Les très jeunes enfants sont-ils, comme on aurait tendance à le penser, de petits « monstres » incapables de partager leurs jouets, insensibles à la détresse d’autrui ? Pas du tout, révèle une enquête publiée dans Current Biology, conduite par une équipe de l’Institut Max-Planck de Leipzig (Allemagne) et de l’université de Manchester (Royaume-Uni). Au contraire, les tout-petits montrent, dès l’âge de 3 ans, un réel souci des autres et un sens de la justice « réparatrice » : ils sont capables d’intervenir pour réparer les torts causés à quelqu’un d’autre par un tiers malveillant. Un résultat qui a surpris les auteurs de l’étude eux-mêmes.
« Nous voulions étudier si les enfants sont enclins à punir le “coupable” quand ils assistent à une scène d’agression, car ce sens de la justice réparatrice joue un rôle essentiel dans la cohésion des groupes sociaux. Mais on ne sait ni comment il se développe chez l’homme, ni s’il existe déjà chez le tout-petit », explique Keith Jensen, l’un des auteurs de l’étude, aujourd’hui à Manchester. L’équipe est partie d’un travail réalisé dans le laboratoire de l’éminent éthologue Michael Tomasello, à Leipzig, mais avec des chimpanzés, et pour lequel le résultat fut sans appel : ces derniers n’ont le sens de la « justice réparatrice » que lorsque eux-mêmes sont les victimes de l’agression.
La victime et le profiteur
L’expérience a consisté à faire asseoir un enfant à une table ronde avec une marionnette à sa gauche (la n° 1, la victime) et une marionnette plus ou moins bien intentionnée en face de lui (la n° 2, le profiteur). Des marionnettistes leur font prendre vie. L’enjeu du test est un jouet qui se trouve au départ devant l’enfant ou devant la victime. Seuls l’enfant et le profiteur peuvent déplacer l’objet en faisant tourner la table dans le sens des aiguilles d’une montre ; quand le jouet arrive dans la « grotte », à droite de l’enfant, il disparaît et la table ne peut plus bouger. Au départ, l’objet est soit devant l’enfant (qui sera lésé), soit devant la marionnette victime, et plusieurs situations peuvent être testées.
Dans le cas du vol, la marionnette voleuse fait bouger la table pour déplacer vers elle l’objet. L’enfant a le choix entre ne rien faire, ou faire disparaître l’objet dans la grotte, donc punir le voleur. Ce qu’il fait presque systématiquement. « Nous pensions que l’enfant punirait de moins en moins souvent quand on passe de la situation la plus agressive (le vol) à la plus douce (le droit de prendre) et aussi moins souvent quand c’est l’autre qui est lésé et non lui. Or l’enfant réagit de la même façon, quelles que soient les circonstances. Son sens de la justice ne se focalise pas sur les raisons qui ont causé la perte de l’objet, mais plus sur la réparation du tort causé à la victime », s’étonne Keith Jensen. Lorsque la table pouvait tourner dans les deux sens, les enfants ont préféré restituer l’objet à leur « propriétaire » plutôt que de le faire disparaître dans la grotte.
Résultat inattendu
Pour Peter Blake, de l’université de Boston, c’est un résultat inattendu. « On s’est focalisé jusqu’à présent sur l’importance de la punition pour renforcer la cohésion sociale. Or cette expérience montre que, lorsqu’ils le peuvent, les enfants préfèrent rendre justice à la victime que punir l’agresseur. » Mais Katherine McAuliffe, de l’université Yale, tempère : « Lorsque l’enfant rend l’objet à la victime, on peut aussi considérer qu’il punit tout autant le voleur, puisqu’il le prive du jouet. »
Ce comportement est-il fondé sur l’empathie ? Les auteurs avancent une autre explication : les tout-petits auraient un certain sens de la propriété qui les pousse à rendre un objet à celui qui l’avait en premier. Ce sens de la propriété est-il inné ? Pour Adrien Meguerditchian, chercheur CNRS de l’université Aix-Marseille, « il est possible qu’il corresponde à une norme sociale culturelle acquise : ne demande-t-on pas à un petit de rendre un jouet qui ne lui appartient pas, et ce, bien avant l’âge de 3 ans ? »
Marie Olivier, « Le Temps » (Lausanne)
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