La nuit du chasseur
LE MONDE | Par Ariane Chemin
Quand on lui demande aujourd'hui de dessiner sa famille, il trace un trait pour le corps, deux pour les bras, deux pour les jambes, comme un enfant. Il écrit dessous les prénoms de son père, sa mère, ses deux frères de 10 ans, et le sien, Andy. Tout le monde se tient par la main. Un rond pour chaque tête, et de grands sourires dedans. Qu'y avait-il donc dans celle d'Andy, 16 ans, lorsqu'en août 2009 il a tiré dans le noir sur ses parents puis, avec le même fusil, sur les jumeaux endormis dans la chambre à côté, visant entre les barreaux de leur mezzanine, éclaboussant de sang les doudous et les médailles de sport accrochées au pied des lits ?
Lundi 12 novembre, la cour d'assises des mineurs d'Ajaccio entendra se battre les experts pour savoir si Andy est coupable, responsable, dangereux. La presse – si on l'y autorise – mais aussi oncles, tantes et grands-parents, qui n'ont pas souhaité le revoir depuis trois ans, scruteront dans le box ce qui passera ou ne passera pas sur le visage de ce jeune homme frêle et juvénile, accusé d'un crime rarissime: un"parenticide", comme on dit désormais, élargi à sa fratrie.
L'histoire se passe au Hameau du soleil. Un lotissement de Porticcio, dans le golfe d'Ajaccio, construit au temps où les prix de l'immobilier n'avaient pas encore explosé, aujourd'hui rattrapé par des résidences secondaires avec piscine. Une maison gardée par un chien et un portail automatique, et où, en ce mois de vacances, on dîne au clair de lune, sur la terrasse où sèchent les maillots de bain, près du petit 4×4. Au loin, la mer. Dans les parterres alentour, des fleurs plantées, bouturées et arrosées avec soin par les parents. A l'époque, du moins. Aujourd'hui, Andy dit aux psychiatres qui l'examinent: "C'est comme s'il y avait un jardin tout beau et que j'avais tout détruit sans motif."
PIQUE-NIQUES ET RANDONNÉES
Sur la boîte aux lettres, le nom de la famille fleure bon la France profonde. Patrice, 45 ans, venu de la Côte d'Azur, fut garçon coiffeur avant de travailler dans un "gratuit" local de petites annonces. Un bricoleur: il vient juste d'achever la nouvelle véranda. Nadine, 47 ans, originaire de l'île, a choisi d'élever ses enfants et arrondit les fins de mois avec des travaux de repassage. Vingt-six ans de mariage, une maman blonde aux yeux bleus – "un rire, un sourire", résume son frère –, qui cuisine à midi et le soir, a appris à dire merci et à débarrasser la table à ses trois enfants: Andy, attendu et espéré pendant dix ans, Liam et Duane. Des prénoms choisis, expliquera l'aîné sur procès-verbal, "pour que ça sorte de l'ordinaire".
Chez les F., on serre le budget – comme l'attestent les emballages premier prix retrouvés dans la poubelle. Mais on s'offre, quand on peut, montres Cartier et Breitling, on part même un hiver skier à Isola 2000. L'été, on organise pique-niques et randonnées, quand on ne passe pas la journée en mer, sur le petit bateau qu'a acheté Patrice. Tout le monde a l'air heureux dans les cadres posés sur les buffets. "Chez moi, on ne tapait pas, on n'avait pas peur", dit Andy, qui continue alors à passer week-ends et vacances en famille. De toute façon, Andy n'est pas un enfant à problèmes. Une gorgée de bière ou de muscat dans toute une vie ou presque, pas de cigarettes, et pour le reste, tennis, karaté, foot, basket et, les parents y tiennent, le travail scolaire.
"Ils étaient en admiration devant leurs enfants qui réussissaient leur scolarité", témoignent des voisins. Le week-end ou le soir, ce n'est qu'une fois les devoirs bouclés qu'Andy regarde dans sa chambre, entre ses mangas et ses "Titeuf", ses films préférés. Hitman,adaptation au cinéma d'un jeu vidéo homonyme, aventure d'un tueur à gages, "précis, méticuleux perfectionniste, qui ne laisse rien au hasard et ne rate jamais sa cible", dit le synopsis. "Je lai vu o moin 6 fois, dit un texto. Je connais chaque passage." Ou encore Mr. Brooks, autre film de 2007, où Kevin Costner, homme et mari exemplaire, devient la nuit un tueur en série. "THE film", commente l'adolescent dans un autre message. Sur sa console vidéo, au pied de sa couette aux dessins d'enfant, Andy dit passer "une heure et demie" chaque soir. Il est fan de Call of Duty et de ces "first person shooter", ces jeux vidéo où, derrière sa console, on se glisse dans la peau d'un tueur dont on ne voit que les mains et l'arme.
"J'ÉTAIS LEUR IDOLE"
Ce soir du 11 août 2009, les époux F., qui sortent peu, sont invités à partager barbecue et rosé chez leurs voisins. Andy est chargé de faire prendre leur douche à ses petits frères et de leur préparer des nuggets et des frites. Entre l'aîné et les cadets, il n'y a jamais eu plus que "des petites chamailleries, comme tous les frères de la terre", dit Andy,"j'étais leur idole". S'est-il passé quelque chose, ce soir-là ? C'est l'un des mystères du dossier. Venue passer quelques jours au printemps, la grand-mère paternelle avait noté qu'"Andy était devenu glacial, on ne savait jamais ce qu'il pensait, et il jouait avec les jumeaux le rôle du père." Tout début août, Océane, la petite cousine de 10 ans, effrayée, a voulu écourter ses vacances: Andy lui faisait "les yeux blancs".
Le seul récit de la soirée, et pour cause, est celui de l'adolescent."Après le repas, ils sont partis jouer à la console vidéo dans leur chambre et moi, je suis resté dans le salon pour regarder (...) TF1. Il y avait "Mon incroyable fiancé" et ensuite "Moonlight". Mes parents sont rentrés vers minuit et demi." Vers 3 heures, pris d'une insomnie, il branche Fun Radio et NRJ sur son baladeur MP3. Et puis, tout à coup, se lève, fourre dans son sac de cours des vêtements, l'ordinateur de sa mère et, toujours selon lui, se retrouve dans le salon, près du râtelier où est rangée une Winchester. "J'avais tiré avec pour le Nouvel An. Mon père (...) m'a montré comment la tenir."
Andy ferme soigneusement fenêtres et volets, s'empare d'une lampe torche et entre dans la chambre de ses parents. La sécurité du fusil à pompe retient le premier coup. Son père ouvre les yeux, il tire à nouveau. "J'ai rechargé direct, j'ai tiré sur ma mère, ça s'est passé très vite." L'autopsie montrera que Nadine a eu le temps de se redresser dans son lit.
"JE NE VOULAIS PAS QU'ILS AIENT MAL"
De l'autre côté de la cloison, il y a la chambre des enfants. Andy jure que les tirs ne les ont pas réveillés. Liam s'est néanmoins assis sur son lit, et a mis ses bras devant lui pour se protéger, les blessures de ses mains en témoignent. Duane, lui, a été touché au thorax. Andy s'en va, entend les jumeaux "pleurer" et "geindre", et revient les achever d'une balle dans la tête. Peu de récits meurtriers sont débités de manière aussi clinique. "Je ne voulais pas les faire souffrir, je sais que les tuer ce n'est pas bien non plus mais je ne voulais pas qu'ils aient mal. (...) Le premier coup a été tiré un peu à l'aveuglette. Les seconds tirs ont été faits de plus près."
Le temps de rassembler les économies et les deux montres à l'abri dans le coffre, les portables dont il enlève les cartes SIM pour ne pas se faire repérer, Andy s'enfuit et erre une journée durant dans le maquis et sur la plage, où son oncle le retrouvera. Avant, il avait simulé, en appelant le 17, un cambriolage qui aurait mal tourné: "Au secours, je m'appelle Andy, venez m'aider, y'a quelqu'un chez moi, il a tiré des coups de feu, au secours! Ah non, lâchez-moi! Aaaaah! Aaaaah! Aaaaah!"
"Je ne veux aller ni en prison ni chez les fous", dira Andy après son carnage. Une voie étroite. Et, plus tard, aux enquêteurs, au juge, à tout le monde, avec des variantes de forme mais une idée fixe: "Je ne savais plus où j'étais, je n'entendais plus rien et je voyais tout flou...";"Je me sentais comme un robot, comme téléguidé..."; "J'ai disjoncté, c'était comme un cauchemar..."; "J'ai tué toute ma famille pas en étant moi. J'étais là physiquement, mais pas mentalement. C'est comme si c'était une autre personne..." Sur une feuille blanche, dans sa cellule, en lettres bâtons et avec pas mal de fautes d'orthographe, à son seul usage et "pour évacuer", il a aussi écrit: "J'ai tué mon père, ma mère et mes frères. Ce n'est pas possible que j'aie fait ça. Pourtant, je l'ai bien fait. Papa, Maman, Liam et Duane, je suis désolé. S'il vous plaît, excusez-moi."
LA TOILE, SON "DÉFOULOIR"
"La mort a des milliers de visages, mais le mal, un seul", disait le statut Facebook d'Andy. "Andyleboss", avait choisi le jeune homme pour adresse e-mail. Sur MSN, le nouveau journal intime des pré-ados, on apprend que le garçon a embrassé deux fois une fille, des petits"bisous", confieront-elles, sans lendemain. Deux "histoires" de "six heures", mais des échecs qu'il ressasse sur son écran, le soir. Cela va de "Anaïs, j'ai pas envie de positiver, ça sert à rien, la vie n'est que souffrance et destruction" à "Je suis un danger" et "De toute façon, moi à 18 ans, je deviens tueur à gages". Ou encore: "Il faut pas que tu révèles mon identité secrète, que je suis un psychopathe."
La Toile n'est qu'un "défouloir", dit-il aux enquêteurs. Il "délirait", comme tous les jeunes de son âge, en racontant dans ses messages qu'il voulait "fracasser" ses concurrents, "faire vivre dans la souffrance la plus extrême" cette fille qui ne veut pas l'embrasser. Celle qui le fait souffrir? "Je lui coupe les mains et les pieds, je lui arrache les cordes vocales." Il avance que la mort à scooter d'un copain, quinze jours plus tôt, a pu le perturber.
A Borgo, où il a rejoint le quartier pour majeurs, Andy s'est bien fait à la vie en prison. Le meurtrier n'a pas connu de dépression, a refusé les somnifères qu'on lui proposait, a lu Bel Ami mais trouvé Le Misanthrope un peu "difficile". Il continue d'assurer que ce n'est pas lui qui a retourné les corps de sa mère et de son père après les avoir tués et posé un oreiller sur la tête de ce dernier, répète que tous les deux étaient "parfaits": "Je ne me voyais pas [les] tuer, ils ne m'avaient rien fait. Mes frères encore moins." Evoque son avenir de dentiste, un rêve de ses parents, sans doute: "Ça ne me plaît pas plus que ça, mais c'est un métier qui marche." Après son bac S avec mention, il s'est inscrit à des cours de médecine par correspondance. Il confie qu'il aimerait bien rendre hommage à son père en dispersant ses cendres dans la mer, et "récupérer", quand il s'installera plus tard loin de chez lui afin que "les gens oublient [son] histoire", quelques "objets" et souvenirs du Hameau du soleil.
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