par Margaux Lacroux et Didier Péron publié le 20 novembre 2023
Les rivières ont été rectifiées, entravées, exploitées, asséchées, polluées, désertées par leurs fragiles habitants… Depuis vingt ans, la France échoue à réparer ces milieux vitaux qui nous abreuvent, nous rafraîchissent ou contribuent à assainir l’eau, comme en témoigne le dernier bilan, catastrophique, de leur santé dans la métropole. En 2019, plus de la moitié des ruisseaux, rivières et fleuves se trouvaient en mauvais état écologique et chimique et le pays n’a pas atteint l’objectif de 100 % en bon état fixé en 2000 par la directive-cadre européenne sur l’eau. Le documentaire la Rivière, d’utilité publique, arrive à un moment charnière pour nous convaincre de sauver enfin ce qu’il reste de cours d’eau, alors que l’Union européenne met la dernière main à un règlement visant à restaurer la nature.
Depuis 2010 et un premier long métrage documentaire, le Temps des grâces, sorte d’élégie à la fin du monde paysan, enregistrant dans toute la France l’effacement des paysages que le monde rural, avant sa conversion dans les années 50-60 à l’agriculture industrielle, avait sur le long terme façonnés et sauvegardés, Dominique Marchais creuse le sillon d’une obsession écologique qui le propulse aujourd’hui au cœur d’un film tout à la fois splendide et tourmenté. La Rivière, tourné entre les Pyrénées et l’Atlantique dans le réseau des gaves, ces profuses rivières et ruisseaux qui lui permettent, à travers la contemplation des lieux et les paroles de pêcheurs, de scientifiques, de militants, d’exploitants agricoles bio, de composer la «trame» complexe qu’il appelle de ses vœux, où rien n’est simple mais rien n’est perdu pour autant. Un film d’intelligence et de sursaut aussi bien écologique que démocratique.
Ce que vous filmez est un peu un idéal de paysage préservé, une destination de choix pour se reposer, rêver, échapper à la laideur du monde charriée par l’actualité.
L’eau, on pourrait la regarder et la filmer sans fin. Je cherchais quelque chose dans la contemplation de la rivière. Le film ne cesse de répéter un jeu entre l’opaque et le transparent, l’enchevêtré et le cristallin, la beauté et le désastre, la déploration et l’émerveillement, jusqu’à ce plan matinal où l’on a l’impression que la rivière flotte au-dessus d’elle-même. Je pense que l’eau résonne avec des états intérieurs, avec le travail qu’on fait sur soi-même, pour réfléchir et chercher, pour dompter ses propres flux de conscience, et en même temps pas trop non plus (rire).
Ce qui se passe dans les Pyrénées est une histoire universelle des rivières qui ont été bousillées par les êtres humains, finalement…
C’est pour ça que le film s’appelle la Rivière, et pas «le Gave d’Oloron». Il faut sortir un peu de l’objet rivière, du trait de la rivière, de sa personnification. A chaque fois qu’on demande aux gens où est la source du gave d’Oloron, personne ne sait ! On s’en fout. La dimension bassin versant s’impose plus facilement dans des paysages de montagne. C’est la cuvette, la portion de territoire qui est irriguée par des dizaines de cours d’eau interconnectés et qui convergent, c’est ça qu’il faut comprendre. Quand j’attaque le film, j’ai encore une vision très géographique, avec le torrent de montagne, la rivière dans la plaine sédimentaire et puis le delta. Au début, je pensais donc faire le portrait du gave, en remontant jusqu’aux glaciers. Et à un moment, j’ai basculé du côté de l’hydrologie, pour se dégager de ce primat de l’amont-aval. Les mauvaises politiques de l’eau sont aussi liées à des mauvaises représentations et elles sont très actives du côté des agriculteurs et des pouvoirs publics.
Quelles représentations de la rivière vous préoccupent ?
On entend tout le temps dire que si l’on ne prend pas l’eau, elle est perdue. D’une certaine manière, le film est une réponse à cette phrase-là. En fait, la circulation de l’eau n’est pas un fossé, une chasse d’eau, un caniveau. Pour le comprendre, il faut passer par l’hydrologie, la connaissance de la connexion nappes rivières. La rivière, c’est de l’eau qui coule dans de l’eau avec un jeu de vases communicants. Si on tape dans les nappes, les rivières baissent. On nous dit qu’on prend de l’eau en excès, qu’on va faire des barrages et des bassines. Mais l’eau n’est pas un stock, c’est un flux. La grande mission des ingénieurs d’Etat du XXe siècle était d’évacuer l’eau, le plus vite possible. On a redressé les cours d’eau, chenalisé. Aujourd’hui au contraire, il y a partout dans le monde des programmes de renaturation des rivières, pour leur rendre leurs méandres et ralentir l’eau, restaurer les espaces de mobilité des rivières, restaurer les zones humides, arrêter de les détruire. On sait que c’est ce qu’il faut faire.
Du coup, comment avez-vous vécu toute la bataille autour des mégabassines à Sainte-Soline ?
Aéroport de Notre-Dame-des-Landes, bassines de Sainte-Soline, barrage de Sivens… c’est la même histoire, et elle ne fait que commencer. Quand je vois des forces de l’ordre habillées comme si c’était la guerre et arriver sur des quads, je trouve cela intolérable. On a essayé de faire croire à la France entière que les mégabassines se remplissaient grâce à l’eau de pluie en hiver. Alors qu’en réalité, l’eau prélevée provient de la nappe phréatique. En été, à cause des sécheresses, les arrêtés préfectoraux interdisent de pomper car les niveaux sont trop bas. Donc l’objectif des irriguants est de prendre l’eau en excès l’hiver, lorsqu’il n’y a pas d’interdiction, et de la stocker. Sauf que c’est pour ça qu’on manque d’eau en été ! On se moque de qui ? Il n’y a pas d’eau en excès. Tous les hydrogéologues un peu sérieux disent qu’il faut restaurer la capacité des sols à stocker l’eau, mais cela revient à changer en profondeur le modèle agronomique : refaire des rotations de cultures, des prairies, despécialiser l’agriculture parce que, par exemple, on a trop d’élevages en Bretagne. Avoir des sols avec de la matière organique les rend plus aptes à retenir et filtrer l’eau, c’est très connu et depuis longtemps, mais la seule réponse est «on va faire des bassines». Ça n’est pas «après moi le déluge» mais «après moi la sécheresse» ! Quand Julien Denormandie [ancien ministre de l’Agriculture, ndlr] commence le Grenelle de l’eau en parlant de «gisement d’eau», tous les hydrogéologues se tapent la tête sur la table.
Aujourd’hui, on se rend compte que les rivières ont été surexploitées, et que la logique des barrages hydroélectriques atteint ses limites puisque les rivières s’assèchent.
On a une représentation très utilitaire de la rivière, avec l’homme maître et possesseur de la nature. On nous l’a donnée, donc on se sert : on prend les graviers pour faire les routes, le sable pour faire nos maisons, l’eau pour arroser notre maïs… Le gave de Pau, avec ses 40 barrages, c’est une rivière en escalier. Il n’y a plus de saumons, ça s’est arrêté du jour au lendemain avec le grand barrage à Baigts-de-Béarn en 1930. Jusque dans les années 2000, on accordait encore des dérogations pour exploiter des gravières, creuser dans le lit pour faire des routes et que sais-je encore. Donc on démonte complètement les rivières mais derrière un barrage, il faut savoir qu’on concentre les polluants et l’eau se réchauffe car elle n’est plus courante. Le film montre à la fois une perte et une présence. Je voulais montrer la marge de manœuvre dont on dispose. On comprend que le saumon essaie toujours de remonter sur sa frayère [le lieu où les poissons déposent leurs œufs] d’origine si les conditions sont optimales et que, s’il n’y arrive pas, une certaine plasticité dans son comportement le rend capable de recoloniser d’autres cours d’eau. Je pense que nous en sommes exactement là. On peut bifurquer, restaurer.
Un certain constat pessimiste sur la situation et les grandes orientations de productivité n’empêche pas le film d’être très enthousiasmant sur ce qu’il montre à travers les véritables personnages que vous suivez et interrogez. Leur action d’analyse et de sauvegarde de ces rivières sublimes vous donne espoir ?
Cette fois, je ne filme plus les hydroélectriciens, les agriculteurs irrigants, les fonctionnaires de la Dreal [Direction régionale de l’environnement, de l’aménagement et du logement]. Je ne peux plus, ça suffit, on connaît le baratin : les bassins d’emploi, l’énergie verte… Je voulais donner à voir les amoureux et les défenseurs de la nature. Il faut les appeler comme ça, revenir à un vocabulaire simple. C’est ce qui peut aussi unifier ces forces militantes qui sont totalement dispersées. Le film ne cherche pas un débat, ni à faire comme s’il y avait quelque chose à négocier entre les enjeux économiques et la protection de la nature. Or la transition écologique devenue l’alpha et l’oméga aujourd’hui ne protège en rien l’environnement, elle remplace les énergies fossiles par de l’électricité. Je suis atterré par le manque de réflexion et de débat public sur les effets réels à long terme de cette politique qui organise partout l’alliance objective de l’administration d’Etat et de gros groupes privés. Comment peut-on restaurer non seulement les écosystèmes mais aussi les processus démocratiques ? Selon moi, il ne faut pas escompter d’horizon d’écologie politique sans un approfondissement démocratique. Or on voit bien que les deux refluent en même temps. C’est la même menace, le même orage qui assombrit l’un et l’autre.
Dans votre film, Philippe Garcia, président de l’association Défense des milieux aquatiques, évoque la nécessité de la «désobéissance civile» vu l’adversité politique et une forme d’apathie ou de fatalisme de citoyens. Vous partagez ce point de vue ?
Je suis moi-même victime de ma culture politique, d’un rapport à l’Etat, à l’ordre et c’est cela qu’il faut un peu commencer à faire bouger. Est-ce que je suis plutôt du côté de l’ordre ou du côté de la justice ? Et qu’est-ce que j’ai de commun avec ces militants dits «radicalisés», plutôt que de faire le décompte de tout ce qui me sépare d’eux. Il y a toute une mythologie de la lutte, trimballée par la ZAD etc., ce n’est absolument pas ma tisane. Cependant, si le film prend le parti de la beauté, c’est parce qu’il y a encore des choses à défendre. Même si je ne suis pas forcément en phase avec toutes les modalités d’action des Soulèvements de la Terre par exemple, je suis d’accord avec le «ça suffit» qu’ils projettent dans l’espace public pour réveiller les foules. On a beaucoup parlé du livre de Andreas Malm, Comment saboter un pipeline, tout le monde devrait le lire car en réalité, il est très mesuré sur ce qu’est une lutte et comment on obtient des victoires. On constate une grande fragmentation des initiatives écologiques : vous pouvez avoir des collectifs comme Youth for Climate ou Alternatiba qui font des actions, s’attachent avec des super slogans sur le port de Bayonne et si on remonte 20 km en amont, des profs à la retraite se battent sur le terrain du droit contre un projet de gravière ou de barrage. Donc évidemment, on se dit : mais vous ne voyez pas que vous êtes sur la même rivière, dans le même espace commun ? Le film organise une rêverie et il en faut : se saisir des ramifications horizontales et verticales de la rivière, entre glaciers, océans, nuages, nappes souterraines, pour penser et consolider différemment nos interdépendances et nos solidarités. Je ne le savais pas, mais aucun des personnages du documentaire ne connaissait les autres, hormis de réputation. Le film leur a au moins permis de se rencontrer.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire