Par Lisa Vignoli
S'IL AVAIT CONDUIT LA VOITURE, C'EST CERTAIN, ILS N'AURAIENT PAS RATÉ LE COUCHER DE SOLEIL. Ni le passage des chevaux sauvages. Ni la réservation au restaurant. Ce premier jour, rien ne s'est passé comme prévu. Il a failli gâcher le reste des vacances. Pourtant, tout avait été pensé, réservé, noté. An-ti-ci-pé. Sur les pages de l'agenda, dans le calendrier de l'iPhone, partout.
Oui, notre vacancier, un quadra parisien, est du genre très organisé, un peu control freak sur les bords. L'expression a fait son apparition aux Etats-Unis dans les années 1960 et se traduirait le plus efficacement par : "maniaque du contrôle". Freaks qualifiant des monstres en anglais, comme dans le film du même nom réalisé par Tod Browning en 1932. Sauf que les control freaks n'ont rien de créatures effrayantes, ce sont juste"des gens monstrueusement pris dans une obsession compulsive du contrôle", explique le psychanalyste Roland Gori.
Dans la manière de vivre et de penser de ces perfectionnistes du quotidien, rien n'est laissé au hasard. Le désordre et l'imprévu incarnent des ennemis, la raison et la programmation sont devenues une religion. L'oeil rivé sur la balance, sur l'allure vestimentaire, sur le carnet de bal social, sur l'éducation des enfants, sur l'avenir professionnel, sur, sur, sur... "Aucun domaine n'est épargné, tous les rouages de la machine sont touchés, l'organisation de la vie quotidienne répond à la même logique que la division du travail", poursuit l'auteur de La Dignité de penser (éd. Les liens qui libèrent, 2011).
Les control freaks seraient-ils des tayloristes de la vie quotidienne, rationalisant chacun de leurs faits et gestes ? "Des exécutants plutôt, des militaires au service de leur propre cause", juge cette jeune avocate parisienne qui partage la vie d'un control freak. Lui est incapable de passer une journée sans avoir établi au préalable une liste des tâches, de prendre de décision sans avoir imaginé une vingtaine de scénarios envisageables, ou simplement de se "laisser aller". "Je crois que l'expression même lui donne de l'urticaire", sourit-elle.
En mars dernier, dans les pages du Elle anglais, c'est une femme qui s'autoproclamait control freak. Victoria Beckham, allure impeccable, attitude sous contrôle, parfaite jusqu'au bout des nails. L'ex-chanteuse-businesswoman confiait son incapacité à déléguer, son besoin de tout "micro-manager". L'expression peut surprendre. Elle tient pourtant une place de choix dans la littérature américaine, prolixe sur le sujet descontrol freaks, pour définir cette façon d'appliquer à sa propre vie des méthodes de management professionnel. "Chaque société a la pathologie qu'elle mérite, reprend Roland Gori. Les control freaks conviennent à notre civilisation capitaliste qui rationalise les conduites pour optimiser la production et le rendement. L'individu entrepreneur de lui-même se conçoit comme une micro-entreprise libérale autogérée ouverte à la concurrence et à la compétition sur le marché des jouissances existentielles. »
D'une certaine façon, la société les accueille à bras ouverts, selon le professeur de psychopathologie à l'université Rennes-II Alain Abelhauser, auteur de Mal de femme. La perversion au féminin (éd. Seuil, 2013) : "Lescontrol freaks sont des gens qui, dans l'imaginaire collectif, correspondent à une forme de névrose obsessionnelle "réussie". On leur donne l'illusion qu'ils s'en sortent bien. Alors que la réalité est tout autre. Souvent, à force de vouloir réussir, protéger leur vie de la sorte, ils passent tout simplement à côté." Les emplois du temps millimétrés ne laissent que peu de place pour la rencontre, la surprise, voire la poésie.
"A l'extrême, cela conduit à la paralysie des affects, des rêves et de la pensée, ajoute Roland Gori, avant d'évoquer l'image du coup de foudre amoureux : "André Breton écrivait à ce sujet dans L'amour fou "c'est comme si je m'étais perdu et qu'on vînt tout à coup me donner de mes nouvelles". Or, le control freak ne se perd jamais. » Ou quand il se perd, il s'égare vraiment.
LA COMPAGNIE D'UN OBSÉDÉ DU CONTRÔLE LAISSE DES TRACES, des souvenirs bien accrochés. Comme ce voyage organisé de longue date en Islande. "Pas une heure n'était vide, pas une chambre d'hôtel ne se serait trouvée sur place...", se souvient une épouse spectatrice d'un beau ratage. A force d'avoir le nez trop près du calendrier, le chef de famille, qui ne voulait rien déléguer (autre caractéristique du control freak), s'est trompé d'un jour. "Le vol avait lieu la veille, tout ce qui avait été imaginé est tombé à l'eau, il n'a pas su le surmonter, décaler le voyage, résultat, nous ne sommes pas partis." Le grain de sable a grippé la machine.
Pourtant, ce type d'aléas (du mauvais temps pendant l'unique semaine de vacances au redoublement incompris du fils prodige) peut être le facteur déclencheur qui conduit le control freak dans le cabinet d'un psychanalyste. Tous arrivent avec la même complainte : "Malgré tous mes efforts, ça n'a pas marché comme je voulais." Après s'être lové dans des années de contrôle à l'égard d'eux-mêmes, "après avoir tenu leurs propres rênes extrêmement serrées, il arrive un moment où ça ne tient plus",explique le docteur Abelhauser. Alors, le plus souvent à ce moment critique qu'on dit du milieu de la vie, vers l'âge de 40 ans, la crise survient. Et celle-là, ils ne l'avaient pas prévue. D'autres consultent pour essayer de se défaire de leur penchant rabat-joie, voire pénible, qui les enserre.
"On voit à travers tous les indicateurs dont on dispose (littérature, science, éducation) que la société change extrêmement vite, rappelle Alain Abelhauser. La passion du contrôle correspond très bien au goût d'une époque et nous nous trouvons sans doute de ce côté du balancier où elle devient lassante." Dépassés, les control freaks ? Pas si simple. Steve Jobs, qui était considéré par son entourage comme l'archétype même du maniaque du contrôle de lui-même, a laissé derrière lui un empire technologique, Apple, qui laisse rêveur. Qui d'autre qu'un control freakaurait pu rendre autant de monde aussi accro à ses créations ?
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