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dimanche 11 novembre 2012

Jean-Martin Charcot, la face cachée d'un neurologue

LE MONDE SCIENCE ET TECHNO | 
Figure mythique de la neurologie et de la psychiatrie, le professeur Jean-Martin Charcot (1825-1893) voit son image sensiblement écornée dans le film Augustine, d'Alice Winocour, en salles depuis le 7 novembre. Dans le rôle principal, Vincent Lindon incarne avec finesse et profondeur cette sommité médicale, pour qui fut créée la toute première chaire de neurologie du monde , en 1882, à l'hôpital de la Salpêtrière (Paris).
Mais cette oeuvre dresse le portrait sombre d'un Charcot impénétrable, mutique, aux émotions verrouillées. Un clinicien certes habité par son métier, mais débordé par ses ambitions académiques. Augustine décrit aussi sa relation ambiguë avec sa patiente éponyme (la chanteuse Soko). La parfaite incarnation de cette définition de l'hystérique selon Lacan : "Une esclave qui cherche un maître sur qui régner." Au sommet de l'échelle sociale, le mandarin va progressivement se laisser séduire par cette malade tout en bas de l'échelle, dans une société d'une froide cruauté.
Au demeurant très belle, cette fiction occulte la dimension visionnaire, le génie médical du personnage. "Charcot a été le premier à introduire la démarche scientifique dans l'étude des maladies du système nerveux, résume Yves Agid, neurologue à la Pitié-Salpêtrière. Avec un siècle d'avance, il a fondé la neurologie moderne. Il reste le plus grand des neurologues."
Qui fut le vrai Charcot ? "La figure du maître de la Salpêtrière reste l'objet d'une fascination aussi inépuisable qu'ambivalente", écrit le philosophe Marcel Gauchet dans Le Vrai Charcot (Calmann-Lévy, 1997), cosigné avec la psychiatre Gladys Swain.
Le personnage est resté secret. "Ce qu'on sait de lui vient de ses proches, qui se partagent en deux courants opposés, raconte Jacques Poirier, neurologue et historien de la médecine : ses hagiographes, qui furent surtout ses élèves, et ses détracteurs invétérés, tels Léon Daudet ou les frères Goncourt qui en ont dressé des portraits au vitriol."
"C'était indiscutablement un despote, avec ses élèves comme avec sa famille. Il était taciturne, introverti, égocentrique. On a parfois attribué cette cuirasse à une extrême sensibilité, poursuit M. Poirier. Mais c'était un "austère qui se marre". Il adorait les spectacles de clown et pouvait brailler des chansons de salle de garde." Cet anticlérical affirmé, sans opinion politique connue, était aussi doté d'un singulier charisme.
Travailleur acharné, d'une immense culture, Jean-Martin Charcot était animé de hautes ambitions, avide d'honneurs et de pouvoir. Issu de la petite bourgeoisie (son père était carrossier), il suit à Paris un parcours scolaire et médical classique. En 1862, il épouse une veuve fortunée dont il aura une fille et un garçon, le futur explorateur Jean-Baptiste Charcot. La même année, il est nommé médecin-chef à la Salpêtrière, alors "hospice de la vieillesse-femme", dédié aux indigentes et aux aliénées.
Dans cette cour des miracles, pendant plus de dix ans, Charcot va décrire, avec une minutie quasi obsessionnelle, les signes cliniques de ses patients, photos et croquis à l'appui - il avait un très bon coup de crayon. Puis, à l'autopsie, il scrute au microscope les lésions correspondantes sur des coupes du cerveau ou de la moelle épinière.
"Charcot va utiliser cette méthode anatomo-clinique pour individualiser de très nombreuses maladies", explique Lionel Naccache, neurologue et chercheur Inserm à l'Institut du cerveau et de la moelle épinière (ICM) à la Pitié-Salpêtrière. Ainsi de la sclérose en plaques, en 1868, ou de la sclérose latérale amyotrophique, nommée "maladie de Charcot" en France.
"Cette période fondatrice a été l'Austerlitz de Charcot", estime Lionel Naccache. Attirant de nombreux élèves, Charcot fera école - une école surnommée "Charcoterie" par ses détracteurs...
"En 1870 s'opère un tournant dans l'oeuvre de Charcot : c'est le début de son intérêt pour l'hystérie", raconte Jacques Poirier. Selon Lionel Naccache, cette période inaugure son "Waterloo". Car l'empereur de la neurologie va tenter d'appliquer, en vain, sa méthode à l'hystérie. Sans jamais trouver de lésions ou de troubles physiologiques apparents - en partie parce que les symptômes dépendent du regard d'autrui.
C'est alors qu'entre en scène Sigmund Freud, jeune étudiant en médecine, qui sera l'élève de Charcot quatre mois en 1885. Le futur père de la psychanalyse témoigne de l'ascendant déterminant qu'exerce Charcot sur lui : "Charcot [est] un des plus grands médecins dont la raison confine au génie, [...] personne n'a jamais eu autant d'influence sur moi", écrit-il dans une lettre à sa fiancée. Montrant que l'hystérie ne peut être une maladie neurologique pure, Charcot a mis le doigt sur la dimension psychique de cette maladie. "Freud va s'engouffrer dans la brèche qu'il a vue s'ouvrir sous ses yeux", relate Marcel Gauchet. En clarifiant cette notion, il découvrira l'inconscient.
La fin du film Augustine montre la patiente simulant une crise d'hystérie, lors d'une des fameuses leçons du mardi de Charcot. "Que certains malades aient été des acteurs, qu'il y ait eu tromperie de la part de collaborateurs de Charcot, c'est malheureusement vrai",reconnaît Roger Teyssou, qui vient de publier Charcot, Freud et l'hystérie (L'Harmattan, 190 p., 19 euros).
Son plus fidèle élève, Babinski, est ici un témoin à charge : "Ses leçons attiraient les gens du monde, des acteurs, des littéraires, des magistrats, des journalistes, des hommes politiques et quelques médecins. L'exposition des sujets en état de léthargie, de catalepsie, de somnambulisme, de sujets présentant des crises violentes, ressemblait trop à de la mise en scène théâtrale."
Le "Waterloo" de Charcot tient surtout à cette dérive exhibitionniste et mondaine, où le neurologue vieillissant semble poser en caricature de lui-même. Mais cette ultime défaite ne doit pas faire oublier tous les "Austerlitz" : il reste un génie sans égal dans l'histoire de la neurologie.

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