Paris, le samedi 25 novembre 2023
Le dessin résume assez bien l’incongruité de l’annonce et l’incrédulité qu’elle a suscitée. Sous le titre « Déserts médicaux : des centres de télémédecine dans les gares », Man Dessinateur a représenté deux personnages dans un désert, qui devant une voie ferroviaire manifestement désaffectée puisqu’ensevelie sous le sable, s’interrogent : « Quelle gare ! ».
Ces dernières années, la politique de la SNCF a en effet bien plus certainement consisté à supprimer les lignes les moins exploitées et les petites gares, tandis que l’accessibilité des guichets dans certaines stations est une gageure, qu’elle n’a été marquée par un engagement à lutter contre l’isolement. Malgré ce paradoxal décalage, l’initiative de la SNCF visant à installer des centaines de cabines de téléconsultations dans les gares a été largement remarquée et en a réveillé certains. Ainsi, Michel-Edouard Leclerc a salué cette idée et a déclaré qu’il envisageait de contacter la société avec laquelle la SCNF collaborait (Loxamed) afin de réfléchir à l’installation de cabines de télémédecine dans ses supermarchés. Cet appétit de Michel-Edouard Leclerc qui depuis des années n’a cessé ses assauts pour obtenir le droit de vendre des médicaments accessibles sans ordonnance dans ses espaces parapharmacies n’étonnera guère.
Du panier de la ménagère au panier de soins
Néanmoins, quelques jours après la levée de boucliers provoquée par la confirmation du projet de la SNCF (qui avait déjà été présenté il y a quelques mois), la sortie de Michel-Edouard Leclerc n’a pu que renforcer les inquiétudes. Le Dr Jean-Marcel Mourgues, vice-président du Conseil de l’Ordre a ainsi commenté sur X (ex-Twitter) : « Michel-Édouard Leclerc veut aussi installer des centres de télémédecine dans les supermarchés. Après la SNCF, la grande distribution s’occupe non pas du « panier de la ménagère » mais du panier de soins. Jusqu’où cette atomisation de l’accès aux soins ». De nombreux praticiens ont partagé son indignation, tel le Dr Guillaume Barucq qui prévient : « L’automatisation de la médecine est en cours avec le déploiement massif de cabines de téléconsultation dans les gares, les supermarchés, les pharmacies… Il est encore temps de boycotter ces machines dont les médecins derrière l’écran seront vite remplacés par une IA ».
Pas de médecine sans examen clinique
Les réticences assez largement partagées des praticiens vis-à-vis des cabines de téléconsultation sont d’abord liées aux risques pour la qualité de la prise en charge. « La médecine sans examen clinique, ce n’est pas la médecine » répète régulièrement le praticien qui intervient sous le nom de Le Flohic sur Twitter. « Les récits de téléconsultation par quasi tous les patients qui sont passés par une plateforme/une application puis qui repassent au cabinet ensuite sont terrifiants » rapportait de son côté l’année dernière le Dr Christophe Lamarre. Le recours à une télécabine sans possibilité de contacter son médecin traitant ou d’être accompagné par un professionnel de santé (ce qui ne devrait pas être le cas dans les gares, puisqu’une infirmière devrait être présente) attise encore un peu plus ce réflexe de défiance.
Complicité de certains médecins, duplicité de l’Etat
Mais l’inquiétude n’est pas que strictement clinique, elle est également une réflexion éthique sur les fondements de la médecine. Beaucoup redoutent une financiarisation ou encore une ubérisation de la médecine. Le fait que les cabines médicales de la SNCF participent à un mouvement plus global de l’entreprise pour diversifier son offre est un élément qui peut favoriser une lecture assez consumériste de ce dispositif.
Pour l’UFML, il ne fait aucun doute, le syndicat écrivant en effet au lendemain de l’annonce de la SNCF : « Une fois de plus, c’est sous le couvert de la résolution des déserts médicaux que la financiarisation étant ses bras de poulpe…C’est un fait constant : on enveloppe, toujours dans le plus beau des papiers, les forfaits les plus dégueulasses. Nous rappelons que la mainmise de la financiarisation sur le soin ne vise qu’à développer une médecine low cost très lucrative pour ces entreprises qui n’ont rien de bienfaitrices de l’humanité souffrante ».
Le Dr Jérôme Barrière ne peut que souscrire à cette analyse, qui sous le message du Dr Mourgues commente ironiquement : « En plus de manière philanthrope évidemment. Ces humanistes quand même… Ça va être fascinant les motifs de consultation. Après soyons clairs, si des confrères se rendent complices de cette uberisation tant pis »
Mais pour l’UFML, ce ne sont pas d’abord les praticiens participant potentiellement à ces initiatives qui doivent être dans le viseur mais la duplicité de l’Etat : « S’agissant de cette société on apprend que « Les lieux précis d’implantation de ces espaces de télémédecine seront arrêtés en concertation avec les Agences régionales de santé, les ARS, et les collectivités locales. » C’est dit et affirmé les ARS, donc l’état, participent et avalisent la multiplication des cabinafrics et la construction de la Médecine low cost comme une des réalités de la médecine de demain. Les ARS, donc le ministère de la Santé, donc l’état, affichent une volonté de lutte contre la financiarisation de la santé et dans les faits avalisent la favorisation de dirigeants et entreprises amies. Cette réalité, que nous percevons comme une trahison, laissera des traces », dénonce l’organisation.
Bilan contrasté
Dans les faits, les responsables territoriaux et les représentants politiques sont loin d’être unanimes sur le sujet. Philippe Gouet, président du conseil départemental de Loir-et-Cher et président du groupe de travail Santé de « Départements de France » s’inquiétait en effet dans une tribune publiée en juin dans l’Opinion de l’absence de régulation de la télémédecine. Aujourd’hui, beaucoup appellent d’ailleurs les pouvoirs publics à intervenir (et dès lors à manifester qu’ils ne sont pas les complices de cette intervention).
Par ailleurs, si l’entreprise Loxamed assure que des concertations auront lieu avec les ARS, au plus haut sommet de l’Etat on semble dubitatif (doute dont la sincérité sera peut-être interrogée). Ainsi, dans une interview à Libération cette semaine, Aurélien Rousseau observe : « L’expérience montre que les cabines de téléconsultation isolées, non inscrites dans un parcours de soins, ça marche très moyennement. En outre, je pense qu’il ne faut pas mélanger soin et consommation : une consultation, ce n’est pas un photomaton », assène le ministre de la Santé, tout en considérant que la présence d’une infirmière est un point positif. De fait, il semble difficile de mesurer aujourd’hui l’intérêt des télécabines, en ce qui concerne l’amélioration de l’offre de soins dans les zones sous dotées.
Une enquête réalisée en octobre dernier par Le Monde révélait ainsi que la télécabine de Favril (Eure et Loir), qui fut la première installée en France, accueille seulement quatre à cinq patients en moyenne par semaine, rendant l’opération finalement peu rentable, même si elle satisfait la municipalité. Dans les officines, où ces cabines se sont développées, le bilan est également contrasté.
La télémédecine démocratisée ?
Cependant, les télécabines pourraient, mieux déployées et si elles étaient inscrites dans un véritable plan de santé publique (et non pas seulement installées au grès d’initiatives ponctuelles et/ou privées non coordonnées) être une façon de démocratiser la téléconsultation. En effet, bien qu’elle soit souvent présentée comme un outil pour lutter contre les déserts médicaux, la télémédecine est en réalité aujourd’hui plus souvent utilisée par des jeunes urbanisés et technophiles qui statistiquement ont moins besoin de soins que leurs ainés et ont en tout cas moins de difficultés d’accès aux soins, comme l’avait mis en évidence un rapport publié l’année dernière par la DREES.
Cette dernière avait également établi que la téléconsultation ne semble pas majoritairement utilisée pour palier un problème de distance puisque 58,6 % des téléconsultations sont proposées par un médecin installé à moins de 5 km du domicile du patient (contre 62,7 % des consultations en cabinet) et 69,1 % par le médecin traitant du patient (67,2 % en cabinet).
Des télécabines disséminées dans des lieux stratégiques avec toujours la présence d’un autre professionnel de santé permettraient de répondre aux freins à la téléconsultation (problèmes de connexion, difficultés pour utiliser les outils diagnostiques, etc) et dès lors potentiellement répondre à certains problèmes d’accès aux soins.
D’ailleurs, l’hostilité et la réticence vis-à-vis de la télémédecine en général et des télécabines en particulier ne sont pas totales. On se souvient comment l’année dernière, un collectif de médecins et chercheurs, emmenés par le Prix Nobel Françoise Barré-Sinoussi avait invité à ne pas « infantiliser » les patients en restreignant trop strictement l’accès à la télémédecine. De son côté, l’association Citizen4Science qui milite contre la désinformation scientifique voit dans le tollé des médecins face aux télécabines une nouvelle manifestation de la volonté de défendre leur corporatisme.
Man Desinateur : https://twitter.com/ManDessins/status/1727232964721819801/photo/1
Jean-Marcel Mourgues : https://twitter.com/JMMOURGUES
Le Flohic
https://twitter.com/DrGomi
Christophe Lamarre
https://twitter.com/doclamarre
Jérôme Barrière
https://twitter.com/barriere_dr/status/1727668035417211147
Philippe Gouet : https://www.lopinion.fr/tribune/telemedecine-limperatif-dun-encadrement-urgent-la-tribune-de-philippe-gouet
Le rapport de la Drees :
Collectif de médecin et de chercheurs :
Aurélie Haroche
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