ou construire des systèmes, mais moins apte à “empathiser”, c’est-à-dire à identifier les pensées et affects d’autrui et à y réagir de façon appropriée. Et cela, pour des raisons inhérentes au développement biologique du cerveau. » Une hypothèse étayée par le fait que, dans la population générale, les hommes ont des scores d’autisme plus élevés que les femmes. Dès lors, il suffirait qu’un événement environnemental ou culturel de faible ampleur survienne pour déclencher l’autisme chez les hommes.
A l’appui également de ce postulat, une étude publiée en 2014 dans la revue American Journal of Human Genetics par l’équipe de Sébastien Jacquemont, de l’université de Montréal. Elle révèle que les filles autistes ont plus souvent des atteintes génétiques importantes que les garçons autistes. Il faudrait donc qu’elles accumulent plus de défauts génétiques pour développer la maladie.
Entre le sexe et le genre
L’originalité de cette hypothèse est de « mettre en scène » une première explication biologique, à laquelle se surajoutent un ou plusieurs événements d’origine culturelle, environnementale ou génétique. En ce sens, elle illustre à merveille les intrications complexes entre le biologique et le social – entre le sexe et le genre.
Venons-en maintenant aux stéréotypes de genre. On cite souvent l’exemple des maladies cardiovasculaires, parce qu’elles seraient emblématiques d’une moindre attention accordée – par les professionnels de santé ou par les femmes elles-mêmes – aux symptômes féminins alertant d’un infarctus du myocarde, par exemple. Mais c’est aussi que les femmes, pour des raisons sans doute hormonales, ont longtemps été protégées de ces maladies jusqu’à la ménopause – un avantage qui tend à fondre en raison de la flambée du tabagisme chez les femmes.
A rebours de l’exemple précédent, les stéréotypes de genre sont parfois défavorables à la santé des hommes. Ainsi, l’ostéoporose est longtemps restée sous-diagnostiquée chez les hommes. Jusqu’en 1990, c’était une maladie « féminine » associée à la ménopause – et au marché des traitements hormonaux de substitution. « La mise en cause de ces traitements dans la prévention de l’ostéoporose chez les femmes a conduit à établir des scores de densité osseuse pour les hommes, au même titre que ceux définis pour les femmes », explique le comité d’éthique de l’Inserm dans sa note « Genre et recherche en santé ».
« La vaccination contre la rubéole, où l’on vaccine la totalité de la population pour protéger les femmes – et leurs fœtus – est un des rares exemples de manifestation antisexiste en santé », observe de son côté Philippe Kourilsky, professeur au Collège de France. Dans cet inventaire des raretés, figurera aussi peut-être demain l’exemple de la vaccination contre le papillomavirus humain (HPV), qui provoque surtout des cancers du col de l’utérus : les Etats-Unis ont récemment recommandé de vacciner non seulement les jeunes filles, mais aussi les jeunes garçons.
Ce sont là pourtant des exceptions notables. « Les femmes n’ont pas tort du tout quand elles refusent les règles de vie qui sont introduites au monde, d’autant que ce sont les hommes qui les ont faites sans elles », écrivait, incroyablement prémonitoire, Michel de Montaigne dans ses Essais (livre III, 1588). Selon Geneviève Chêne, « il faut que les questions de genre soient systématiquement abordées dans les politiques de santé. Un des enjeux est de comprendre l’impact du social sur la biologie pour construire des interventions qui en tiennent compte. Il faudra aussi évaluer l’impact d’interventions politiques ou sociales visant notamment à éviter les discriminations liées au genre, donc aussi à éduquer et améliorer les conditions de vie, en particulier au travail ».
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